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Koen Lenaerts, président de la Cour de justice de l’Union européenne. 

M. le président, que vous inspire, de par votre fonction, le climat général de terrorisme, dont les attentats survenus à Paris en novembre dernier? 

«Comme pour des millions de gens, cette situation m’inspire un grand sentiment de malaise, surtout que cette violence a frappé lâchement des gens qui n’avaient aucune protection, qui étaient des cibles fortuites. D’un autre côté, ces événements m’inspirent un sentiment de responsabilité pour protéger nos équipes à la Cour de justice de l’Union européenne afin qu’elles puissent travailler normalement. Nous avons pris toutes les mesures de sécurité nécessaires, main dans la main avec les autorités luxembourgeoises.

Quelles doivent être la place et la réponse du droit face à de pareils actes? 

«Il est primordial de sauvegarder l’État de droit en toute circonstance. Même si émotionnellement parlant cela n’est pas toujours évident, nous devons veiller à ce que, dans des moments de peur et de doute, nous ne renonçions pas à protéger l’essence des droits fondamentaux qui font partie de notre identité européenne.

Ceci dit, de tout temps, les traditions constitutionnelles communes aux États membres ont évolué selon une mise en balance délicate entre, d’une part, la protection des libertés individuelles et, d’autre part, la protection de la sécurité. Car la protection de la vie et de la dignité humaine est aussi d’une importance primordiale pour l’État de droit. Nous avons, au niveau de la Cour de justice, rendu plusieurs arrêts qui illustrent ce délicat arbitrage, comme dans l’affaire dite Facebook.

Quel est votre rôle vis-à-vis de ces questions?

«Nous vivons au diapason de l’actualité en général. Les problématiques appréhendées par le public, par les médias et la société débouchent souvent sur une initiative politique, par exemple pour contrer un danger ou résoudre une crise, qui se concrétise, à travers un processus de discussion démocratique, dans des règles juridiques. Ce qui est tout à fait normal dans un État de droit.

Une fois que de telles règles sont édictées, notre rôle se limite à les interpréter ainsi qu’à contrôler leur légalité. Il est important de rappeler dans ce contexte que la Cour n’est pas maître de son agenda. Notre action dépend, en premier lieu, d’une démarche de la part d’une partie habilitée à saisir la Cour. Il peut s’agir, par exemple, d’un recours introduit par la Commission européenne à l’encontre d’un État membre. Ou d’un dialogue de juge à juge, lorsqu’une juridiction nationale nous pose une question pour statuer sur un principe du droit de l’Union.

Le rôle de la Cour de justice n’est donc pas proactif, mais réactif. Nous ne pouvons pas saisir un dossier de notre propre initiative. En revanche, une fois qu’une partie habilitée ou une juridiction nationale a effectivement saisi la Cour, nous sommes dans l’obligation de nous prononcer. Toutefois, nous ne nous prononçons que sur des questions strictement juridiques, évitant de prendre position sur des débats sociétaux qui ne sont pas encore clôturés par le législateur national ou européen et dont la résolution lui appartient.

Vous vous considérez donc en dehors de la mêlée, avec une certaine liberté politique au sens premier du terme? 

«La Cour de justice doit dire ce qui est le droit, souvent dans des cas où les textes européens, traduits dans les 24 langues officielles de l’Union, présentent des lacunes ou reprennent des termes cruciaux qui n’ont pas été clairement définis par le législateur de l’Union. Ces textes sont le fruit d’un consensus politique qui parfois ne peut être pris qu’en laissant la porte ouverte à l’ambiguïté. Les juges nationaux peuvent donc saisir la Cour de justice pour clarifier ces termes. Certains sont satisfaits par notre apport, d’autres non.

En réalité, notre rôle n’est pas différent de celui des juridictions suprêmes des États membres, en ce que nous devons aussi contrôler la légalité d’un texte et l’interpréter. Les questions qui nous sont soumises sont souvent sensibles, mais lorsque notre arrêt est rendu, il permet d’améliorer la qualité du texte européen en question. Il permet d’ouvrir la voie à une refonte législative qui, en intégrant la jurisprudence de la Cour, clarifie sa portée.

L’absence de pressions externes est primordiale pour que tous les membres de la Cour de justice exercent leurs fonctions en toute indépendance et impartialité. Notre procédure implique que nous rendions une décision collégiale, acquise après une délibération orale et écrite des juges.

Cette indépendance est-elle maintenue au niveau national?

«Il n’y a pas de bon ou de mauvais élève de la classe. Il importe surtout de cultiver, d’entretenir une culture judiciaire commune en Europe, ce qui se fait au travers de l’établissement et du renforcement d’une 'justice en réseau'. C’est une réalité peu connue. De plus en plus de cours suprêmes traduisent leurs arrêts en anglais pour rendre leurs décisions accessibles à l’étranger de sorte que ces juridictions puissent s’influencer mutuellement.

Nous avons tous intérêt à ce que les États fassent en sorte d’appartenir au même club européen formé sur base d’un socle commun et de faire en sorte que les valeurs sur lesquelles l’Union a été fondée imprègnent tous les coins de l’Europe. Ce n’est pas facile. Il est plus aisé de gérer un pays unitaire au pouvoir très centralisé. Mais notre unité dans notre diversité a beaucoup plus à nous apporter. Les personnes qui prédisent un retour aux frontières et un repli sur soi ne sont pas sérieuses, car je suis convaincu que les valeurs qui unissent les peuples d’Europe resteront plus fortes que les différences qui les séparent.

En prenant l’affaire «Facebook» comme exemple, votre rôle est-il aussi de défendre la conception du droit européen face à la pratique européenne?

«S’agissant des implications transatlantiques de l’arrêt «Facebook», nous devons rester équilibrés et modestes dans ce type de jugement. Même si nous pouvons avoir un regard influencé par des décisions telles que l’annulation de la décision de la Commission concernant le Safe Harbor, l’histoire nous montre que la justice américaine sert parfois d’exemple à suivre. Ce fut le cas notamment dans l’affaire dite 'Test-Achats' où une décision de la Cour suprême américaine (prise dans les années 70) a permis de rappeler l’importance de traiter de manière égale les hommes et les femmes concernant les tarifs des polices d’assurance plutôt que selon la prévision de la mortalité. Ce qui montre que la 'justice en réseau' peut aller au-delà des frontières européennes. Comme le soutient Stephen Breyer – juge à la Cour suprême des États-Unis – dans son nouveau livre (The Court and the World: American Law and the New Global Realities), tous les juges du monde doivent participer au libre-échange d’idées. Nous nous influençons et nous inspirons les uns des autres, les uns étant plus avancés ou à la pointe sur un sujet que les autres. Et vice-versa.»