Le géant mondial tire encore profit des technologies développées par Arcelor avant la fusion: les poutrelles de Differdange et les palplanches de Belval.  (Photo: Charles Caratini / archives)

Le géant mondial tire encore profit des technologies développées par Arcelor avant la fusion: les poutrelles de Differdange et les palplanches de Belval.  (Photo: Charles Caratini / archives)

Voilà un mariage que la mariée a tenté de fuir jusqu’à la dernière minute. Dans la robe blanche, Arcelor, géant européen et mondial de l’acier, issu en 2002 de la fusion entre le luxembourgeois Arbed, l’espagnol Aceralia et le français Usinor. Un bijou, comme en témoignent ses résultats exceptionnels dévoilés en février 2006: un bénéfice net record à 3,8 milliards d’euros (+66%), un chiffre d’affaires de 32,6 milliards d’euros (+8% en un an) et une dette nulle. Avec 3% du marché mondial de l’acier et 20% de parts de marché dans l’automobile européenne, Arcelor avait déjà un pied sur trois continents et visait plus loin.

Dans le rôle du soupirant, Mittal Steel, empire forgé par Lakshmi Mittal à coups de rachats de sociétés sidérurgiques privatisées à moindres coûts. L’Indien a grandi dans l’acier et construit sa propre aciérie en Indonésie avant de multiplier les acquisitions – pas moins de 47 en 15  ans – pour devenir en 2005 le numéro un mondial de l’acier en volume.

«L’industrie sidérurgique était alors en plein boom avec l’explosion de la demande chinoise», rappelle Julien Onillon, analyste sur le marché des métaux durant 10 ans avant de devenir directeur des relations investisseurs chez Mittal Steel. «Arcelor avait une stratégie très orientée sur la valeur ajoutée. Quand Mittal Steel a pris la première place, Arcelor a changé de stratégie et s’est trouvé en confrontation directe sur des acquisitions dans les pays émergents.» La plus mémorable restant celle de la pépite ukrainienne Kryvorizhstal en 2005, remportée par Mittal pour 4,8 milliards de dollars. «Si Guy Dollé (alors CEO d’Arcelor, ndlr) n’avait pas renchéri, nous aurions payé un milliard de moins», remarquait Aditya Mittal, fils et alter ego financier de Lakshmi Mittal, au lendemain de la victoire, rapporte «Cold Steel: Lakshmi Mittal and the Multi-Billion-Dollar Battle for a Global Empire», de Tim Bouquet et Byron Ousey, un ouvrage bien informé sur les coulisses de la fusion Mittal-Arcelor. C’est cette concurrence pour la suprématie mondiale dans l’acier qui conduit l’Indien à imaginer un «rapprochement» avec Arcelor. Dans la foulée, Arcelor se lance dans l’acquisition forcée de Dofasco, partenaire de longue date au Canada et porte d’entrée au marché automobile américain. Une façon aussi de gagner de la valeur et de se mettre hors de portée de Mittal Steel, selon «Cold Steel». «Le grand paradoxe, c’est que cette OPA hostile sur Dofasco, la première sur le marché de l’acier, a donné des idées à Lakshmi Mittal…», commente Julien Onillon, chargé par l’Indien d’analyser l’opportunité d’un mariage. «Les deux groupes étaient extrêmement complémentaires au niveau de la géographie et des produits.»

C’est par un appel téléphonique que Lakshmi Mittal avertit Guy Dollé de son offre publique d’échange «amicale» le 23 janvier 2006. Un électrochoc personnel et national. «Le gouvernement luxembourgeois est disposé de façon défavorable à l’égard de cette OPA hostile de Mittal sur Arcelor», assène le Premier ministre Jean-Claude Juncker devant les députés. «Nous ne la voulons pas, parce que nous ne la comprenons pas.»

Même consternation du côté des salariés. «Nous savions que Mittal Steel n’était pas Rolls-Royce, loin de là, et que la famille Mittal pressait le citron au maximum avec les outils qu’elle avait repris en mauvais état», se souvient Robert Fornieri, secrétaire syndical Sidérurgie du LCGB et ancien salarié d’ArcelorMittal. Mais Arcelor, blindé au niveau industriel, ne l’est pas au niveau financier. «La structure de l’actionnariat laissait prévoir la possibilité d’une fusion», observe Alain Kinn, à l’époque représentant des salariés au nom de l’OGBL aux côtés du regretté John Castegnaro. Le gouvernement luxembourgeois, le seul encore représenté, totalise moins de 6% des parts.

Bataille désespérée

S’ensuivent cinq mois de course contre la montre pour Guy Dollé, qui veut à tout prix éviter une union jugée contre-nature entre Arcelor, producteur de «parfum», et Mittal Steel, vulgaire producteur d’«eau de Cologne». Arcelor tente également de peser sur le gouvernement luxembourgeois en pleine transposition de la directive européenne sur les OPA. Mais aucune des poison pills suggérées ne sera retenue dans le projet de loi soumis à la Chambre. «On aurait eu plein d’ennuis, cela aurait nui à notre réputation mondiale, car ce n’était pas business friendly», justifie aujourd’hui Jeannot Krecké, alors ministre de l’Économie (LSAP) et aujourd’hui encore représentant de l’État au conseil d’administration d’ArcelorMittal.

«Le gouvernement luxembourgeois ou ses représentants ont eu des positions contrastées et ambiguës», commentera quelques années plus tard Guy Dollé dans une interview à Forum. «Nous avons été avertis par nos conseillers que ce ne serait probablement pas le gouvernement qui déciderait, mais le marché et la Bourse», explique Jeannot Krecké. «Ma mission était de garder le contact avec Lakshmi Mittal et de négocier la localisation du quartier général au Luxembourg.» Jeannot Krecké et Luc Frieden multiplieront les dîners avec les Mittal pour ne pas insulter l’avenir.

Arcelor entreprend de protéger Dofasco dans une stichting, une fondation de droit néerlandais, promettant à Mittal Steel, déjà présent aux États-Unis, des déboires avec les autorités de la concurrence. Dernière flèche dans le carquois: la promesse d’un dividende de 5 milliards d’euros aux actionnaires.

Mais au bout de cinq mois à batailler, Guy Dollé et ses acolytes perdent le soutien des actionnaires. Le chevalier blanc incarné par Alexeï Mordachov de Severstal, allié russe de longue date, voit son offre rejetée par le conseil d’administration. «Cette alliance promettait une croissance industrielle à un bon rythme», regrette encore Roland Junck, ingénieur puis premier CEO d’ArcelorMittal après la fusion, «mais c’était une petite solution et pas une grande pour les investisseurs, alors que les consultants ne cessaient de dire que plus un groupe est grand, plus il est rentable.»

L’offre publique d’échange est officiellement acceptée par le conseil d’administration d’Arcelor le 25 juin 2006 puis par les actionnaires le 30 juin. Guy Dollé fait valoir ses droits à la retraite et cède la place à Roland Junck au poste de CEO. Mais la réalité du mariage prend vite le dessus. À peine quatre mois plus tard, le 6 novembre 2006, il est remplacé par… Lakshmi Mittal. «Je sais que j’ai déçu beaucoup de gens quand je suis parti, mais il ne pouvait y avoir qu’un seul capitaine sur le bateau», résume Roland Junck.

Dès cette époque, la stratégie de Lakshmi Mittal heurte en effet la culture Arcelor. «J’estimais que les pays émergents nous étaient fermés en raison de la fusion», se souvient Roland Junck. «ArcelorMittal n’était pas considéré comme un indien en Inde, la Chine avait annulé les accords avec Arcelor, il fallait oublier le marché russe après avoir perdu la face devant Severstal, il ne restait que le Brésil.»

Autre point de divergences: la réduction des capacités déjà annoncée sous Arcelor. «Je voulais résoudre le problème quand ça allait bien, mais Lakshmi Mittal avançait l’argument que chaque contribution pouvait aider à réduire la dette. Or, cette dette venait de l’argent en plus donné aux actionnaires!» Il s’agissait de la rallonge accordée pour emporter leur adhésion finale…

Dix ans après, ArcelorMittal se retourne sur des noces pour le moins chaotiques. «En 2006-2007, c’était l’euphorie totale, on a connu un pic jamais atteint», se souvient Robert Fornieri. Des années d’avant-crise fastes, portées par un prix de l’acier au sommet: la tonne atteindra les 1.200 dollars fin 2008, le quadruple de sa valeur en 2001. D’où les multiples investissements d’ArcelorMittal dans les activités minières, du Canada à l’Australie en passant par l’Afrique du Sud et la Russie. Le cours de l’action frise alors les 110 dollars contre 30 dollars mi-2006.

La crise et surtout la redoutable machine chinoise viennent contrecarrer le «rêve» de domination mondiale de Lakshmi Mittal. Ses projets africains battent de l’aile. Le site de Gandrange (France), présenté comme un modèle de reprise réussie par Mittal Steel avant la fusion, est fermé en 2008, Florange en 2009, la filière à chaud de Liège en 2011, le train à fil de Schifflange (STFS) et le site de poutres de Madrid en 2012. Circuit Foil est vendue à Doosan (2014) et la production de fils de découpe de Bettembourg cédée au sous-traitant automobile coréen Sam Hwa (2015). Bissen est le prochain sur la liste.

Bilan douloureux

«Dix ans après, nous n’avons pas à rougir», assure toutefois Jeannot Krecké. Le Luxembourg conserve deux sites hautement performants sur un marché de niche qu’ils dominent – Belval pour les palplanches et Differdange pour les poutrelles. Technologie «made in Arcelor». «Quand on regarde ce qui s’est passé depuis la fusion, on se rend compte qu’ArcelorMittal a détruit plus de richesses qu’il n’en a créé», avance Jean-Claude Bernardini, secrétaire syndical Sidérurgie de l’OGBL.

Côté social, le constat est accablant pour les syndicats, qui ont disparu du conseil d’administration et ont vu leur nombre fondre au sein du comité d’entreprise européen. La convention collective a été dénoncée en 2013. «Le modèle social a été sauvegardé, mais la qualité du dialogue social a diminué», résume Alain Kinn. Le centre d’apprentissage de Differdange a été fermé en 2014 et, sacrilège suprême, ArcelorMittal s’est défait du château de l’Arbed. «Ils ont enlevé d’un trait un emblème de la sidérurgie luxembourgeoise», regrette Robert Fornieri. La vénérable – et inchauffable – bâtisse est sacrifiée à l’autel du désendettement, comme les participations dans Enovos, Paul Wurth ou encore Telindus, jugées non stratégiques. 

Et les prochaines années ne s’annoncent pas plus roses pour ArcelorMittal. La famille Mittal a consenti à une nouvelle augmentation de capital en mars dernier, afin de réduire la dette qui s’élevait à 15,7 milliards de dollars fin 2015. Le groupe ne peut s’appuyer sur ses résultats avec un Ebitda en chute de 29% et des pertes multipliées par huit à 7,9 milliards de dollars. L’action s’affiche à moins de 5 euros. Des chiffres qui semblent donner raison à Guy Dollé qui affirmait, il y a 10 ans, que «les trois quarts des macrofusions échouent et très souvent ne génèrent pas du tout la création de valeur prévue».

ArcelorMittal se retrouve aujourd’hui dans une situation plus qu’inconfortable. «Sa rentabilité financière est insuffisante pour satisfaire aux dépenses d’investissements à la fois dans les mines et dans les installations d’Europe de l’Est et des États-Unis qu’il faut mettre à niveau», commente un ancien d’Arcelor. «Il faut désinvestir, sinon la situation sera extrêmement dangereuse à terme.»

Même constat du côté des syndicats: «Le Luxembourg avait depuis longtemps la capacité financière et l’autonomie suffisante pour investir, mais le cash généré n’est maintenant plus disponible», rappelle Robert Fornieri. «Avec la gestion telle qu’elle est faite actuellement au niveau du groupe, tous les sites sont potentiellement en danger», avertit Jean-Claude Bernardini.

Le groupe doit affronter une cyclicité de l’acier renforcée par les surcapacités chinoises amplifiées par le ralentissement économique de l’empire du Milieu – qui produit la moitié de l’acier mondial. La Chine préfère exporter à prix cassés que réduire sa production. «Le gouvernement chinois va imposer une consolidation, mais cela va prendre du temps», estime Julien Onillon. La prochaine décennie s’annonce encore tumultueuse pour le géant de l’acier.

Économie fiction
Et si…?
Et si la fusion n’avait jamais eu lieu? «Je ne suis pas certain qu’Arcelor et Mittal auraient survécu seuls à la crise de 2008», affirme l’ancien analyste Julien Onillon. «Arcelor serait peut-être au bord de la faillite et recapitalisé par l’État luxembourgeois, donc le contribuable, comme Vallourec en France.» Pour Roland Junck, les portes de sortie envisagées il y a 10 ans se seraient probablement transformées en impasse: de Severstal (alors que les relations entre l’Europe de l’Ouest et la Russie sont tendues) jusqu’au Brésil (véritable cocotte-minute sociale). Finalement, les entreprises de l’acier qui ont traversé la crise sans laisser trop de plumes restent celles qui se tiennent
à une spécialité, comme l’américain Nucor ou l’autrichien Voestalpine. Pour ce dernier, «parce que le gouvernement ne permettait pas une stratégie de croissance internationale», souligne Roland Junck. «Pour Voestalpine, ça a été
sa chance.»

Chiffres

Chiffre d’affaires:

  • 2006: 88,576 milliards USD
  • 2015: 63,578 milliards USD

Bénéfice net:

  • 2006: 7,973 milliards USD
  • 2015: -7,946 milliards USD

Employés:

  • 2006: 319.000
  • 2015: 209.000

Production d’acier brut:

  • 2006: 118 millions de tonnes
  • 2015: 92,5 millions de tonnes

Ebitda:

  • 2006: 15,3 milliards USD
  • 2015: 5,231 milliards USD

Endettement net:

  • 2006: 20,4 milliards USD
  • 2015: 15,7 milliards USD

Cours de l’action:

  • 2006: 43,12 EUR
  • 2015: 3,86 EUR

Production minière:

  • 2006: 64,4 millions de tonnes
  • 2015: 73,7 millions de tonnes