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C omment prédire l’avenir? La question se pose plus que jamais dans un environnement mouvant et turbulent connu ces dernières semaines avec les révélations dites «LuxLeaks» qui ouvrent de nouvelles discussions politiques sur telle ou telle mesure d’harmonisation (fiscale) ou une marche encore plus forcée vers la transparence.
Hasard du calendrier, ces événements se sont déroulés quelques jours après avoir rencontré quatre grands patrons de la Place, respectivement de cabinets d’avocats et du Big Four, afin d’envisager avec eux l’avenir à moyen et long termes d’un pays qui, c’est une certitude, continuera encore de trouver une large part de ses revenus dans son secteur financier.
Pour trouver des éléments de réponse à la question de base, il faut tout d’abord se tourner vers le premier partenaire des entreprises au Luxembourg – c’est ce qui fait une des particularités du pays comparé à ses voisins –, à savoir le gouvernement. Celui-ci venait, également quelques jours plus tôt, de présenter son Zukunftspak (paquet d’avenir) tracé pour la période 2015-2018 afin d’apporter des touches de réforme dont le Luxembourg a besoin et surtout d’effectuer les économies nécessaires pour rester dans les clous budgétaires européens.
Si la présentation du document, plus moderne, via le format carte de crédit plutôt qu’une «brique papier» plaît sur la forme, le fond laisse un goût de trop peu. «L’approche pluriannuelle est positive», relève Marc Feider, senior partner chez Allen & Overy. «Mais l’impact des mesures présentées sera encore à mesurer, certaines étant d’ailleurs affinées au cas par cas avec les partenaires sociaux.» «Des arbitrages ont été opérés pour réduire les déficits en travaillant sur la sphère privée, ce qui présente l’avantage de ne pas mettre en péril la place financière», note pour sa part Jean-Marc Ueberecken, managing partner du cabinet Arendt & Medernach.
Quant à la réduction des dépenses publiques, il y a certes un effort symbolique d’affiché et de reconnu, mais cet effort aurait pu être davantage soutenu. Le train de vie de la fonction publique pourrait, à cet égard, être revu. «Le pays présente une dette faible par rapport au PIB, mais la situation peut potentiellement très vite changer, cela s’est déjà vu dans d’autres pays», prévient Yves Francis, le managing partner de Deloitte. «Nous devons rechercher une synthèse pour le pays, sans développer d’antagonismes. Mais il conviendrait de prendre des mesures pour agir sur le train de vie de la fonction publique pour éviter un emballement de la dette publique.»
Le triple A ne semble pas être menacé, mais il faut donc rester vigilant. La réforme fiscale prévue pour 2017 est quant à elle attendue de pied ferme, voire espérée anticipativement.
Si elle est reconnue quant à la qualité de ses services pour faire en sorte que les entreprises et les acteurs de la place financière se développent, la fonction publique pourrait par ailleurs gagner en efficacité en optimisant son fonctionnement en introduisant par exemple des méthodes de gestion du secteur privé, ce qui pourrait se faire sans trop toucher aux avantages.

Garder des marges de manœuvre

Reste que les marges de manœuvre du gouvernement sont de plus en plus limitées. D’où la nécessité de travailler parallèlement sur les recettes et donc l’attraction de nouvelles activités.
«Il faut continuer d’attirer des acteurs étrangers et de favoriser l’entrepreneuriat local», estime Didier Mouget, managing partner de PwC Luxembourg. «L’accès au logement est important à cet égard si nous voulons maintenir le flux migratoire et donc faire en sorte que la main-d’œuvre dont nous avons besoin puisse s’établir au Luxembourg.»

Outre le logement pour les particuliers, l’accès des entreprises aux terrains pour y déployer leurs activités est aussi un besoin pressant. «Les plans d’aménagement généraux peuvent prendre 10 voire 12 ans, relève Jean-Marc Ueberecken. Or, c’est un cadre global que nous devons proposer aux entreprises, en ce compris les aspects fonciers et immobiliers, fiscaux, de main-d’œuvre et d’enseignement.»
Selon une tendance connue depuis quelques années, la place financière doit aussi faire face à un agenda réglementaire dense, qui risque de s’accélérer dans les prochaines semaines. Le gouvernement luxembourgeois est bien déterminé à accélérer la transparence, à condition que celle-ci se déroule au niveau international, voire mondial.
C’est le cas notamment pour la mise en œuvre du plan Beps (érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices) voulu par l’OCDE afin de lutter contre l’érosion de la base d’imposition des multinationales qui utilisent des schémas d’optimisation fiscale légaux, mais qui privent souvent le pays d’origine de ces multinationales de tout ou partie des recettes fiscales escomptées.
«Beps est un sujet complexe et ses impacts ne sont pas à sous-estimer, ajoute Yves Francis. L’attractivité du Luxembourg reste très forte, mais nous devrons gérer la communication qui découle de ce contexte et répondre aux inquiétudes éventuelles de nos clients.» Car au-delà du seul Grand-Duché, c’est bien de l’image et de l’attractivité de l’Europe dont il est question. «Il est primordial d’obtenir un vrai level playfing field, que l’Angleterre ne soit pas exemptée des nouvelles règles, estime Jean-Marc Ueberecken. Il est aussi essentiel que les nouvelles règles soient inscrites dans la hard law.»
Si certains en doutaient encore, la guerre économique que se livrent les États par réglementation interposée ne faiblira pas dans les prochains mois. Pour le Luxembourg, l’heure est donc plus que jamais à l’optimisation de sa boîte à outils et à l’analyse des marges de manœuvre dont il dispose pour explorer de nouvelles niches, essentiellement de compétences.

Or, le secteur bancaire est plus que jamais demandeur de nouvelles compétences, lui qui poursuit sa mutation vers un monde transparent, marqué notamment par la fin du secret bancaire et l’approche d’une clientèle plus fortunée et plus internationale, parallèlement au départ de nombreux petits clients historiques des pays limitrophes pour cause d’échange automatique d’informations.
«La mutation de la banque n’en est qu’à ses prémices, estime Yves Francis. L’un des défis consiste à transformer la main-d’œuvre des banques, de la former pour répondre aux nouveaux besoins des clients et d’adopter une approche proactive pour aller chercher de nouveaux clients, de nouveaux débouchés.» Dans le même temps, plusieurs acteurs se lancent dans des projets de transformation de leurs systèmes et processus afin de maîtriser leurs coûts et donc de juguler la pression exercée sur les marges.
«L’arrivée de nouvelles banques chinoises donne un branding positif pour la Place, relève Marc Feider. Ceci s’observe, sur un autre terrain, pour le projet de satellite militaire qui permet au Luxembourg d’assumer de nouvelles responsabilités internationales.»
Et cette arrivée de nouvelles banques en provenance de pays émergents qui sont devenus de puissants moteurs économiques est corroborée par le positionnement du pays en tant que centre d’excellence du private banking en Europe. «Nous ne devons pas nous limiter au private banking, car d’autres opportunités ne sont pas à négliger, par exemple dans la banque dépositaire, ajoute Jean-Marc Ueberecken. Nous devons jouer la carte du centre bancaire de référence au sein de la zone euro, notamment pour les crédits et les high net worth individuals.»
Le métier même de banquier est aussi amené à évoluer dans le même temps, à se recentrer sur la proposition de services à valeur ajoutée. «À court terme, le secteur bancaire pourrait connaître deux années difficiles, mais le moyen terme est plus encourageant, estime Didier Mouget. On peut s’attendre à un retour vers le véritable métier de banquier de la gestion de dépôts et de réinjection de capitaux dans le circuit économique.»
Passant aussi par sa place financière, la diversification économique du pays et son positionnement en tant que centre d’expertise trouvent d’ailleurs une partie de leur inspiration aux États-Unis, qui ont fait du Delaware l’un de leurs États à la juridiction spécialisée. «Doter le pays de tribunaux spécialisés, reposant sur l’expertise privé-public, pourrait permettre que les procédures liées aux entreprises soient toutes traitées sur place plutôt que des structures soient transférées vers l’étranger en cas de régime de redressement par exemple », cite Jean-Marc Ueberecken.
Évoquant d’autres pays qui ont massivement investi dans l’ICT via la force publique, à l’instar d’Israël, les interlocuteurs rencontrés pointent un gisement de potentiel dans les nouvelles technologies; encore faut-il adopter progressivement une autre manière d’aborder ce secteur. «Nous parlons de l’essor des entreprises numériques et pourtant nous employons des raisonnements du passé, estime Marc Feider. Il faut regarder devant nous, provoquer la demande plutôt que la créer, oser prendre des risques.»
Car les premières expériences menées de façon structurée par différents acteurs montrent qu’elles peuvent, si elles sont ciblées, amener des retours sur investissement à terme. «Nous avons choisi de nous concentrer sur le soutien d’entrepreneurs à fort potentiel de croissance dans les hautes technologies afin de leur apporter le support nécessaire dans l’internationalisation de leurs activités, sur base des atouts du Luxembourg», ajoute Didier Mouget au sujet du PwC’s Accelerator.

Préparer demain dès aujourd’hui

À l’aune de l’émergence des champions de l’économie de demain, les cabinets, qu’ils soient d’avocats ou de conseil, entendent préparer leurs organisations internes aux évolutions intrinsèques de l’économie et des marchés.
«Le métier du conseil continuera à jouer un grand rôle dans les prochaines années, car nous serons amenés à davantage aider nos clients pour mener des projets de transformation et à répondre à leurs interrogations face aux évolutions réglementaires, prédit Yves Francis. Nous restons positifs sur l’avenir, sachant que la prochaine génération doit être la priorité de n’importe quel dirigeant d’entreprise actuel. Il est primordial de penser à la succession, de développer l’esprit d’entreprise au sein des collaborateurs.»
Le métier d’avocat tel qu’il est connu est aussi appelé à évoluer, à s’orienter en tant que fournisseur de solutions globales. «L’éducation traditionnelle des avocats les pousse à d’abord lister les problèmes alors que les clients veulent de plus en plus que nous leur fournissions des solutions complètes, relève Jean-Marc Ueberecken. Nous devrons davantage intégrer le mode de project management pour mener nos missions comme de vrais projets.»
Outre ce mode de fonctionnement, les prestations et leur facturation seront aussi amenées à se diversifier. «Nous devrons poursuivre la bataille des talents tout en recourant aux formations qui permettent de faire évoluer notre offre vers de nouveaux services à valeur ajoutée, ajoute Marc Feider. Quant au recrutement, notre défi consistera à répondre aux attentes de la génération Y et des autres, dont la motivation ne se limite plus aux aspects financiers, mais passe par de véritables parcours au sein des organisations.»

Reste que les attentes de la génération Y et de la suivante qui se prépare à arriver sur le marché du travail sont aussi forgées par le contexte économique de ces dernières années. Les jeunes talents ayant entamé leurs études au début de la crise abordent le monde avec un regard différent, influencé par ce contexte difficile.
«Nos métiers seront de plus en plus régulés, ce qui peut aussi présager de nouvelles opportunités, estime Didier Mouget. Il demeure donc essentiel d’arriver à un level playing field, de faire en sorte que les nouvelles règles soient respectées et appliquées à l’échelle internationale.»
Quant à l’arrivée de la prochaine génération, le grand patron de PwC, à la tête de la firme depuis neuf ans, pense naturellement à son propre parcours puisqu’il s’apprête à ouvrir un nouveau chapitre au 1er juillet prochain en cédant la place à son successeur, John Parkhouse. «J’observe que notre firme, en se développant, a toujours été capable de générer des entrepreneurs en interne. Il est important de développer l’esprit de leadership, d’entrepreneuriat pour pouvoir passer la main à des talents.»

État d’esprit
Compétences et réactivité
Optimistes, les patrons rencontrés le sont assurément. En poste depuis plusieurs années et fins connaisseurs de la Place, ils ont connu, outre la crise financière de 2008, de nombreuses mouvances réglementaires et, plus pragmatiquement, l’évolution de l’économie du pays.
Appliquent-ils la méthode Coué pour se persuader de lendemains encore – plus  – radieux? Pas forcément. Les défis ne manquent pas et sont identifiés et évoqués sans détour, notamment dans le champ des comptes publics qui, pour faire en sorte de préserver le si précieux triple A, doivent continuer à être maîtrisés. Et le peu d’avancées sur le statut de la fonction publique interpelle à cet égard. L’enseignement fait aussi partie des éléments importants pour envisager l’avenir du pays avec sérénité. Réussir à intégrer les enfants des expatriés qui arrivent sur le sol luxembourgeois en cours de scolarité est nécessaire. Doter les enfants du cru des compétences pour réussir dans les domaines d’activités de l’économie d’aujourd’hui et surtout de demain est un devoir. Capitale économique de la Grande Région, le Luxembourg continuera de trouver son salut s’il peut lorgner de nouveaux marchés en dehors de ses frontières, grâce, justement, à ses compétences, son savoir-faire. Mais l’ère qui s’ouvre sera plus que probablement encore davantage marquée par une réglementation renforcée. Les grands patrons comptent donc sur leur principal partenaire qu’est le gouvernement pour faire en sorte que les nouvelles règles soient appliquées au plus large niveau. Idéalement mondial. Européen par excellence, disposant d’une économie ouverte vers l’extérieur par nature, le Luxembourg ne pourrait souffrir d’une baisse structurelle de l’attractivité de l’Union. Il ne pourrait non plus souffrir d’un manque de prévisibilité de sa législation, fiscale notamment. En faisant en sorte que les règles soient respectées à un large niveau pour se battre avec les mêmes armes que ses voisins et autres concurrents et en conservant suffisamment de prérogatives réglementaires nationales, le Luxembourg devrait pouvoir continuer à se distinguer via son principal atout, qui doit apparaître comme un totem inviolable, voire faire l’objet d’efforts pour sa réactivité.