Patrick Lambert, portfolio manager chez Edmond de Rothschild (Europe). (Photo: Edmond de Rothschild)

Patrick Lambert, portfolio manager chez Edmond de Rothschild (Europe). (Photo: Edmond de Rothschild)

Après la crise financière de 2008, la BCE a mis en place une politique «ultra-accommodante» pour combattre l’environnement déflationniste. Outre la mise au plancher progressive de ses taux directeurs, la Banque centrale européenne a lancé un programme d’achats d’actifs qui, à ses débuts, en mars 2015, ne portait que sur l’achat de dettes souveraines de la zone euro au rythme de 60 milliards d’euros par mois.

Dès juin 2016, ce rythme mensuel est passé à 80 milliards, en y ajoutant des titres obligataires émis par des entreprises privées (CSPP). Ce montant a ensuite été diminué à 60 milliards en avril 2017, puis à 30 milliards en janvier de cette année. Depuis octobre, ces achats mensuels ont été réduits à 15 milliards et devraient se terminer à la fin de cette année. 

Il faut souligner que la proportion des titres d’émetteurs privés dans la totalité des achats n’a pas été constante au fil de la réduction de la taille du programme. En effet, de 10% des achats totaux lors de la mise en place du CSPP, la proportion est montée en moyenne à 11%, puis à 16%, lors de la réduction des achats à 60, puis à 30 milliards d’euros. Le montant, au 30 octobre, des achats de dettes d’entreprises avoisine 173 milliards, soit environ 20% de la totalité des émissions actuellement éligibles [1] du programme (Source: Bloomberg).  

Un impact sans précédent 

Après que Mario Draghi a annoncé l’achat de dettes privées, de nombreux acteurs de marché se sont positionnés sur les obligations éligibles à ce programme dans l’espoir de voir les rendements baisser sur ces obligations plus fortement que sur les autres. Dans un premier temps, ce flux a créé une anomalie de marché qui s’est traduite par des écarts de rendement significatifs entre des obligations de même profil de risque/maturité.

Après que cette anomalie s’est estompée, les rendements étant devenus trop faibles sur les papiers «investment grade», les investisseurs obligataires se sont positionnés sur d’autres sous-classes d’actifs obligataires offrant un surplus de rendement tel que l’univers des obligations à haut rendement, dites «high yield». Le CSPP a donc non seulement affecté les rendements des émissions éligibles, mais également la valorisation de tout le marché des obligations en euros.

Entre début juin 2016 et fin décembre 2017, les spreads de crédits des obligations «investment grade» et «high yield» se sont ainsi comprimés de 42 bps et 132 bps respectivement (Indices: Bloomberg Barclays Euro Aggregate Corporate TR, Bloomberg Barclays Pan-Euro High Yield Euro TR).

Une accélération des émissions obligataires 

Les entreprises européennes ont profité de cette aubaine pour augmenter leurs émissions de dettes obligataires. Afin d’en analyser l’ampleur, nous avons sélectionné un échantillon de marché reprenant l’historique des émissions en euros des 50 plus gros émetteurs actuels d’obligations d’entreprises [2] de la catégorie «investment grade». Cet échantillon représente approximativement 75% des émissions actuelles du segment de marché étudié.

Force est de constater qu’une accélération des émissions s’est produite en 2016, avec une progression de plus de 50% des montants émis par rapport à l’année précédente. Ces émissions ont été accompagnées d’une diminution notable du coût de financement représenté dans le graphique par l’évolution du coupon moyen. Les entreprises se sont majoritairement endettées à taux fixe en augmentant la durée de leurs émissions, ce qui leur permettra d’être moins sensibles à de futures hausses des rendements.

Les entreprises ont également profité de cet environnement favorable pour émettre des obligations hybrides, qui leur ont permis de diminuer le risque d’une révision à la baisse de leur notation causée par un endettement excessif. En effet, les obligations hybrides présentent l’avantage, en raison de leurs structures particulières, d’être comptabilisées comme des fonds propres (et non de la dette) dans les bilans des entreprises.

De fait, elles sont subordonnées à tous les autres types de dettes émises et sont, dans la majorité des cas, perpétuelles, avec des dates de rachat possible par l’émetteur après un certain temps. La contrepartie pour l’émetteur est un coût de financement plus élevé, mais encore une fois, l’environnement de recherche de rendement des investisseurs a permis d’absorber ces émissions sans trop de difficultés. 

Un retour progressif vers les fondamentaux

L’écartement des spreads de crédits de la première moitié de cette année sur le marché obligataire reflète l’impact de nombreux éléments perturbateurs, tels que la guerre commerciale, la mise en place d’un gouvernement atypique en Italie, ou encore les incertitudes liées au Brexit.  

Depuis quelques mois, en se rapprochant de la fin du programme d’achats, les acteurs de marché prennent de plus en plus en compte les risques intrinsèques des entreprises, ce qui n’a pas été totalement vérifié ces deux dernières années. Nous assistons donc à un retour aux fondamentaux, qui a été mis en évidence par une augmentation des rendements pour les entreprises ayant publié des résultats décevants au troisième trimestre.

N’oublions cependant pas que la BCE restera active sur les marchés financiers après la fin de son programme d’achats, en raison des réinvestissements des titres arrivant à échéance dans son bilan. Cela devrait donc empêcher les rendements d’augmenter trop rapidement. Mario Draghi donnera pour la première fois des indications sur ce programme de réinvestissement lors de la prochaine conférence de presse du 13 décembre.

[1] Obligations en euros émises par des entreprises non bancaires établies dans la zone euro avec un rating minimum BBB (ou équivalent) par au moins une des principales agences de notation et une maturité comprise entre 6 mois et 30 ans au moment de l’achat.

[2] Entreprises non bancaires, non détenues par un gouvernement, et établies en Europe.