Sasha Baillie: «J’ai beaucoup travaillé au ministère pour faire le lien entre les compétences dont nous disposons dans le spatial et nos contributions dans le domaine de la défense.» (Photo: Anthony Dehez)

Sasha Baillie: «J’ai beaucoup travaillé au ministère pour faire le lien entre les compétences dont nous disposons dans le spatial et nos contributions dans le domaine de la défense.» (Photo: Anthony Dehez)

Madame Baillie, nous avons connu le récent débat autour de la notion de croissance qualitative vs le modèle existant. Comment le percevez-vous via vos fonctions? 

«Nous devons développer les secteurs de manière intelligente, en identifiant nos atouts, ainsi que les évolutions technologiques qui sont pertinentes pour nous et aller chercher les contacts, les partenaires, les entreprises qui apportent cette valeur ajoutée. Il y a bien entendu d’autres opportunités qui se présentent et c’est au fur et à mesure qu’il faut se prononcer en fonction de leur pertinence.

Quel bilan peut-on tirer de la diversification économique du pays avec comme priorité l’ICT, la logistique, les écotechnologies et les sciences de la vie?

«Il y a un fil rouge dans tous ces secteurs. Il concerne la collecte, le traitement et l’analyse des données et leur sécurité. Le Luxembourg pourrait bien se positionner dans ce créneau à l’international en raison des infrastructures existantes et des projets dans lesquels nous investissons, comme le ‘high performance computing’ (HPC) européen. Le Luxembourg est d’ailleurs l’initiateur de ce supercalculateur, dont il a pris la coordination d’un groupe de plusieurs pays. Cette thématique de la ‘data driven economy’ traverse tous les secteurs, qu’il s’agisse du spatial, des biotechnologies. 

Nous sommes aussi dans une phase où il faut avoir des objectifs clairs tout en travaillant avec les ressources qui nous sont données.

Sasha Baillie, CEO de Luxinnovation

Faut-il lancer un plan d’investissement dans l’intelligence artificielle au Luxembourg?

«Je pense qu’il faut envisager cette question dans le cadre du concept général pour le développement des secteurs, mais il n’y a pas que l’intelligence artificielle.

D’autres clusters vont-ils voir le jour?

«Ce n’est pas prévu à ce stade. Nous en avons récemment créé deux nouveaux qui concernent le bois et les industries créatives, à la demande des acteurs du terrain. Nous voyons déjà les premiers mouvements et résultats dans ces deux créneaux. Nous sommes aussi dans une phase où il faut consolider, avoir des objectifs clairs tout en travaillant avec les ressources qui nous sont données. 

Quels sont les KPI pour Luxinnovation?

«Des KPI quantitatifs ont été fixés dans le cadre du contrat de performance qui nous lie à l’État, mais il m’est aussi important de décliner ces objectifs vers du qualitatif. Les KPI touchent plusieurs paramètres, qu’il s’agisse du nombre d’entreprises que nous soutenons dans les projets d’innovation, du nombre de start-up créées, du nombre de start-up qui ont survécu, de nouvelles activités attirées, de partenariats… Ce qui m’importe est que les résultats chiffrés se déclinent dans le qualitatif. 

Quelle est votre définition de la valeur ajoutée?

«Elle doit se traduire par une complémentarité des actions menées, et qu’elles s’intègrent dans l’écosystème à Luxembourg pour permettre une croissance intelligente en fonction des moyens dont nous disposons et de notre ADN économique.

Nous allons continuer à explorer les nouvelles formes de communication, dans une approche ciblée.

Sasha Baillie, CEO de Luxinnovation

En matière de promotion, peut-on évoquer des actions pour 2018?

«Nous allons continuer à explorer les nouvelles formes de communication, dans une approche ciblée. Quand nous visons des acteurs dans le spatial ou les biotech, la démarche est différente de celle dans le domaine manufacturier. Si nous voulons attirer des biotech au Luxembourg, nous devons parler certes du cadre général du pays, mais aussi d’exemples d’acteurs dans ce domaine et de ce que nous pouvons leur offrir spécifiquement.

Quels sont les efforts à fournir pour mieux vendre le pays?

«Nous devons tout d’abord stimuler la prise de conscience de nos compétences ici à Luxembourg. Si nous voulons vraiment obtenir un effet sur la réputation de notre pays, il faut d’abord travailler avec les personnes qui ont la compétence sur le terrain. Il faut être évidemment conscients de nos faiblesses, mais davantage mettre en valeur nos forces.

Quel serait le domaine d’activité à promouvoir particulièrement dans les prochains mois, suite au travail de market intelligence mené par Luxinnovation?

«Je pense particulièrement au spatial, où différentes initiatives ont vu le jour. J’ai beaucoup travaillé au ministère pour faire le lien entre les compétences dont nous disposons dans le spatial et nos contributions dans le domaine de la défense. Comme Étienne Schneider est à la fois ministre de l’Économie et de la Défense, et que le Luxembourg doit apporter sa contribution à l’Otan, nous avons voulu le faire grâce aux compétences dont nous disposons chez nous. D’où l’idée de créer la joint-venture GovSat, qui permet de valoriser notre savoir-faire en apportant une solution dont la défense européenne a besoin. Nous avons beaucoup de compétences dans l’industrie qui peuvent être utiles pour la défense européenne. 

Vous n’évoquez pas le fait que vous étiez la cheville ouvrière de GovSat…

«C’est un excellent exemple pour illustrer le bénéfice de travailler de manière transversale. J’étais dans une position au cabinet qui me permettait de réunir différents acteurs et je disposais d’un bagage diplomatique – défense et économie. Il était presque naturel d’amener ces facteurs ensemble, de poser les bonnes questions, d’encourager le dialogue, de ne pas avoir peur des obstacles et d’aider à les surmonter. C’était un plaisir de fédérer différents acteurs autour d’un projet commun mené de manière rigoureuse, avec une bonne analyse juridique.

Partager de l’information signifie aussi donner quelque chose.

Sasha Baillie, CEO de Luxinnovation

Tout le secteur du spatial se développe autour de nouvelles technologies qui sont aussi très intéressantes pour le domaine de la défense. Avec GovSat, nous avons un modèle de partenariat public-privé qui est exemplaire, d’où l’intérêt de différents pays de collaborer avec nous.

Ce qui vous passionne, c’est rassembler des forces vives et créer des ponts…

«Nous avons tous des compétences diverses et complémentaires. Si nous arrivons à bien communiquer entre nous, à dialoguer, à faire ressortir ces compétences, on avance de manière exceptionnelle. Le Luxembourg favorise la mise en réseau, la création de confiance et la mise en place de projets communs. C’est un avantage dont nous disposons par rapport à d’autres pays. 

Comment dépasser le réflexe initial qui consiste à protéger son domaine pour créer de la confiance?

«C’est un défi permanent, que ce soit à l’échelle internationale ou en interne. Partager de l’information signifie aussi donner quelque chose. Mais des relations de confiance, ça se construit et ça se mérite.

Quelles sont les actions prioritaires que vous souhaitez mener pour les start-up?

«Nous sommes à leur service pour préparer les dossiers, faire un business plan, pour que l’idée devienne concrète et qu’elle devienne surtout durable. Nous disposons des outils pour aider les jeunes entreprises innovantes à réussir.

Cela étant posé, nous pourrions davantage cibler les domaines dans lesquels ces start-up travaillent. Nous devrions trouver des synergies avec les grandes sociétés présentes au Luxembourg qui ont besoin de ressources et d’idées qu’elles ne développent pas en interne. Il faut penser ‘out of the box’. Dans ce cas, nous pouvons faire une corrélation entre leurs besoins et les idées qui proviennent des entreprises innovantes. Dans ce cas aussi, nous devons miser sur la mise en réseau. Si nous arrivons à bâtir sur cet avantage-là, nous pouvons encore faire de belles choses.

Il faut aussi mieux se faire connaître à l’international pour attirer des start-up…

«Nous sommes quand même un petit pays avec des moyens plus petits, nous devons mieux nous faire connaître, mais de manière plus ciblée.

Reste le point faible du financement des start-up dans leur phase de démarrage…

«C’est un chantier auquel nous devons nous consacrer. Nous voyons bien qu’il y a un autre accès au financement aux États-Unis qu’en Europe. Là aussi, nous devons chercher d’autres méthodes.

Croyez-vous au concept de la start-up nation luxembourgeoise?

«C’est un bon concept pour sensibiliser et pour valoriser les start-up, mais j’irais davantage dans la direction d’une approche ciblée pour mieux énoncer ce qu’on peut développer sur place. 

Doit-on inculquer une culture de la prise de risque en Europe, et au Luxembourg en particulier?

«Oui, mais avec une culture du risque calculé, sur base d’une bonne analyse, sans avoir peur de surmonter les obstacles et d’aller voir ailleurs pour tester de nouvelles idées. Avec du bon sens, on peut quand même avancer sur le domaine du risque, je pense par exemple à l’initiative Spaceresources.lu.

Étant d’origine britannique, j’ai été influencée par cette culture qui est libérale, ouverte au monde.

Sasha Baillie, CEO de Luxinnovation

Le projet Rifkin aura aussi marqué la mandature. Quelle doit être la suite de ce projet au niveau de Luxinnovation?

«Il y a une multitude de domaines dans lesquels le processus Rifkin s’articule. Notre apport doit concerner naturellement l’innovation en soutenant tous les projets qui ont du sens, que ce soit dans la mobilité durable, dans les écotechnologies, dans les matériaux. 

Avez-vous été marquée par une culture étrangère lors de votre expérience en tant que diplomate?

«J’ai été exposée à beaucoup de cultures. Étant d’origine britannique, j’ai été influencée par cette culture qui est libérale, ouverte au monde, mais aussi qui est basée sur le bon sens. Cela fait partie de mon ADN.

En prenant un peu de hauteur, quelle doit être la place du Luxembourg dans le monde actuel?

«Le Luxembourg est un modèle d’intégration de différentes nationalités, de différentes cultures. C’est une très grande chance. Nous avons beaucoup d’exemples à montrer sur la diversité. Je me demande si nous en sommes suffisamment conscients. J’ai pu vivre à l’étranger et je peux dire que c’est assez remarquable ce que nous avons réussi à faire au Luxembourg. Je pense qu’on peut davantage véhiculer cela comme modèle d’intégration.

Des actions se préparent au niveau national autour des valeurs de notre identité.

Sasha Baillie, CEO de Luxinnovation

On se cacherait encore de trop?

«Nous sommes un peu effacés, c’est dans notre nature. Je ne pense pas que nous devions changer cela, car cela fait partie de notre ADN. Cela permet aussi de faire avancer les choses parce que nous ne sommes pas toujours sur le devant de la scène, mais nous préférons nouer des relations de confiance. Le Luxembourg est apprécié et écouté sur la scène internationale, surtout par ceux qui nous connaissent.

Doit-on s’attendre à une action spécifique pour 2018 autour du «nation branding»?

«Je peux simplement vous dire que nous serons présents lors de la Biennale de Venise. Des actions se préparent au niveau national autour des valeurs de notre identité.

Comment vivez-vous l’idée d’être dans la lumière, via votre nouvelle fonction, plutôt que dans l’ombre, comme précédemment au ministère?

«J’ai grandi dans la fonction publique. Je n’ai pas vocation à être sur la place publique, mais j’assume mon rôle de CEO dans le sens où il faut bien communiquer, pour véhiculer des messages sur nos missions, sur le travail qu’on fait dans l’intérêt du développement économique. 

Pourquoi avoir choisi de servir l’État au début de votre carrière?

«J’ai toujours été très fascinée par notre pays, son histoire, la manière dont le Luxembourg a su se positionner dans le monde. J’ai aussi travaillé sur une thèse de doctorat à l’Institut universitaire européen à Florence sur les moyens d’influence d’un petit pays dans l’UE en prenant le Luxembourg comme cas d’étude. C’est dans le contexte des recherches que j’ai menées que je suis entrée en contact avec le ministère des Affaires étrangères. Je l’ai rejoint en 1996 en tant que chargée de mission pour la présidence luxembourgeoise de l’UE (en 1997, ndlr) et à la fin de cette année-là, j’ai fait le concours pour débuter dans la carrière diplomatique. J’avoue que j’ai toujours été motivée par l’idée de servir le pays. J’ai eu la chance de grandir ici, de bénéficier de ce que le Luxembourg peut apporter à ses citoyens et j’ai toujours souhaité apporter ma contribution au pays.

Nous sommes là pour servir l’État, pour servir le gouvernement élu démocratiquement qui fixe les priorités politiques.

Sasha Baillie, CEO de Luxinnovation

Si vous deviez rédiger votre thèse aujourd’hui, comment décriviez-vous l’influence du Luxembourg?

«Certains constats relevés dans le cadre de ce travail se sont confirmés. Je pense à cette approche pragmatique qui caractérise le Luxembourg. Le fait que nous n’ayons pas des intérêts dans tous les domaines permet aussi d’intervenir là où on en a vraiment besoin. En évitant de se positionner sur tous les thèmes, on peut rester un peu en retrait. À l’inverse, lorsque le Luxembourg intervient, il peut recueillir davantage de facteurs de sympathie. 

Le haut fonctionnaire est-il un serviteur mal compris?

«Le terme en anglais ‘civil servant’ reflète davantage ce que nous sommes. Nous sommes là pour servir l’État, pour servir le gouvernement élu démocratiquement qui fixe les priorités politiques. Les hauts fonctionnaires sont là pour servir, pour conseiller, pour apporter une expertise dans différents domaines. C’est une tâche très importante, appréciée par nos décideurs politiques. Mais ce ne sont pas les fonctionnaires qui dirigent le pays! Il est donc logique que nous soyons un peu en retrait.

Même si certains hauts fonctionnaires assurent une forme de continuité à travers le temps, peu importe les gouvernements.

«Il faut bien garder cet équilibre. La continuité et la stabilité sont importantes. Là encore, il est aussi très bénéfique de changer de fonction, car cela permet de rester ouvert à d’autres idées. 

Je pense être à l’écoute. J’aime consulter, comprendre, fédérer.

Sasha Baillie, CEO de Luxinnovation

La politique « de l’autre côté » ne vous a jamais tenté?

«J’admire le courage et l’engagement de ceux qui s’engagent en politique. Mais personnellement, je ne ressens pas cette vocation. 

Comment peut-on qualifier votre mode de management?

«Je pense être à l’écoute. J’aime consulter, comprendre, fédérer, mais en même temps, je ne suis pas quelqu’un qui craint de prendre des décisions. Il faut parfois trancher pour faire avancer les choses. J’aime la clarté. J’accorde toutefois une importance à la prise de décision dans le respect de chacun, et surtout à la façon de la communiquer, car il n’y a rien de pire que de prendre une décision sans que les personnes concernées ne la comprennent. Qu’il s’agisse du ‘nation branding’ ou du projet GovSat, cela a toujours été mon approche et je pense que cela permet de faire avancer les choses sans heurter les intérêts de chacun.»