S’il estime que les probabilités d’une nouvelle crise financière sont faibles, Yves Maas pense toutefois que les taux d’intérêt bas et le risque de bulle dans le secteur des actions sont à surveiller. (Photo: Edouard Olszewski)

S’il estime que les probabilités d’une nouvelle crise financière sont faibles, Yves Maas pense toutefois que les taux d’intérêt bas et le risque de bulle dans le secteur des actions sont à surveiller. (Photo: Edouard Olszewski)

Cette interview réalisée dans le cadre du magazine Paperjam Plus daté de mars 2018 a été réalisée avant l'annonce de développements dans le cadre de la négociation de la convention collective dans le secteur bancaire.

Monsieur Maas, vous quitterez en avril prochain la présidence de l’ABBL. Quel bilan dressez-vous de ces quatre années à la tête de l’institution?

«Tout d’abord, je pense être le premier président de l’ABBL à avoir signé deux conventions collectives. La troisième est encore en cours de négociation, et représente un défi sans doute plus important que les deux premières. Mais il est important que les partenaires sociaux puissent se mettre d’accord pour faire face ensemble aux défis qui nous attendent. En dehors de ces aspects, je trouve que ces quatre années ont été couronnées de succès, surtout si l’on considère les nombreux challenges imposés par la transformation de la place financière, et singulièrement du private banking. Nous avons eu un travail de fond à mener, notamment concernant la transparence des institutions bancaires. En outre, en l’espace de quelques années, nous avons aussi dû absorber une énorme vague de réglementations qui touchaient le secteur bancaire. Et les résultats sont bons: nous sommes très en avance par rapport à d’autres places financières. Je pense notamment à la Suisse. La réussite de cette transformation est évidemment une chose dont je suis très fier.

Selon vous, comment l’institution doit-elle évoluer au cours des prochaines années?

«Il me semble que, dans le futur, nous devons veiller à nous rapprocher plus encore de nos membres. C’est l’élément le plus important qui ressort de la consultation que nous avons menée auprès d’eux. Il y a des progrès à réaliser dans notre manière de communiquer avec chacun, pour mieux les entendre et mieux les accompagner. Ils souhaitent aussi que des groupes de travail puissent être mis sur pied pour réfléchir au fonctionnement du conseil de l’ABBL ou à d’autres sujets qui concernent le secteur bancaire. C’est une demande légitime, à laquelle nous devons pouvoir répondre.

Un autre chantier, qui est déjà largement entamé, mais qui va certainement se poursuivre durant les prochaines années, est sans doute celui de la digitalisation de l’activité financière et plus singulièrement des acteurs bancaires…

«En effet, l’ABBL aura un travail considérable dans les prochaines années, en lien avec la digitalisation de l’activité bancaire. C’est une évolution extrêmement importante pour la société tout entière et qui va impacter l’emploi. Notre secteur ne sera évidemment pas épargné par la vague d’automatisation à l’œuvre. Aujourd’hui, des robots sont capables de construire des maisons, ce qui permet d’augmenter la productivité tout en réduisant le besoin de main-d’œuvre, et donc les coûts qui y sont liés. Dans les banques, le même phénomène va se produire: les tâches les plus répétitives seront bientôt réalisées par des logiciels informatiques et certains emplois vont donc disparaître. En conséquence, les employés qui exécutaient ces tâches devront se recycler, pour être affectés à d’autres missions et créer de la valeur par ailleurs. Nous aurons un rôle important à jouer dans l’accompagnement de nos employés, afin de leur offrir de nouvelles perspectives, même si c’est la responsabilité de chacun de se prendre en charge face à cette transformation qui n’est plus si lointaine.

Quels éléments de réglementation figurent à l’agenda de l’ABBL pour les prochains mois?

«Les sujets ne manquent pas! Le projet de loi 7024, qui modifiera l’article 41 de la loi du 5 avril 1993 relative au secteur financier, nous préoccupe beaucoup. Pour rappel, ce changement législatif vise à assouplir le secret professionnel afin de faciliter l’externalisation de services dans le secteur financier à l’intérieur d’un même groupe ou vers des prestataires externes. Au-delà de cet aspect réglementaire national, toute une série de réglementations européennes comme PSD2, le GDPR, etc., constitue d’autres chantiers importants. L’agenda réglementaire de l’ABBL, pour les prochains mois, sera donc très chargé. Sans oublier le Brexit qui, même s’il ne s’agit pas vraiment de réglementation, est une source très importante d’opportunités pour le secteur au Luxembourg, qu’il faut pouvoir saisir.

Tant que nous évoquons PSD2, le Financial Times évoquait récemment la réelle inquiétude des banques par rapport à cette réglementation. Certaines en appellent au G20 pour les protéger face aux Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) qui, grâce à cette réglementation, seraient en passe de devenir les banques de demain. Quel est votre point de vue sur ce sujet?

«Il est clair que nous allons être confrontés à l’arrivée de nouveaux acteurs sur notre marché. Il s’agit d’un phénomène qui est en marche et que nous ne pourrons certainement pas arrêter. Nous devons plutôt, à mon avis, mettre en place une stratégie pour continuer à croître dans le cadre imposé par cette nouvelle situation.

Nous sommes davantage partisans d'un système qui valorise la performance des employés.

Yves Maas, président de l’ABBL

Mais ce n’est pas évident, d’autant que les acteurs que vous évoquez sont dotés d’une puissance financière et technologique considérable. La première chose dont nous devons nous assurer, c’est que la réglementation soit la même pour tous, ces nouveaux acteurs comme les acteurs traditionnels du secteur bancaire.

Êtes-vous attentif au développement des technologies blockchain? Quelles initiatives avez-vous lancées?

«Nous restons évidemment attentifs à cette technologie. En avril dernier, nous avons par exemple initié un projet sur les ‘distributed ledger technologies’ avec l’Université du Luxembourg. Notre but est d’améliorer ce que font les banques grâce à cette technologie, mais aussi de regrouper les activités de ce genre menées par les différents membres de notre association.

Les cryptomonnaies, notamment, fonctionnent sur base de la technologie blockchain. Quel est votre point de vue de banquier sur la « hype » ou les remous qui entourent une monnaie comme le bitcoin en ce moment? Est-ce que ces monnaies vont perdurer?

«Les cryptomonnaies constituent un phénomène récent et donc difficile à analyser. Les gens essaient encore, pour une bonne partie d’entre elles, de comprendre de quoi il s’agit et comment cela fonctionne. De son côté, le gouvernement travaille à un moyen de les réglementer, ce qui est une bonne chose. Cela dit, je ne pense pas que l’emballement actuel autour du bitcoin soit justifié. Si on ne peut pas nier la « hype » de ces derniers mois, les choses se sont déjà stabilisées et le cours de cette monnaie est revenu à la normale. Quant à prédire où en seront ces cryptomonnaies demain, cela me semble assez difficile…

Comment avancent les négociations sur la prochaine convention collective dans le secteur bancaire?

«Nous sommes encore en pleine négociation. Cette convention collective est plus délicate à adopter que les deux précédentes car elle doit prendre en compte les importantes évolutions dans le secteur. Tout d’abord, nous devons réfléchir à l’employabilité dans les banques qui, comme nous l’avons dit, va être impactée par la digitalisation du monde bancaire. Ensuite, nous essayons de réviser les augmentations automatiques et linéaires des salaires qui, selon nous, n’ont plus vraiment de raison d’être aujourd’hui. Nous sommes davantage partisans d’un système qui valorise la performance des employés. Il faut donc parvenir à concilier les différents points de vue sur ces sujets délicats.

Si vous deviez formuler des demandes spécifiques aux candidats aux élections législatives à venir, quelles seraient-elles?

«Nous allons avoir beaucoup de choses à leur demander! Un groupe de travail est en train de formuler concrètement nos différentes demandes. Une liste de nos revendications sera bientôt approuvée et je peux vous dire qu’il sera notamment question du soutien à apporter aux banques par rapport à la digitalisation.


Selon Yves Maas, «sa présidence a été couronnée de succès surtout si l’on considère les nombreux challenges imposés par la transformation de la place financière, et singulièrement du private banking».

Intéressons-nous maintenant au marché dans son ensemble. Vers quels nouveaux clients et marchés doit s’orienter aujourd’hui la prospection du secteur?

«Ces dernières années, nous avons assisté à une transformation du marché bancaire au Luxembourg. De plus en plus de clients fortunés issus d’horizons plus lointains sont venus à nous. Nous avons toutefois, dans le même temps, continué à servir la clientèle des pays limitrophes et de l’Union européenne. Je pense que nous allons maintenir cette voie en prospectant davantage du côté du Moyen-Orient, de l’Asie ou de l’Amérique latine. Cette tendance se confirme d’ailleurs quand on regarde les destinations des prochaines missions de Luxembourg for Finance, auxquelles nous participons. Elles s’arrêteront en effet en Suisse, au Brésil et en Chine. Cela dit, je le répète, nous allons continuer à servir des clients au sein de l’Union européenne. Mais peut-être dans une moindre mesure.

Doit-on s’attendre à une vague d’arrivées de nouvelles institutions bancaires au Luxembourg et, si oui, venues de quels pays?

«Je ne crois pas qu’une « vague » d’arrivées comme celle qu’on a connue au cours des dernières années, avec les banques chinoises, soit encore à espérer. Je pense que, dans notre travail de prospection, il est préférable de se concentrer sur certaines banques présentes dans les pays que nous avons évoqués. En outre, plutôt que d’essayer d’attirer des banques qui ne sont pas encore présentes sur la Place luxembourgeoise, il y a davantage un intérêt à œuvrer pour que de nouvelles activités rejoignent les banques déjà présentes ici. Dans le cadre du Brexit, les opportunités de ce genre sont en effet nombreuses, et c’est maintenant qu’il faut en profiter.

De manière générale, y a-t-il encore de la place pour de nouveaux acteurs bancaires sur la place financière luxembourgeoise?

«Oui, je pense qu’il y a certainement encore de la place, mais peut-être pas pour 30 nouvelles banques. Si nous devons accueillir de nouveaux acteurs, je préfère qu’il s’agisse d’un plus petit nombre, mais des banques « qualitatives » qui souhaitent s’installer au Luxembourg afin d’y créer un hub pour leur activité en Europe. C’est ce qu’a fait récemment une banque comme Citibank. L’évolution doit d’ailleurs être la même pour les banques privées. Dans ce domaine, nous sommes déjà le plus grand centre de l’eurozone. Il faut continuer à s’étendre et je crois que le Luxembourg dispose de tous les moyens pour le faire.

Quel est votre regard global sur le private banking après toutes ces années d’activité dans le secteur?

«Ces dernières années, nous avons eu droit à une nouvelle illustration de ce qui constitue la principale force du Luxembourg: nous ne nous plaignons pas des éléments qui surgissent et bousculent notre quotidien. Nous regardons plutôt comment nous pouvons transformer ces contraintes et événements en opportunités. C’est ce qui s’est passé avec l’arrivée d’une série de réglementations qui impactaient profondément le private banking au Luxembourg. Je pense aux réglementations sur la transparence qui nous ont contraints à transformer considérablement notre modèle de travail.

Il faut avoir conscience que les marchés ne peuvent pas aller sans arrêt vers le haut.

Yves Maas, président de l’ABBL

Il y a cinq ans, beaucoup de banques avaient peur de ce qui allait leur arriver, et elles n’avaient pas tort tant cette transformation, sur le papier, n’était pas gagnée d’avance. Mais elle a finalement été couronnée de succès. L’un des symptômes de cette évolution réussie est, précisément, l’augmentation de notre portefeuille de clients fortunés et du montant global des actifs sous gestion. 

On constate aujourd’hui une certaine forme d’optimisme ambiant par rapport à l’état de l’économie en Europe. On évoque la reprise, la croissance positive, etc. Partagez-vous cet optimisme?

«Je suis optimiste par nature et je crois que les chiffres ne sont en effet pas mauvais. Que ce soit au Luxembourg ou en Europe, la croissance est bonne, même si elle a dû être revue légèrement à la baisse. Le chômage aussi a baissé. Tout semble donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais il ne faut pas perdre de vue les défis qui nous attendent dans les prochaines années. On peut une nouvelle fois évoquer la digitalisation, qui présente de nombreux challenges pour l’emploi, ou encore l’augmentation des coûts liés aux nouvelles réglementations.Cette augmentation va aller croissant, puisque de nouvelles réglementations vont bientôt impacter le secteur bancaire, sans pour autant servir beaucoup les intérêts de nos clients.Quant à la digitalisation, elle demande également des investissements importants que certaines banques n’auraient pas consentis il y a quelques années. Ils devront pourtant être réalisés pour répondre aux besoins de la clientèle. Cette nécessité deviendra vraiment impérieuse si, dans un avenir proche, nous sommes mis en concurrence avec de grands acteurs entièrement digitaux comme les Gafa…

Pensez-vous qu’une nouvelle crise du secteur bancaire puisse éclater?

«Je crois qu’on ne peut jamais dire jamais. Mais les moyens de protection contre ce genre d’événement sont beaucoup plus sophistiqués aujourd’hui qu’au moment de la dernière crise financière. Deux choses nous préoccupent toutefois particulièrement: les taux d’intérêt, qui ne pourront pas rester éternellement aussi bas, et le risque de bulle dans le secteur des actions. Ces deux domaines nécessiteront des corrections pour éviter la survenance d’événements malencontreux. Il faut avoir conscience que les marchés ne peuvent pas aller sans arrêt vers le haut. Chacun doit s’attendre à un ralentissement, qui interviendra bien à un moment ou à un autre.

Peut-on vraiment dire que les choses ont profondément changé depuis la dernière crise financière?

«Oui, je le pense vraiment. Les mécanismes de stabilité se sont multipliés et renforcés par rapport à ce qu’on connaissait avant la crise. Aujourd’hui, les personnes ou les organismes chargés de superviser les banques font un travail remarquable: ils connaissent tout de l’activité des banques. Cela contribue à un niveau de risque nettement moins élevé que celui qu’on a pu connaître avant la dernière crise financière.

Le bon état général de l’économie entraîne-t-il des retombées pour le secteur bancaire au Luxembourg ainsi que pour le private banking?

«Je ne crois pas que cela change grand-chose pour nous. Nous continuons à financer l’économie, principalement à travers les infrastructures. Mais c’est une chose qui n’a pas vraiment changé sur les dernières années. Au niveau du private banking, nous devrons simplement cibler les bons marchés à l’étranger – ceux que nous avons évoqués précédemment. Si nous faisons cela correctement, le secteur du private banking devrait continuer à croître.»