Serge de Cillia, le CEO de l'ABBL, estime que le secteur de la banque privée a bien résisté aux changements et peut repartir dans un esprit conquérant. (Photo: Julien Becker)

Serge de Cillia, le CEO de l'ABBL, estime que le secteur de la banque privée a bien résisté aux changements et peut repartir dans un esprit conquérant. (Photo: Julien Becker)

On parle beaucoup de changements dans le business model des banques privées basées au Luxembourg. Quels sont les changements les plus visibles?

«En fait, nous n’avons pas attendu les nouvelles dispositions légales pour réorganiser la banque privée. C’est un processus qui s’est fait par étapes, à partir de la directive européenne de 2003 sur la fiscalité de l’épargne, transposée dans la législation luxembourgeoise en 2005. Beaucoup de clients ont déjà profité, à l’époque, de la possibilité d’opter pour l’échange automatique plutôt que de la retenue à la source. Ensuite, l’ABBL a été, en 2011, la première association à signer la charte de l’ICMA (International Capital Market Association) prévoyant un certain nombre de règles concernant le comportement des banques par rapport au marché et par rapport à la clientèle, dont l’engagement à ne pas aider ses clients à éluder des impôts. Enfin, depuis 2013, le Luxembourg est engagé dans le processus de l’échange automatique des données pour les comptes des clients non résidents.

La stratégie des banques privées a donc évolué…

«Oui. Le modèle de la banque privée change. Le nombre de clients a baissé et le type de clientèle a changé. Le métier de banquier privé est devenu plus complexe, plus sophistiqué et doit s'adapter continuellement afin de répondre à de nouveaux besoins. Ça a nécessité la mise en place d’autres produits et solutions. Mais les banques luxembourgeoises, grâce à leur flexibilité, ont pu répondre à ces défis.

Les acteurs ont-ils beaucoup souffert pour opérer cette mutation?

«Les banques ont informé leurs clients comme quoi ils n’avaient plus aucun intérêt à maintenir la situation antérieure par rapport à leur patrimoine et qu’il valait mieux profiter d’une éventuelle amnistie fiscale pour régulariser leur situation. Elles ont donc perdu des milliers de clients et un certain nombre de conseillers se sont, de là, retrouvés sans emploi. Plusieurs institutions de la Place ont donc dû procéder à des plans sociaux. Par contre, au niveau des avoirs sous gestion, l’impact a été nul. Ils ont même augmenté entre 2013 et 2014, de 307 à 318 milliards. C’est en partie lié à la bonne santé des bourses, mais on peut quand même avancer que les plus pessimistes ont eu tort. Le transfert d’un type de clientèle à un autre a pu s’opérer.

En quoi les clients d’aujourd’hui sont-ils différents de ceux d’avant la crise?

«Aujourd’hui, il faut aller les chercher. Avant, ils venaient d’eux-mêmes vers le Luxembourg. Il faut donc pouvoir vendre de la qualité au plus haut niveau, un savoir-faire made in Luxembourg et proposer la 'boîte à outils' luxembourgeoise, le sur-mesure bancaire pour une clientèle internationale. Ensuite, cette clientèle a rajeuni et fonctionne différemment. Elle veut être informée chaque fois qu’une information peut l’aider et pas seulement via un extrait une ou deux fois par mois. Les banques constatent aussi que leurs salons sont moins occupés. Cette nouvelle génération prend moins le temps de se déplacer, la relation est davantage gérée à distance grâce aux nouvelles technologies. Par contre, elle est aussi beaucoup plus mobile. Elle hésitera moins à changer de banque si une autre lui convient mieux. Il faut donc bien la connaître pour s’assurer de sa fidélité.

Il y a eu une volonté d’aller vers les plus grandes fortunes. Avec succès?

«Il faudra attendre les résultats de 2015 pour étayer les derniers résultats, mais une première tendance a été mesurée entre 2013 et 2014, soit après l’annonce du passage à l’échange automatique. On constate que le nombre global de clients a baissé, mais que ceux qui viennent apportent des montants moyens plus élevés. Ceci dit, il faut préciser que les banques luxembourgeoises n’ont pas chassé les clients dont les avoirs n’étaient pas très importants. Elles leur ont demandé de se régulariser dans la mesure où les règles internationales avaient changé. Et, autre changement important à ce niveau, c’est désormais les banques qui se déplacent vers les clients en créant des succursales dans d’autres pays européens. Elles veulent être présentes auprès du client dans son pays de résidence.

Qu’est-ce que les banques privées basées au Luxembourg peuvent offrir aux clients fortunés et qu’ils ne trouveraient pas ailleurs?

«Si on regarde les autres places financières, Londres étant un cas à part, on observe qu’elles se concentrent d’abord sur leur marché domestique. Au Luxembourg, par contre, nous avons pour tradition de servir des clients majoritairement non résidents. En plus, avant l’arrivée de l’euro, ces autres centres financiers avaient pour habitude de ne travailler que dans leur propre devise. Alors que Luxembourg a une tradition multidevise depuis les années 1920. Au niveau des produits, enfin, le Luxembourg offre des solutions transfrontalières adaptées aux besoins des clients internationaux. Notre offre ne se limite pas aux solutions domestiques. Prenons le cas du trust. C’est une construction qui n’existe pas sur le continent, elle est britannique. Or, un client international qui a l’habitude de la common law, voudra pouvoir l’utiliser. Ici, nous pouvons l’utiliser en rajoutant des éléments continentaux et en faire un produit qui tient la route. Les autres Places ne fonctionnent pas ainsi. Le Luxembourg est bien placé pour accueillir des activités comme le wealth management, d'autant plus qu'il existe chez nous la possibilité de structuration pour des produits destinés aux toutes grosses fortunes.

Les banques luxembourgeoises sont-elles suffisamment solides pour jouer dans un environnement international?

«Il y a deux points dont il faut tenir compte. Premièrement, en termes réglementaires, la place de Luxembourg a une tradition de fonds propres très solides. La CSSF veille d’ailleurs à ce qu’il en soit ainsi. De manière générale, les institutions bancaires détiennent quasiment le double de ce qui est exigé. Nous envoyons donc un message de solidité qui est bien connu des maisons mères étrangères qui disposent d’une filiale au Grand-Duché. Elles font donc en sorte de garantir cette stabilité. Le second élément, plus subjectif, est la réputation. Nous ne sommes pas à l’abri des méchancetés en provenance d’autres pays et lancées sur le Luxembourg. Le pays doit donc se défendre, c’est le rôle du gouvernement, de Luxembourg for Finance, c’est aussi le nôtre de dire que les propos avancés par certains journalistes à l’étranger ne correspondent pas à la réalité, au contraire.

Peut-on réellement espérer que le total des actifs sous gestion dans les banques luxembourgeoises se remette à augmenter alors que beaucoup le voyaient fondre?

«Parmi les plus pessimistes, certains parlaient de la disparition de 40 banques. Ça ne s’est pas produit. Il y a eu des fermetures, des restructurations, des départs pour diverses raisons, notamment pour des questions de masse critique, mais l’objectif est clairement d'augmenter à nouveau les actifs sous gestion. La maison de la banque privée a été rénovée. Nous n’avons pas touché aux fondations, mais nous avons déplacé des murs, revu la décoration, réparé le toit, nous lui avons donné un caractère écologique à travers différents produits, et ses portes sont désormais grandes ouvertes pour accueillir de nouveaux clients. En plus, les banques développent de plus en plus des succursales et des équipes à l’étranger pour conquérir de nouveaux clients.

Certains acteurs de la Place voudraient voir le Luxembourg devenir le centre de private banking pour l’Eurozone. Cet objectif vous semble-t-il réaliste? Que faut-il faire pour le réaliser?

«Si on regarde les avoirs sous gestion, avec 318 milliards d’euros en 2014 nous sommes un acteur majeur en banque privée et gestion de fortune dans l’Eurozone. C’est un élément objectif. Mais nous voulons aussi jouer sur le qualitatif et créer le réflexe chez les clients potentiels que, face à un besoin en gestion de fortune, ils se tournent automatiquement vers le Luxembourg. Pour y parvenir, nous continuons à investir beaucoup dans la formation et l’éducation de notre personnel en banque privée, que se soit à travers les programmes de formations internes dans les banques, la House of Training ou l’Université du Luxembourg. C’est un processus permanent. Actuellement, nous travaillons aussi sur une certification des métiers de la banque privée. L’idée est qu’un employé destiné à entrer en contact avec la clientèle doive prouver qu’il a le bagage nécessaire. Par rapport aux autres places financières, ce sera un excellent argument.

C’est un projet à quelle échéance?

«Nous avons l’appui de la CSSF et du ministère des Finances pour mettre en place cette certification. Mais nous réfléchissons actuellement à voir si nous allons développer notre propre certification ou passer via une norme Iso. Dans ce deuxième cas de figure, la mise en place est plus complexe et demandera beaucoup plus de temps.

À moyen terme, quels sont les grands défis que devra encore affronter le secteur?

«La qualité du personnel et l’offre de produits. Il faut pouvoir offrir un upgrade aux clients, via de nouveaux produits, mais aussi à travers le développement des fintech. À ce niveau, nous sommes en concurrence avec les autres places financières. Tout le monde envisage cette montée en puissance des fintech. Luxembourg doit donc apporter quelque chose de plus. Le côté 'old fashioned' de la banque privée est en voie de disparition. La nouvelle clientèle n’a plus le temps, la dimension fintech prend donc toute son importance.

L’emploi a tendance à diminuer au fil des années dans la banque privée. C’est irrémédiable?

«Si on regarde à long terme, la tendance baissière se poursuit, notamment par l’impact du poids croissant des activités de sous-traitance vers les PSF où, là, l’emploi augmente. D’autre part, moins de petits clients veut également dire moins de besoins en conseillers. Enfin, l’impact fintech aura des conséquences également, mais il est difficile à chiffrer.»