La Cnap sera désormais obligée de verser aux frontaliers la différence entre les indemnités perçues à l’étranger et la pension d’invalidité. (Photo : CNAP)

La Cnap sera désormais obligée de verser aux frontaliers la différence entre les indemnités perçues à l’étranger et la pension d’invalidité. (Photo : CNAP)

La problématique des prestations en espèces se complique souvent lorsque sont concernés des travailleurs frontaliers. Le Conseil supérieur de la sécurité sociale en a récemment fait l’expérience, confronté au cas d’une frontalière française, et s’est tourné vers la Cour constitutionnelle afin de lui poser une question préjudicielle dont la résolution aura des conséquences à long terme sur l’assurance-pension luxembourgeoise.

Il faut remonter à 2010 pour explorer cette affaire à rebondissements. Mme X travaille au Luxembourg comme esthéticienne-vendeuse depuis 10 ans. Elle n’est pas encore trentenaire, mais doit s’arrêter, souffrant de la maladie de Crohn, une maladie inflammatoire chronique du système digestif. Elle est placée en congé maladie de longue durée durant lequel elle perçoit les indemnités pécuniaires de la CNS. Ne pouvant reprendre ses fonctions à l’issue des 52 semaines légales, elle est licenciée.

La jeune Française bénéficie d’une pension d’invalidité temporaire pendant six semaines, puis son affiliation au régime de la sécurité sociale luxembourgeoise s’éteint. De février 2011 à septembre 2013, Mme X perçoit des prestations de la Caisse primaire d’assurance maladie (équivalent français de la CNS), tout en cherchant à faire valoir ses droits à la pension d’invalidité auprès de la Caisse nationale d’assurance pension.

Le Conseil arbitral de la CNAP refuse de saisir la Cour constitutionnelle

La Cnap lui oppose un premier refus en juin 2011. Mme X s’adjoint les services d’un avocat, Me Jean-Marie Bauler, afin d’interjeter un recours au Conseil arbitral de la sécurité sociale. En juillet 2013, celui-ci donne droit à la demande de la plaignante et l’expert qu’il mandate détermine qu’elle avait droit à la pension d’invalidité dès le mois de mars 2010.

La plaignante devrait alors recevoir la différence entre ses indemnités pécuniaires de maladie reçues en France et la pension d’invalidité – soit 1.000 euros par mois. Mais cette compensation prévue à l’article 190 du Code de la sécurité sociale lui est refusée au motif qu’elle a reçu des prestations françaises et non luxembourgeoises entre 2011 et 2013. En effet, l’alinéa 3 de cet article précise que «si l’assuré a bénéficié d’une indemnité pécuniaire d’un régime d’assurance-maladie non luxembourgeois, la pension d’invalidité ne prend cours qu’à l’expiration du droit à cette indemnité». La Cnap verse donc la pension d’invalidité à la plaignante à partir du 27 septembre 2013, une fois qu’elle a épuisé ses droits auprès de la caisse de maladie française.

Me Schneiders demande au Conseil arbitral de poser une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle concernant la conformité de ce fameux alinéa 3 au principe d’égalité de traitement consacré par l’article 10bis de la Constitution – «tous les Luxembourgeois sont égaux devant la loi». Une demande rejetée en avril 2015.

Un «traitement différent» qui n’est «pas rationnellement justifié»

L’avocate ne lâche pas prise et saisit le Conseil supérieur de la sécurité sociale qui, mesurant la complexité de l’affaire, sursoit à statuer en attendant la réponse de la Cour constitutionnelle à cette question préjudicielle.

La Cour constitutionnelle se penche sur la question et juge pertinent de l’examiner aussi à la lumière de l’article 111 de la Constitution qui dispose que «tout étranger qui se trouve sur le territoire du Grand-Duché, jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les exceptions établies par la loi».

Les juges suprêmes constatent que l’article 190 alinéa 3 du Code de la sécurité sociale est «de nature à priver la personne invalide du revenu correspondant au montant de la pension d’invalidité qui dépasse l’indemnité pécuniaire du seul fait que cette prestation est fournie par une institution étrangère». Or ils y voient un «traitement différent» qui n’est «pas rationnellement justifié et pas proportionné au but légitime d’éviter un cumul de prestations».

Une jurisprudence précieuse

Dans son arrêt rendu le 1er juillet, la Cour constitutionnelle considère donc que l’article 190 n’est pas conforme à la Constitution. À charge pour le Conseil supérieur de la sécurité sociale de délivrer un arrêt en faveur de la plaignante. Celle-ci a effectivement droit au versement de la différence entre ses indemnités de maladie et la pension d’invalidité qui lui revenait.

C’est un arrêt qui fera date puisque désormais la Cnap ne pourra plus refuser aux frontaliers la compensation entre les indemnités de maladie qu’ils pourraient recevoir dans leur pays de résidence et la pension d’invalidité à laquelle ils sont éligibles. Le législateur doit d’ailleurs abroger le fameux article du Code de la sécurité sociale jugé anticonstitutionnel ou le modifier afin de le rendre conforme à la Constitution.