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Débat ouvert entre Vincent Bechet, managing partner de Property Partners, et Olivier Bastin, managing director de Jones Lang LaSalle. Concurrents sur le terrain, mais avec une même vision sereine sur la situation d’un marché de l’immobilier au Luxembourg qui devrait se redresser avec le temps.

Messieurs, l’année 2010 tire doucement vers sa fin. S’est-elle déroulée comme vous l’aviez anticipée il y a un an de cela?

Vincent Bechet: «J’avoue que j’étais un peu plus pessimiste fin d’année dernière. Je n’anticipais pas le fait que le gel de tous les projets agisse avec autant d’efficacité. En cette fin d’année 2010, nous sommes plus ou moins aux alentours de 8% de vide locatif, alors que je tablais plutôt sur une montée jusqu’à 10%. Le gel de ces projets a donc été une très bonne chose et il faut continuer à agir de la sorte. Il faut aussi avoir à l’esprit qu’un taux de vacance de 8%, ça semble important à l’échelle du Luxembourg, mais au niveau européen, cela reste encore très faible.

Olivier Bastin: «Dans les grandes lignes, l’année 2010 a globalement été à l’image de ce que nous attendions. L’autorégulation a bien joué son rôle. Le pipe-line fond et nous devrions nous retrouver, en 2012, avec un niveau de livraison de nouveaux immeubles spéculatifs proche de zéro sur le marché. Au niveau des immeubles de seconde main qui sont laissés vacants par les sociétés qui déménagent, il y a eu tout de même quelques bonnes surprises. Je citerai, en exemple, l’immeuble laissé par la Dresdner Bank suite à sa fusion avec Commerzbank et qui a été immédiatement occupé par l’Etat, avant même qu’il ne soit remis sur le marché.

Il y a aussi des immeubles qui sortent du stock, comme celui qu’occupait HSBC au boulevard Royal. Il est actuellement en cours de profonde rénovation, mais il est déjà en passe d’être reloué avant même de revenir sur le marché.

Le secteur périphérique est-il plus touché que le centre-ville?

VB: «Il se confirme, en effet, qu’après l’emballement des constructions en périphérie que l’on a pu observer dans les années 2005 à 2008, il y a eu toute une série de terrains gelés et des projets de bureaux qui sont restés dans les cartons. L’évolution de ces projets dépend alors de ceux qui détiennent les terrains: soit ce sont de gros promoteurs qui sont bien obligés de les sortir tôt ou tard, soit des groupes familiaux plus classiques ou bien des grosses sociétés qui peuvent les conserver, pour la génération suivante ou pour carrément réorienter la destination de ces projets.

On commence d’ailleurs à voir les premières réaffectations. A Leudelange, par exemple, il y a un terrain qui s’est négocié à 75.000 euros de l’are pour un projet initial de bureaux. Désormais, il est en train d’être affecté à un site mixte, avec du semi-industriel, des showrooms, un grand parking et quelques bureaux en mezzanine.

A côté de cela, il reste tout de même un grand nombre de lots sur lesquels rien ne se passe. Peut-être est-ce là une belle occasion pour les petites et moyennes entreprises et les commerçants, au sens traditionnel, de se positionner sur des terrains qui leur seraient davantage accessibles. Actuellement, quand on discute avec les commerçants et les artisans, ils ont la frustration de ne pas trouver de quoi acheter à Contern, Leudelange ou Kehlen, car seuls des projets de bureaux ont été imaginés là-bas. Mais il va y avoir un mouvement d’autorégulation, même si cela prend un peu de temps.

OB: «Pour les trois quartiers du centre-ville, on observe un taux de vacance d’environ 3%, alors que l’on parle de 15 à 20% en périphérie. Est-ce parce que les sociétés veulent absolument aller au centre-ville, ou bien est-ce parce que l’accès au foncier est tellement difficile dans ces trois quartiers? Si on regarde l’accroissement du stock, les promoteurs ont surtout des possibilités de développement en périphérie. C’est normal.

Pour ma part, je reste persuadé que ces produits en périphérie, tout comme ce fut le cas lors de la sortie de crise précédente, trouveront preneur. Il y a simplement un décalage dans le temps. Souvenons-nous des bâtiments Atrium Business Parc à Bertrange ou du H2O à Howald. Ils ont eu un démarrage délicat, mais ils se sont bien remplis depuis. Je pense que le même phénomène se produira avec la sortie de la crise que nous vivons actuellement, avec la perspective d’une croissance saine et non pas d’un rebond violent. Il ne faut pas se leurrer: nous ne verrons sans doute plus jamais des croissances moyennes de 6% et ce n’est peut-être pas plus mal. Ce n’est de toute façon pas soutenable à terme.

Pour une croissance de 3 ou 3,5%, je signe tout de suite! Ce sera sain. Et cela suffira à absorber le stock.

VB: «Il faut se rappeler qu’à l’époque de l’Atrium ou du H2O, il n’y avait par ailleurs pas autant de projets. C’est justement le succès de ces projets-là, à ce moment-là, qui a lancé le mouvement. Les promoteurs se sont mis en quête de terrains et les ont achetés. Maintenant que l’on se retrouve dans des taux de croissance inférieurs à 3%, certains de ces terrains non encore construits vont devoir vite être libérés.

Qu’en est-il du marché de l’investissement? Les perspectives n’étaient guère flamboyantes…

OB: «Nous savions, en effet, que l’année 2010 serait assez poussive. Et elle l’a été! Tout le monde est d’accord sur le fait qu’il y a beaucoup d’argent pour les bons produits au Luxembourg. Mais ce qui manque, ce sont les produits ‘core’. Il faut avoir en tête que 80% de l’argent disponible ne recherchent que 2% des produits du marché…

Pour proposer des produits aux investisseurs, il faut des développements. Or, tous les principaux programmes ont déjà été vendus sur plans il y a quelques années. L’arbitrage des produits achetés il y a quelques années et susceptibles d’être revendus représente une autre source de produits. Mais si les propriétaires ne sont pas prêts à vendre, rien ne bougera.

VB: «Tout se joue aussi au niveau de la structure du bail. La différence de valorisation sera énorme entre deux immeubles identiques, dans une même rue, s’il y en a un avec un bail inférieur à trois ans et l’autre avec un bail entre neuf et douze ans. Dans le premier cas, bon nombre de fonds d’investissement ne vont même pas ouvrir le dossier.

Les projets intéressants restent-ils cantonnés au seul secteur de l’immobilier de bureaux?

VB: «Pas nécessairement. On observe d’ailleurs une volonté de la part des promoteurs de vouloir se diversifier. Le résidentiel est un domaine qui revient en force. Nous avons un certain nombre de nos clients qui n’en faisaient pas par le passé et qui s’y mettent aujourd’hui.

Et puis il y a le domaine du retail. Il n’y a qu’à voir l’engouement et la passion des différents groupes impliqués dans le projet Hamilius, ou bien encore toutes les réflexions qui se font autour du projet de la place de l’Etoile ou du Ban de Gasperich avec le développement d’Auchan. Sans compter les développements propres à tous les autres acteurs locaux tels que Cactus, Match ou Delhaize. Nos clients promoteurs historiques recherchent aujourd’hui des projets retail.

OB: «Ce phénomène n’est pas surprenant et on observe ailleurs en Europe la volonté des investisseurs de disposer d’une pondération en retail supérieure dans leurs portefeuilles. Depuis 1980, nous menons une étude internationale qui compare la valeur de l’immobilier en Europe, sur la base d’un indice calculé à partir des loyers et des taux de rendement en vigueur sur un marché et pondéré en fonction des mètres carrés construits sur ce même marché. Sur une durée de 30 ans, la valeur des shopping centers et des sites retail enregistre une progression supérieure aux autres types d’investissements.

Le phénomène de sous-location qui était apparu de manière un peu plus prononcée l’année dernière a-t-il contribué à fausser le marché?

VB: «Non, on ne peut pas vraiment le dire. Il y a aujourd’hui moins de demandes que l’année dernière et toutes les demandes que l’on avait en 2009 n’ont pas trouvé preneur.

OB: «Et certaines de ces demandes ont carrément été retirées aussi… Nous n’étions pas spécialement alarmistes sur le sujet. Il faut voir aussi que pour certaines grandes banques ou grands sièges administratifs qui se réorganisent, il est impossible d’envisager une sous-location, tant leur immeuble est trop spécifique. Dans ces cas-là, la hausse du chômage des personnes n’engendre pas d’accroissement du chômage locatif.
Ce phénomène de sous-location est clairement marginal. Même si parfois il influe un peu, il ne va certainement pas tuer le marché. Et de toute façon, il est inclus dans l’estimation du taux de vacance entre 7 et 8%.

Les chiffres, justement. On a l’impression, à lire les communiqués publiés par les différents acteurs, que vous n’avez jamais vraiment les mêmes données en ce qui concerne le take up ou les stocks. N’y aurait-il pas moyen d’harmoniser vos données?

OB: «Je ne suis pas d’accord, les différences sont infimes. Ce qui peut varier, parfois, ce sont les définitions. Certains, comme nous, travaillent en temps réel, si bien qu’un immeuble qui ne sera livré que dans quatre mois n’est évidemment pas repris dans le stock. D’autres intègrent dans ce stock les livraisons à venir dans les six mois.

Mais je peux vous confirmer que nous nous voyons tous ensemble régulièrement, tous les trois mois, pour mettre en commun les chiffres disponibles. Pour ce qui est des mètres carrés et des loyers, nous sommes tous en phase. Après, c’est vrai que la question des parts de marché relatives est toujours problématique. Nous avons arrêté d’en discuter vraiment d’ailleurs…

VB: «Il y a aussi un jeu des statistiques qui est à prendre en compte avec des acteurs comme les institutions européennes. Lorsque le Parlement prévoit la construction de 120.000 m2 pour un usage propre, cela joue forcément sur les chiffres et il convient de les manipuler avec prudence. Il serait criminel, dans ce cas, de dire que le marché ‘explose’ avec un tel take up.

OB: «D’où l’intérêt d’avoir en même temps le son et l’image quand on présente les chiffres. Mais en règle générale, nous sommes tous très cohérents avec ces informations.

VB: «Au-delà de ces chiffres, il y a aussi une réalité: les chiffres d’affaires de tous les acteurs du marché ont plongé dans le domaine du transactionnel. Ceux qui n’ont pas, dans le même temps, un portefeuille de gérance pour absorber les coûts fixes ont sans doute plus de mal… Il faut s’attendre à des fins d’année difficiles pour certains. Quand tout va bien, c’est vrai que ce métier de gérance est assez ingrat, mais dans un contexte comme celui que nous vivons actuellement, il est bien utile.

D’une manière plus globale, comment votre métier a-t-il évolué au cours de ces deux dernières années?

OB: «Nous faisons toujours ce que nous faisions avant, à savoir le transactionnel, le conseil et la gérance. La première activité est à haute valeur ajoutée, mais elle est très cyclique. Les deux autres sont à moins haute marge, mais plus récurrentes. L’important a donc été d’être plutôt fourmi que cigale et de capitaliser en son temps les revenus que nous pouvions avoir en période de haute conjoncture.

VB: «On peut dire que l’on gagne correctement sa vie en cycle bas et très bien sa vie en cycle haut. Mais nous avons en effet dû développer davantage les activités d’accompagnement et de conseil ces deux dernières années.

Quelle est, aujourd’hui, la visibilité que vous avez sur l’année 2011?

VB: «Posez la question aux banquiers! Nous restons toujours très tributaires de la bonne santé, ou non, de la place financière. Nous sommes contents d’avoir vu la publication du dernier chiffre relatif aux avoirs des fonds d’investissement qui sont encore en hausse. C’est évidemment une bonne nouvelle, car derrière cela, il y a beaucoup de monde qui est concerné, directement et indirectement.

Par ailleurs, les métiers du private banking sont en complète mutation et le niveau de la clientèle visée est très élevé. En revanche, nous regardons avec beaucoup de prudence l’évolution du marché financier allemand qui n’a pas fini sa réorganisation.

OB: «2011, c’est déjà demain. On sait que le private banking n’est plus la vache à lait du Luxembourg. Certaines banques se sont déjà organisées et d’autres sont en train ou vont très bientôt le faire.

Sauf scénario catastrophe exceptionnel, nous avons le sentiment qu’avec l’évolution actuelle de la situation économique, de nos anticipations sur le marché locatif, du niveau de stock existant et des livraisons attendues pour 2011, nous devrions assister l’année prochaine à un recul du taux de vacance et, par extension, une pression sur les loyers en 2012.

VB: «Il y a, en moyenne, environ 100.000 m2 qui, chaque année, sont pris en occupation. Sachant que nous avons pour l’instant environ 250.000 m2 vides au Luxembourg, le stock devrait rapidement s’écouler en l’absence de nouveaux projets majeurs.

Et pour ce qui est des investissements? Il ne s’est pratiquement rien négocié en 2010. Une reprise à la hausse est-elle envisageable en 2011?

OB: «Il n’y a pas de nouvelles promotions à vendre, c’est une certitude. En revanche, certains fonds qui ont besoin de liquidités pourraient être amenés à faire des arbitrages. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, il pourrait donc y avoir des produits intéressants mis en vente.

VB: «Il faut signaler qu’au Luxembourg, même au pire moment de la crise, et contrairement à ce que l’on a pu observer dans bon nombre de villes européennes, il n’y a pas eu de phénomène de distressed sales (ventes d’urgence, ndlr.). Cela est dû au fait que nous avons un marché de l’invest qui est encore jeune et que les propriétaires privés adoptent de préférence une attitude patrimoniale.

Comment faire pour rendre le marché immobilier luxembourgeois de nouveau attractif?

OB: «Il faut avant tout qu’il y ait des produits! Mais même sans cela, le Luxembourg reste toujours un marché intéressant. Simplement, avant la crise, les investisseurs étaient prêts à prendre certains risques. Désormais, ils ne veulent plus que des produits core et affichent une réelle aversion pour le risque.

VB: «N’oublions pas que la valeur d’un immeuble est directement liée à l’occupant. Tant qu’il n’y a pas d’occupant, il n’y a aucune valeur réelle. A partir du moment où les 250.000 m2 de stock commenceront à bien se remplir, les promoteurs relanceront les projets.

OB: «Il faut en revanche s’attendre à ce que les transactions d’investissement se fassent une fois les bâtiments occupés. Vendre sur plans, cela ne se fait plus.

Les économistes disent qu’en deçà d’une croissance de 2%, il n’y a pas de création d’emploi et donc pas de réels besoins immobiliers. Y aurait-il un véritable danger si la situation actuelle venait à se prolonger trop longtemps?

OB: «Ça fait une paire de décennies que le marché tourne au ralenti à Bruxelles et personne n’est mort de faim.

VB: «Et quand les années passent, les immeubles aussi vieillissent…

OB: «Il y a toujours une activité, même en dessous de 2% de croissance. Il y aura toujours des relogements pour des raisons de confort ou de fusion. On commence alors à se trouver en présence d’un chômage locatif structurel. Mais à ce moment-là, il est certain que les immeubles qui seront ‘laissés pour compte’ vont avoir du mal à trouver preneur.

VB: «Il y a aussi un autre phénomène à ne pas négliger: l’introduction d’un passeport énergétique pour les immeubles professionnels donne aujourd’hui l’occasion pour certains locataires, s’ils ne l’ont pas déjà fait, de faire réfléchir leurs propriétaires sur la situation de leur bâtiment et d’envisager les travaux adéquats. Ça sera peut-être marginal au début, mais ça va tout de même jouer un rôle. Ceux qui ont déjà investi dans le green et le HQE auront sans doute un meilleur retour dans les premiers temps.

OB: «Bientôt, les standards énergétiques feront d’office partie intégrante d’un projet, c’est inexorable. Sans doute la crise a-t-elle donné un petit coup de frein au mouvement. Je pense que beaucoup d’entreprises ont cherché à survivre, avant de penser à être green.»