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Photo: ArcelorMittal 

Pas très loin de Buckingham Palace, Berkeley Square House fait partie des quelques centres d'affaires «stratégiques» de Londres. C'est là que Mittal Steel a installé son quartier général et qu'Aditya Mittal, directeur financier du groupe, a bien voulu nous recevoir.

Ce building «moderne» n'aura évidemment jamais le charme historique du siège d'Arcelor, avenue de la Liberté, mais c'est bel et bien là, à deux pas du très bucolique Hyde Park, qu'a démarré ce qui fut une des batailles boursières et économiques les plus fameuses de ces dernières années, longue de près de six mois. Un pan d'histoire à elle toute seule.

Si le Luxembourg a pu découvrir, en l'espace de quelques semaines, le sourire charmeur et néanmoins carnassier de Lakshmi Mittal, l'une des plus grosses fortunes mondiales, patriarche d'un empire industriel bâti à coup d'acquisitions et de rationalisation de processus, il a, en revanche, eu moins l'occasion de s'habituer à la -silhouette plus discrète et fluette de son fils, Aditya. Le «cerveau» de cette opération, c'est pourtant lui.

Aujourd'hui, la première des deux étapes du processus «technique» de fusion vient de s'achever. Avant la fin de l'année, ArcelorMittal sera définitivement une réalité administrative. L'occasion de revenir, dans un entretien exclusif avec Aditya Mittal, sur ces événements qui ont bousculé les paysages industriel et économique mondiaux.

Monsieur Mittal, quel bilan tirez-vous un peu plus d'un an après l'annonce de la fusion entre Arcelor et Mittal Steel?

«Je dois d'abord dire que bon nombre de gens pensaient que cette fusion échouerait. Il n'en a clairement rien été et, au contraire, nous avons réussi à prendre ce qu'il y avait de mieux dans chacun des deux groupes. Aujourd'hui, nous nous trouvons en face d'un succès spectaculaire à plusieurs niveaux, aussi bien sur le plan culturel et industriel que pour l'actionnaire.

Arcelor et Mittal Steel avaient chacun leur propre histoire, leur propre gestion, leur propre façon de faire des affaires. Nous avons simplement étudié attentivement chacune des deux sociétés et défini ce qui pourrait être le mieux pour les deux. Et nous y sommes parvenus, aussi bien en termes de résultats que de pratiques et de cultures.

Quels sont les points positifs que vous retenez principalement?

«Aujourd'hui, l'organisation est davantage transparente que par le passé et bien plus orientée sur la méritocratie. Nous avons fait de la santé et de la sécurité au travail notre priorité numéro un, de manière bien plus prononcée que ce que nous avons pu faire par le passé. Nous sommes résolument dans une démarche de développement de valeur et de qualité de travail pour nos employés.

C'est clairement sur ce plan culturel que nous avons enregistré les plus grands progrès. Nous avons, certes, encore beaucoup à faire, mais je suis certain que tout le monde avance dans la bonne direction.

Industriellement, nous avons enregistré des progrès significatifs dans de nombreux domaines. En apprenant beaucoup l'un de l'autre, nous avons pu créer de la valeur, aussi bien à l'achat qu'à la vente de nos produits, pour mieux servir nos clients. Tout cela se retrouve dans les résultats, quel que soit l'angle sous lequel on les considère: EBITDA, EBIT, résultat net… Nous avons enregistré 40% de mieux.

Pour ce qui est de la valeur de l'action, vous avez comme moi vu l'évolution du cours de la Bourse. Les marchés ont apprécié notre évolution.

Vous avez annoncé au mois de juillet être en avance sur la réalisation des synergies issues de la fusion. Comment expliquez-vous cette réussite?

«Fondamentalement, lorsque vous organisez le rapprochement entre deux groupes, vous vous attendez à réaliser un certain niveau de synergies dans un délai de deux à trois ans. Dans le cas présent, nous avons vite constaté que nous pouvions aller plus vite et tout le monde a été motivé pour atteindre ces synergies plus rapidement. En travaillant avec nos fournisseurs, nous sommes parvenus à ces bons résultats. Nous sommes, de façon spectaculaire, passés d'une organisation moyennement rapide à une organisation vraiment très rapide et bien plus efficace.

Revenons près de deux ans en arrière. Quand et comment l'idée de cette fusion est-elle née?

«Mittal Steel a toujours connu une croissance au travers des acquisitions et en maîtrisait parfaitement les processus. Nous sommes persuadés que cela permet de créer de la valeur à long terme dans une industrie de l'acier de plus en plus globalisée.

En 2005, j'ai réalisé, après deux opérations de privatisation en Turquie et en Ukraine, alors qu'il devenait, pour nous, de plus en plus difficile de grandir, car les opportunités étaient de moins en moins nombreuses dans cette industrie globalisée. Or, lors de ces privatisations, notre principal concurrent s'appelait toujours Arcelor. J'ai donc pensé que la seule façon de rester le numéro un était de combiner les talents de ces deux groupes.

Mais il se dessinait aussi une fabuleuse complémentarité: Mittal Steel était fortement présent en Europe de l'Est et Arcelor, plutôt à l'Ouest; nous voulions aller au Brésil et Arcelor y était déjà, alors qu'Arcelor visait l'Amérique du Nord là où nous étions très présents. Par ailleurs, nous produisons tous les deux de l'acier de haute qualité et tous les deux partageons les mêmes ambitions et la même culture de croissance, d'acquisition, d'expansion...

Au final, on ne pouvait que constater qu'il n'y avait pas de meilleure combinaison possible ni de plus belle opportunité. J'en ai donc parlé à notre chairman et CEO (Lakshmi Mittal, ndlr.), qui a partagé cette idée. Il y eut alors ce dîner avec M. Dollé, le vendredi 13 janvier. Vous connaissez la suite.

L'annonce de vos intentions au Luxembourg a été perçue comme un véritable choc, voire une agression. Avec le recul, ne pensez-vous pas avoir commis une erreur dans la façon de communiquer?

«Non, je ne pense pas que nous ayons fondamentalement commis la moindre erreur en la matière. Nous avons été simplement pris par le temps. Nous avons d'abord tenté d'en discuter avec M. Dollé et le reste du management d'Arcelor afin d'approfondir davantage cette idée. Nous avons voulu organiser une seconde réunion, ce qui n'a pas été possible. A ce moment là, nous avions déjà perdu deux semaines et devions faire vite. Il n'y avait donc pas d'autres alternatives pour nous que de nous lancer et faire cette annonce à ce moment-là.

Que retenez-vous de ces six mois de bataille acharnée?

«Je retiens surtout combien nous avons travaillé dur! Chacun a beaucoup appris, notamment que les actionnaires sont très puissants lorsqu'ils sont ensemble. Ils détiennent les clefs du futur du groupe et doivent être respectés. Ils ont été très actifs et ont parfaitement joué leur rôle. Mais tout cela appartient désormais au passé. La fusion a été réalisée et, quelle que soit la façon dont elle a pu être appelée, ‘offre non sollicitée' ou ‘OPA hostile', nous l'avons finalement menée à bien. Aujourd'hui, notre organisation est très solide et fonctionne très bien.

Avez-vous été surpris de la façon dont le Luxembourg fonctionne, aussi bien sur le plan politique ou social?

«Je pense que le fait que la fusion n'ait pas été sollicitée, à la base, a joué contre nous. Nous avons été clairement surpris des premières réactions, mais quelque part, il était naturel qu'Arcelor adopte cette position défensive. Il était tout à fait dans son rôle de déclarer que cette fusion n'était pas une bonne idée. Du coup, les politiciens n'avaient d'autre voie que de suivre ce qu'Arcelor pensait, ce qui est aussi tout à fait naturel.

Mais à partir du moment où nous avons commencé à nous asseoir autour d'une table et à expliquer à tout le monde quelles étaient notre idée et notre intention et pourquoi nous estimions que cette association avait du sens, nous avons été en mesure de neutraliser une grande partie de l'opposition. Les gens ont alors commencé à comprendre et à apprécier le fait que de réunir ensemble Arcelor et Mittal Steel pouvait donner naissance à un groupe encore plus fort.

Au final, la fusion telle que nous avons pu la concrétiser répondait aux souhaits du gouvernement luxembourgeois.

Avez-vous toujours eu confiance en la réussite de votre projet, même après l'annonce du début de rapprochement, fin juin, entre Arcelor et le Russe Severstal?

«Il est vrai qu'au moment précis de l'annonce concernant Severstal, je ne vous dirais pas que nous avions pleinement confiance, car ce n'était pas le cas. Nous avons évidemment été choqués par cette annonce, car nous pensions qu'il s'agissait-là d'une mauvaise transaction, y compris pour les actionnaires, et ne suivant de surcroît aucune logique industrielle. Mais nous avons continué à croire que nous réussirions et que notre offre était ce qui pouvait arriver de mieux pour Arcelor, pour ses employés et pour l'industrie de l'acier. Nous avons eu raison.

Si vous deviez le refaire aujourd'hui, le feriez-vous de la même façon?

«C'est le résultat final qui importe le plus. Aujourd'hui, nous sommes en présence d'une fusion réussie et l'essentiel est là.

ArcelorMittal compte, aujourd'hui, plus de 320.000 employés. Quelle est la recette pour réussir une telle intégration sur le plan social et humain?

«A l'origine, les deux groupes ont toujours travaillé avec un grand nombre de nationalités et dans un environnement multiculturel. Ce n'était donc pas une découverte en soi.

Un tel environnement implique un certain nombre de choses qui sont vraies dans toute organisation moderne. Premièrement, il n'est pas question d'imposer l'une ou l'autre de nos cultures. La culture globale de l'organisation est la plus importante. Nos employés et collaborateurs parlent un grand nombre de langues et ont un certain nombre de traditions locales. Si vous arrivez en disant ‘Je n'aime pas vos traditions locales' ou bien que vous voulez imposer une seule langue, l'anglais, vous courrez à l'échec.

Nous tenons à préserver la culture locale et nous nous concentrons sur les résultats du groupe. C'est comme ça que nous abordons cette notion de multiculture. Nous respectons chaque culture, mais surtout, et c'est le plus important, nous attendons de tout le monde que chacun comprenne et respecte la culture de l'autre. Il n'y a pas de bonne ou de mauvaise culture.

Ensuite, nous incitons chacun à être le plus transparent possible et insistons sur l'importance de la communication en interne. Nous n'acceptons pas que les gens cachent des détails, des faits, des chiffres ou n'évoquent pas les difficultés qu'ils rencontrent dans l'accomplissement de leur travail.

Enfin, nous tenons à être loyaux les uns envers les autres. Ne pas regarder d'où viennent les gens, quelle est leur nationalité voire leur sexe, leur parcours antérieur. Nous ne devons juger les gens qu'au travers de leurs résultats au sein de l'organisation.

Le tout premier CEO d'ArcelorMittal a été Roland Junck. Or, quelques mois plus tard, il a été remplacé par Lakshmi Mittal…

«... (il coupe) Non, il n'a pas été remplacé, il est parti de lui-même...

Cela signifie-t-il qu'il n'était pas la bonne personne au bon moment?

«Il s'est lui-même rendu compte qu'il n'était pas à l'aise dans cette fonction et il a préféré ne pas continuer dans ces conditions. Cette décision n'a pas été la nôtre, mais elle lui appartient entièrement. Il a fait un excellent travail et a d'ailleurs continué en tant que membre du comité de direction. Il reste aujourd'hui membre du conseil d'administration d'ArcelorMittal China.

M. Lakshmi Mittal avait initialement annoncé ne pas briguer de fonctions opérationnelles au sein de l'organisation. Or, c'est justement lui qui a remplacé Roland Junck. Quelle a été la raison de ce revirement?

«Je pense qu'il était évident, aux yeux de M. Junck, mais aussi de tous les autres, d'ailleurs, que personne d'autre que M. Lakshmi Mittal ne pouvait lui succéder. Il était le meilleur candidat et, en fait, la question ne s'est même pas posée. Quand M. Junck nous a fait part de sa décision, nous avons consulté les actionnaires sur la question, mais tout en souhaitant que les membres de la famille Mittal ne prennent pas part au vote. Plus de 90% des actionnaires ont alors approuvé la nomination de M.Mittal en tant que nouveau CEO.

Il ne reste plus aujourd'hui, au sein du comité de direction d'ArcelorMittal, qu'un seul dirigeant luxembourgeois (Michel Wurth). Estimez-vous important de préserver cette présence «luxembourgeoise» au sein de la structure dirigeante?

«Il y a tout de même un bon nombre d'autres Luxembourgeois haut placés et qui sont des éléments-clés dans notre organisation. De plus, notre groupe est dirigé depuis Luxembourg. Michel est un de mes collègues au sein du comité de direction et il accomplit, comme vous le savez, de belles performances.

Certaines rumeurs font état de changements importants dans la direction d'ArcelorMittal d'ici à la fin de l'année. Qu'en est-il?

«Non, je ne connais pas vraiment le contenu de ces rumeurs, mais je peux vous dire qu'elles sont fausses. Il pourrait peut-être y avoir des changements mineurs, mais il n'y aura rien de significatif. Notre organisation est très stable.

Alors que la fusion est sur le point d'être administrativement achevée, certains actionnaires s'inquiètent d'une diminution de leurs droits, notamment au travers de la disposition qui impose de détenir au moins 10% du capital social pour pouvoir déposer une résolution en vue d'une assemblée générale. Comment réagissez-vous face à cette inquiétude?

«Je ne pense pas que le droit des actionnaires ait fondamentalement été réduit. Le fait est que les règles de gouvernance sont différentes entre les Pays-Bas et le Luxembourg. Je rappellerai par ailleurs que si, aux Pays-Bas, ce seuil de dépôt de résolution était de 1%, il était de 20% du côté d'Arcelor. Nous avons donc progressé en la matière.

Le problème que nous avons, c'est que, fait du nombre élevé de nos actionnaires, nous ne voulons pas que le management de la société ne soit réduit qu'à une simple présence aux assemblées générales. Parce qu'avec un seuil à 1%, on peut imaginer un très grand nombre de convocations d'assemblées générales extraordinaires. C'est bien plus difficile aux Pays-Bas. Notre souhait est ainsi de ne convoquer des assemblées générales que lorsque que cela en vaut vraiment la peine.

Quel regard portez-vous sur l'industrie sidérurgique européenne aujourd'hui et sur les défis qu'elle a à relever?

«Depuis de nombreuses années, nous avons cru très fort dans l'industrie sidérurgique européenne. C'est une zone géographique idéale pour produire de l'acier et les producteurs en Europe excellent dans ce qu'ils font. Ils en sont fiers et véhiculent une longue tradition en la matière. C'est pourquoi nous avons réalisé la fusion avec Arcelor et nous avons, depuis, annoncé toute une série d'investissements au travers de la France, de l'Allemagne, de la Belgique ou du Luxembourg.

Nous n'étions pas d'accord avec la décision de l'ancien management d'Arcelor de fermer certains sites européens. Nous ne croyions pas en cette vision et nous l'avons répété avec force. Les infrastructures sont bonnes, leurs coûts sont faibles et elles doivent donc être maintenues. C'est dans cette optique-là que nous avons décidé de relancer le haut-fourneau de Liège. Nous croyons vraiment très fort dans l'efficacité de l'industrie sidérurgique européenne.

Mais comment lutter contre la concurrence venue de Chine ou d'Inde?

«La concurrence est là, mais elle n'a de sens qu'à partir du moment où elle reste loyale. Or actuellement, nous n'avons pas le sentiment que cette concurrence est toujours loyale. Ce dont nous devons nous assurer, avant tout, c'est que les termes du marché sont les mêmes pour tous les acteurs sur le terrain et que tout le monde produit de l'acier selon les mêmes règles.

Par exemple, nous ne recevons pas d'aide d'Etat et, par conséquent, il faudrait qu'il en aille de même pour les entreprises de ces pays-là. Deuxièmement, nous devons suivre au plus près la réglementation, ce qui est coûteux. Ces sociétés-là, elles aussi, devraient être soumises aux mêmes réglementations. De plus, il n'est pas non plus loyal d'entrer en concurrence en apportant de l'acier de mauvaise qualité.

Cela n'enlève rien à l'attrait de ces deux marchés… «La Chine et l'Inde sont en effet deux marchés en forte croissance. Nous voulons y être actifs, car il y existe de réelles opportunités, compte tenu de nos compétences, de nos capacités et de notre savoir-faire.

Nous sommes le premier groupe sidérurgique à avoir établi une joint venture en Chine (avec Hunan Valin-Tube & Wire, ndlr.), qui se porte très bien, qui est en pleine croissance et dans laquelle nous investissons toujours plus.

Par ailleurs, nous venons d'annoncer deux grands projets de construction d'aciéries en Inde, avec une capacité de production de 24 millions de tonnes par an, complètement intégrées. Nous venons de signer un Memorandum of Understanding avec les gouvernements de deux Etats indiens et nous sommes en train de travailler sur l'allocation des parcelles de terrains qui accueilleront ces installations.

Vous êtes actuellement à cheval entre Londres et Luxembourg. Est-ce une situation confortable?

«Je pense que l'organisation et la structure actuelles d'ArcelorMittal sont parfaitement appropriées. Un certain nombre de fonctions importantes de notre organisation se trouve à Luxembourg. C'est là que siègent les membres de notre conseil d'administration, de notre comité de direction, de notre direction financière, de nos achats. Nous y avons également établi la direction de la branche aciers plats en Europe. Il se passe plein de choses au Luxembourg. Je m'y rends régulièrement, bien sûr pour des réunions, mais aussi pour profiter des attraits de la ville».