«Le concept de capital immatériel souffre toujours d’une absence d’interprétation homogène et reconnue de tous», déclare Carlo Thelen. (Photo: Sven Becker / Archives)

«Le concept de capital immatériel souffre toujours d’une absence d’interprétation homogène et reconnue de tous», déclare Carlo Thelen. (Photo: Sven Becker / Archives)

On songera d’une part à la main-d’œuvre qualifiée – qui ne peut que s’éroder suite au vieillissement démographique – et d’autre part à la conjonction de ressources naturelles moins abondantes et d’un encadrement plus contraignant des émissions de dioxyde de carbone. Dans un tel contexte, qui apparaît déjà en filigrane actuellement, la croissance sera de plus en plus tributaire des hausses de productivité fondées sur le savoir et les actifs immatériels.

Selon un rapport européen publié en octobre 2016, les secteurs d’activité à forte intensité de droits de propriété intellectuelle représenteraient 42% au PIB de l’UE et ils emploieraient directement 60 millions de personnes, 22 millions d’emplois indirects s’ajoutant à ce nombre déjà conséquent. Ces secteurs ont par ailleurs généré un excédent commercial et la productivité de leurs salariés est nettement plus élevée que dans le reste de l’économie, avec à la clé des salaires eux-mêmes plus importants, à raison de 46%.

De telles activités constituent une aubaine en puissance pour le Luxembourg, confronté à une certaine saturation des sources et moteurs matériels de son développement économique, qui est en quête d’une croissance certes soutenue, mais surtout durable. Mais comment susciter un cercle vertueux en direction d’une économie plus immatérielle? Divers instruments sont disponibles pour ce faire. Ils devraient permettre d’alléger pour les sociétés les lourds coûts de recherche et développement (R&D), qui constituent pour les plus petites d’entre elles un obstacle souvent infranchissable.

Un «brouillard législatif», enfin dissipé par la loi du 17 avril 2018

Or jusque très récemment et à rebours d’une politique active en la matière, le Luxembourg s’était aventuré dans une sorte de «no man’s land» fiscal. Les avantages en faveur des revenus de certains droits de propriété intellectuelle, consacrés dans le fameux article 50bis de la Loi concernant l’impôt sur le revenu (LIR), ont en effet été suspendus dans le cadre du budget de l’État pour l’exercice 2016. Le gouvernement tenait en effet à remplacer ce cadre légal par une nouvelle législation qui soit pleinement compatible avec les évolutions fiscales internationales, en particulier avec le Beps (ou «base erosion and profit shifting»). Ce dernier, en son point d’action 5, comporte l’exigence d’un lien plus affirmé entre l’octroi à une société d’un régime fiscal préférentiel et les activités de R&D de cette même société («Nexus»).

Faute d’une adaptation des cadres comptables à la «nouvelle donne» de l’immatériel, les états financiers ne refléteront plus correctement la situation financière des entreprises.

Carlo Thelen, Chambre de commerce

Cette nouvelle législation est désormais une réalité. Le nouveau régime intègre explicitement le principe du «Nexus», dont la logique est assez simple. Il s’agit de veiller à la «substance» de l’activité de recherche et développement, en s’assurant que les contribuables qui bénéficient d’un régime fiscal préférentiel ont bien conduit eux-mêmes les activités correspondantes et ont supporté les dépenses afférentes. Les avantages fiscaux sont en d’autres termes conditionnés à une exigence de lien avec les activités sous-jacentes de recherche et développement (sur la base de ratios précis). L’ancien article 50bis ne prévoyait pas un tel critère.

La nouvelle législation maintient par ailleurs le taux d’exonération de 80% et elle réduit le champ d’application des actifs éligibles, en excluant les marques, les dessins et les modèles auparavant couverts par l’article 50bis. Elle définit en outre de manière plus restrictive la notion d’actif éligible, en prévoyant qu’il s’agit d’un «actif de propriété intellectuelle autre qu’un actif de propriété intellectuelle à caractère commercial». J’y reviendrai plus loin.

Des aspects à améliorer ou compléter

Si je salue ces avancées de la nouvelle législation et le fait qu’elle soit «Beps compliant», divers aspects gagneraient à être réévalués ou complétés dans un futur proche – comme la Chambre de commerce l’a souligné dans son avis afférent du 8 août 2017. En termes de comptabilité par exemple, qui demeure toujours très centrée sur les biens corporels, alors que l’immatériel constitue un formidable gisement de croissance. Faute d’une adaptation des cadres comptables à la «nouvelle donne» de l’immatériel, les états financiers ne refléteront plus correctement la situation financière des entreprises.

En ce qui concerne plus directement les nouvelles dispositions, le cas particulier des PME ne me paraît pas suffisamment reconnu. Il s’imposerait par exemple de compléter à très court terme la nouvelle législation, en étendant le champ des actifs éligibles aux actifs de la propriété intellectuelle issus d’activités innovantes entreprises par les PME. Le plan Beps permet en effet explicitement l’éligibilité de cette catégorie d’actifs. Ces derniers ne doivent pas nécessairement être protégés en vertu du Beps. Ils peuvent être simplement reconnus dans le cadre d’un processus assoupli mais transparent, encadré par un organisme compétent et indépendant de l’administration fiscale. Le Luxembourg devrait au plus vite introduire un tel processus.

Le concept de capital immatériel souffre toujours d’une absence d’interprétation homogène et reconnue de tous.

Carlo Thelen, Chambre de commerce

Un effort particulier en direction des PME se justifie d’autant plus que la propension à déposer des brevets est liée à la taille de l’entreprise (même pour les entreprises innovantes), les PME étant a priori moins susceptibles de demander la protection des droits de propriété intellectuelle ou d’utiliser les informations sur les brevets.

Un autre aspect de la nouvelle législation gagnerait à être précisé dans les meilleurs délais. Il s’agit du concept de capital immatériel, qui souffre toujours d’une absence d’interprétation homogène et reconnue de tous. Toute imprécision doit être évitée à ce niveau. De même, toute ambiguïté devrait disparaître en ce qui concerne la définition de l’actif éligible, qui doit être un «actif de propriété intellectuelle autre qu’un actif de propriété intellectuelle à caractère commercial». Ce terme de «propriété intellectuelle à caractère commercial» n’a pas de définition juridique précise et quasiment tous les brevets peuvent à l’évidence présenter un caractère commercial. Toute incertitude dans l’interprétation de ce principe doit être dissipée au plus vite.

Devrait être clarifiée également la situation des établissements stables non européens d’entreprises luxembourgeoises effectuant des investissements de recherche et développement au Luxembourg, qui risquent d’être pénalisées à cause d’une définition trop restrictive du (certes nécessaire) lien entre le régime fiscal préférentiel et les investissements de R&D dans le cadre du principe «Nexus».

Il s’imposerait par ailleurs à mes yeux d’augmenter le taux d’exonération de 80 à 90%, car compte tenu du Code de conduite européen et des travaux de l’OCDE en matière d’harmonisation fiscale des régimes de propriété intellectuelle, seul un tel taux de 90% permettrait à notre Place de demeurer compétitive par rapport aux autres pays européens ayant mis en place un régime similaire. Un tel effort s’impose d’autant plus qu’en raison de conditions assez restrictives, peu de contribuables pourront dans les faits bénéficier des nouvelles dispositions.

Permettre au Luxembourg de capter avec agilité les formidables opportunités de la nouvelle économie de la connaissance.

Enfin et plus généralement, comme l’a déjà fait remarquer la Fedil qui s’est montrée fort active en la matière, il convient de rester agile face à un cadre international en pleine mutation et «Les travaux sur l’introduction d’une nouvelle IP Box ont illustré l’intérêt d’arriver à un équilibre entre les nouvelles contraintes et limites internationales d’une part et les opportunités économiques de l’autre». En d’autres termes, la législation en matière de propriété intellectuelle n’est nullement «gravée dans le marbre»: elle doit au contraire être évolutive, afin de permettre au Luxembourg de capter un maximum d’opportunités dans ce domaine primordial pour notre avenir commun.

Ainsi, tout sous-investissement dans la R&D est préjudiciable aux entreprises, mais nuit également à l’économie luxembourgeoise dans son ensemble, d’où l’importance de la présence d’un cadre compétitif en faveur de l’innovation. La Commission européenne rappelle d’ailleurs, dans son rapport 2018 sur le Luxembourg, que «les dépenses en R&D restent fortement tributaires des dépenses publiques et n’ont pas d’effet démultiplicateur sur les investissements privés. Les investissements en R&D des entreprises ont ainsi continué à diminuer, signe que plusieurs points faibles demeurent dans l’écosystème de recherche et d’innovation et tirent vers le bas les performances du Luxembourg en matière d’innovation» et «la part de l’emploi dans les entreprises à croissance rapide dans des secteurs innovants demeure également inférieure à la moyenne de l’UE».

Un régime de propriété intellectuelle performant est l’un des prérequis d’un véritable écosystème de l’innovation au Luxembourg.

Carlo Thelen, Chambre de commerce

Or selon le FMI, une hausse de 40% des investissements privés en R&D se traduisent, dans une économie avancée «moyenne» et à moyen terme, par une hausse de 5% du niveau du PIB. Si ces estimations valaient pour le Grand-Duché et étant donné que le Luxembourg dépensait en 2015 0,67% de son PIB en R&D privée, contre 1,3% pour la moyenne de l’Union européenne, un observateur certes un peu naïf pourrait inférer que la convergence du Luxembourg vers la moyenne européenne doperait le PIB luxembourgeois de… 12%. Un peu trop simple et statique sans doute, mais l’existence d’un «gisement de croissance» – qu’il soit de 12% ou un peu moindre – ne peut être balayée d’un revers de la main.

Graphique: Dépenses de R&D au Luxembourg en 2016 (en millions d’euros)

Source: Eurostat.

J’espère que l’actuel cadre légal, qui a désormais le (grand) mérite d’exister, pourra être complété et clarifié au plus vite. Un régime de propriété intellectuelle performant est en effet l’un des prérequis d’un véritable écosystème de l’innovation au Luxembourg – au même titre d’ailleurs que des véhicules performants de financement des start-up, une plus grande capacité à attirer des talents et bien entendu un environnement intellectuel propice à la nouvelle économie de la connaissance et de la croissance qualitative.

Carlo Thelen est directeur général à la Chambre de commerce. Cet article est extrait de son blog avec l’accord de l’auteur.