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Question : quel est le rapport entre un joaillier, une maroquinerie, une entreprise de construction, un coiffeur, un boucher-charcutier, un voyagiste et un équipementier pour commerces ? Pas évident de repérer le lien au premier coup d’œil. Pourtant, ce ne sont là que quelques exemples aléatoires de métiers et activités figurant sur une liste très précise. Celle des Fournisseurs de la Cour.

On en est ou non. « Un clan », disent les uns, en dehors du cénacle. « Une troupe, très hétéroclite, dont on se demande parfois ce que certains ont fait pour y être intégrés », disent d’autres, dans le giron.

Dans tous les cas, c’est une liste restreinte, d’une bonne trentaine d’entreprises ou artisans, au dernier recensement par le site monarchie.lu. La plate-forme Internet officielle apprend aussi à son visiteur, que « l’octroi du brevet de Fournisseur de la Cour remonte au milieu du 19e siècle, sous le règne de Guillaume III, Roi des Pays-Bas et Grand-Duc de Luxembourg. »

Clan ou troupe, on n’entre pas dans les « FdC » par hasard. Le processus est effet largement balisé, jusqu’à l’obtention du brevet. Celui-ci « ne peut être accordé, que sur demande, écrite adressée au Maréchal de la Cour ». Accordé à qui ? « Aux entreprises ou aux commerces, ayant effectué ou bien rendu des services réguliers, ou livré des fournitures d’une qualité remarquable à la Cour grand-ducale, pendant une période d’au moins cinq années. » Il y a un suivi de la demande, qui semble rigoureux, au regard de la procédure. Une commission se charge d’analyser les dossiers. Et, si d’aventure sa candidature est retenue, le récipiendaire reçoit alors le brevet et l’enseigne, frappée des armoiries de la Cour grand-ducale.

Et c’est tout ? Pas tout à fait. Il faut payer aussi, ce qui n’est pas explicitement mentionné sur le site public (il précise néanmoins que « les recettes provenant de l’octroi des titres sont inté­gralement reversées à la Fondation du Grand-Duc et de la Grande-Duchesse » - voir encadré p. 63).

5.000 euros minimum, pour dix ans

La mesure a été promulguée en 2011, avec la seconde volée de fournisseurs agréés par les services du Grand-Duc Henri. « Pour résumer, les services de la Cour nous ont seulement dit : on change la procédure. Il faut refaire un dossier, avec tous les justificatifs, témoigne un responsable d’entreprise, fournisseur officiel de la Cour, et de longue date pourtant. Le brevet sera accordé pour dix ans. Et il faudra payer, chaque année, au minimum 500 euros. »

L’affaire, bien que n’ayant pas surgi avec force décibels sur la place publique, n’en a pas moins causé des aigreurs. Une des personnes concernées témoigne : « Personnellement, je trouve que c’est scandaleux. 5.000 euros sur dix ans, pour une grosse société, ce n’est pas terrible, si cela peut être utile ou s’il y a un retour sur investissement. En revanche, pour un petit indépendant, c’est une charge. » C’est pour cela que plusieurs fournisseurs ont mal digéré le passage d’une reconnaissance méritée et octroyée gratuitement à un privilège qui se monnaye. 500 euros, au moins, car le montant maximal n’est pas précisé. « J’ai versé ce montant minimum. J’espère que cela ne me fera pas mal voir par la Cour. » Le clin d’œil explique aussi que les témoignages préfèrent l’anonymat (c’est le cas dans cet article, par engagement envers nos informateurs, qui ont demandé à s’exprimer en off). « On ne veut tout de même pas les vexer. Ni perdre un marché. »

La Cour, quant à elle, demande à ce que l’enseigne, obtenue par examen et après virement, soit « exposée de façon visible dans l’établissement et, le cas échéant, dans les points de vente de l’entreprise. » Le label peut alors être utilisé sur une série de supports, sites, étiquettes, papier à en-tête… Cela peut devenir un vecteur de communication, un élément de narration ou, au minimum, une ligne sur un CV. La plupart des fournisseurs brevetés ne manquent d’ailleurs pas d’utiliser cette image, qui ajoute de la dorure à leur blason ou à l’histoire de leur réussite.
Mais est-ce que cela produit son petit effet sur le chaland ? « Je dirais que oui, en tout cas vis-à-vis de clients internationaux. C’est une sorte de label de qualité, un gage de confiance. En revanche, sur le marché intérieur, le changement de mentalité qui s’opère depuis des années à l’égard de notre monarchie fait que, visiblement, être fournisseur de la Cour n’impressionne plus grand monde ».

Offre de service

Un autre détenteur du brevet résume: « Personnellement, je me fiche de l’avoir. Mais pour mon entreprise, je n’aimerais pas le perdre, car cela serait aussitôt exploité par la concurrence. » Plusieurs fournisseurs tiennent d’ailleurs le même raisonnement : « En soi, ce statut ne rapporte rien de spectaculaire en volume de vente sur le marché. Il ne faut pas croire que l’on gagne beaucoup sur les livraisons à la Cour. Il faut d’ailleurs souvent faire des concessions. Le palais fait jouer la concurrence. Mais on s’accroche, parce que tout le monde se demanderait ce qui nous arrive si on venait à perdre le brevet. Au Grand-Duché, les nouvelles vont vite. »

Peut-on, dans cet ordre d’idées, imaginer une forme d’exclusivité du fournisseur estampillé se répercuter dans les commandes pour les cérémonies liées au mariage princier ? Difficile à dire, mais un secteur précis permet au moins un éclairage. Ainsi, il se dit par exemple que la brasserie de Diekirch, jadis fournisseur agréé, aurait été déchue de la liste officielle, suite à son absorption par le géant belgo-brésilien Inbev. Aujourd’hui, la brasserie Simon représente, à elle seule, le marché de la bière luxembourgeoise censée arriver sur les tables du palais. Mais l’on croit savoir que la Brasserie nationale (Bofferding et Battin), non brevetée par la Cour, a fait une offre compétitive pour obtenir le service…

« Oui, cela ne m’étonnerait pas que cela se passe comme ça, confirme un proche du dossier. Être fournisseur de la Cour n’est pas une garantie absolue. Il y a concurrence entre les fournisseurs. Et des non initiés ne manquent pas de mettre le pied dans la porte, dès que l’occasion se présente. Le mariage fait partie de ces événements que d’aucuns ne veulent rater. Ils se positionnent et font jouer le relationnel. Avoir des relations peut peser autant qu’une tradition bien établie de services rendus. C’est de bonne guerre. Mais ça se sait peu. »