Carlo Thill (BGL BNP Paribas) et Raoul Mulheims (Digicash), deux générations, deux modèles d'affaires, mais une même envie pour la Place. (Photo: Eric Chenal)

Carlo Thill (BGL BNP Paribas) et Raoul Mulheims (Digicash), deux générations, deux modèles d'affaires, mais une même envie pour la Place. (Photo: Eric Chenal)

Une banque centenaire d'un côté, une jeune start-up de l'autre: vous voyez les fintech de points de vue forcément différents...

Carlo Thill: «Dans une banque, une des grandes problématiques lorsqu'on parle de fintech, c'est le système informatique qui date. De ce fait, les banques sont beaucoup moins agiles au niveau de l'intégration de différentes solutions. Chez nous, un projet peut prendre 18 mois, alors que la fintech va développer sa solution en trois ou quatre mois. C'est un des grands avantages des fintech. Mais parfois, elles ont quand même besoin des banques pour pouvoir lancer leurs solutions.

Raoul Mulheims: «La banque est un métier hyper particulier, donc il a fallu apprendre beaucoup. On vient du secteur des télécoms avec des paiements sur les opérateurs mobiles, un monde tout à fait différent. Les premières fois qu'on a discuté avec nos amis banquiers, c'était un véritable choc de cultures... Après, il a fallu voir comment on peut travailler ensemble. On a aussi énormément appris pour créer des infrastructures informatiques qui répondent aux exigences bancaires.

C.T.: «De leur côté, les banques doivent opérer un grand changement en mettant le client au centre - ce qu'il veut et ce dont il a besoin - et construire leurs solutions end-to-end pour qu'elles soient plus lean. Nous pouvons utiliser des briques qui sont aujourd'hui développées par des fintech et les intégrer dans notre offre. Par exemple pour un crédit immobilier, je pourrais utiliser la brique atHome, qui permet au client de charger sur sa demande de crédit les caractéristiques de l'appartement qu'il veut acheter. Je vois les fintech plus comme partenaires. On n'a pas besoin de tout construire nous-mêmes - c'est aussi le grand changement par rapport à ce que nous faisions dans le temps.

À quel moment avez-vous senti qu'une nouvelle ère s'ouvrait avec les fintech?

R.M.: «Pour nous, l'élément déclencheur a été la directive [européenne] sur les services de paiement. Elle a sérieusement bousculé la possibilité d'entrer dans le secteur financier et de se faire réguler. On suivait ça de très près avec des entrevues dès 2005-2006 avec le régulateur. Dès que cette directive a été votée en 2007 et transposée en droit luxembourgeois en 2009, cela a permis de réellement évaluer si on pouvait faire de vrais paiements. C'est à ce moment-là qu'on s'est dit: trouvons des financements, trouvons la bonne approche et essayons.

C.T.: «Un des grands problèmes des acteurs qui ne sont pas des acteurs bancaires, c'est justement l'acceptation de leur solution en matière de paiement, surtout lorsque les volumes deviennent importants. Les fintech du Lux Future Lab le disent: la réactivité du régulateur et le fait qu'il ait accepté de les réguler créent un environnement propice, ce qui n'est pas évident dans tous les pays. Les bitcoins par exemple peuvent être régulés ici. D'autres solutions innovantes comme les crédits peer-to-peer ou le crowdfinancing font de la concurrence au banquier traditionnel qui évolue dans un environnement régulé. Par conséquent, il n'y a pas de 'level playing field'. Je suis convaincu qu'à terme, lorsque ces phénomènes prendront de l'ampleur, ils seront également régulés. Ceci dit, cela permet quand même d'être très agile, de faire avancer le 'schmilblick'. Toutes ces évolutions sont très intéressantes pour le consommateur qui a plus de flexibilité, mais également pour les commerçants qui bénéficient d'un interchange beaucoup moins élevé que les solutions traditionnelles (cartes de crédit, etc).

Le marketing très personnalisé est très sous-développé dans les banques.

Carlo Thill

Doit-on pour autant craindre une 'ubérisation' du secteur bancaire?

C.T.: «L''ubérisation' des banques pourrait seulement venir si de grands entrants comme Apple ou Google réussissaient vraiment, autrement, comme on est régulé, je nous vois très difficilement nous faire 'ubériser' globalement.

R.M.: «Il est assez binaire de dire que de nouveaux acteurs vont remplacer les anciens. Ce qui pourrait se passer, ce serait un changement des rôles, comme dans l'industrie des télécoms. En 2006, les opérateurs mobiles en place étaient au sommet de leur évolution, leurs marges étaient très élevées, Vodafone prenait des parts de marché énormes partout dans le monde. L'arrivée des smartphones à partir de 2007 a provoqué un shift considérable en termes de qui propose quel service dans la relation avec le client final.

C'est beaucoup plus compliqué dans le monde de la finance, mais on n'est pas à l'abri d'un changement. Est-ce que certains acteurs bancaires vont complètement se reconvertir en devenant des places de marché pour des services financiers, est-ce qu'Amazon demain va élargir son offre de marketplace pour le consommateur final, est-ce que les banques traditionnelles avec leur réseau de banques et de guichets vont jouer un autre rôle, notamment pour identifier les personnes, assurer et servir une certaine clientèle... Ce sont des évolutions tout à fait possibles.

C.T.: «Effectivement les banques disposent d'une multitude de données sur les clients et leur comportement. Aujourd'hui, ces big data sont loin d'être exploitées de façon optimale, le marketing très personnalisé est très sous-développé dans les banques. Si vous allez sur TripAdvisor, vous recevez par la suite des offres personnalisées si vous êtes inscrit et même si vous n'êtes pas inscrit, lorsque vous allez sur un autre site, vous avez un pop-up sur un hôtel que vous avez consulté. C'est une des raisons pour lesquelles les banques sont très réticentes à l'idée de travailler avec certaines fintech ou autres parce qu'elles disposent des données que beaucoup d'entrants aimeraient bien avoir comme Apple avec Apple Pay. Aux États-Unis, ils réussissent, en Europe, c'est beaucoup moins sûr compte tenu du marché très fragmenté.

Pour devenir la fameuse 'licorne', il faut être 10 fois meilleur que tout autre service.

Raoul Mulheims

Le succès n'est pas au rendez-vous pour toutes les fintech. Comment expliquez-vous l'échec de Flashiz?

C.T.: «Flashiz n'est pas un échec. BGL BNP Paribas était actionnaire de Flashiz qui continue à exister, mais en B2B. Sur un petit marché comme le Luxembourg, on ne peut pas avoir plusieurs offres et il y a une autre offre de place qui a réussi à s'imposer, Digicash. Pourquoi? Tout simplement parce que Digicash s'est interfacé avec les banques alors que vous deviez ouvrir un compte chez Flashiz pour faire vos paiements. Pour le consommateur, c'est une complication en plus.

R.M.: «Au début, on pensait en mettant une offre sur le marché que tout le monde allait simplement l'adopter parce que c'était nouveau. Ce n'est pas le cas. L'investisseur américain Peter Thiel - fondateur de PayPal et un des premiers investisseurs dans Facebook et dans LinkedIn - a écrit récemment que pour devenir la fameuse 'licorne', il faut être 10 fois meilleur que tout autre service. Ça fait trois ans que Digicash est sur le marché et, dans certains secteurs, on n'est vraiment qu'au début parce qu'on a découvert la bonne recette pour que les consommateurs l'adoptent. Après, jusqu'où vous pouvez aller, ça dépend beaucoup de vos partenaires et de vos financiers.

C.T.: «Le plus intéressant dans Digicash pour moi, c'est le paiement des factures car je n'ai qu'à flasher, mettre mon code et le paiement est fait. Si je le fais par web-banking, je dois mettre la référence, le numéro de compte... C'est vraiment quelque chose qui est pratique, alors qu'à la caisse je suis plus réticent à l'utiliser.

R.M.: «C'est quelque chose qu'on a vu avec le QR code. Au début, le taux d'adoption n'était pas très élevé. En septembre dernier, on a lancé la nouvelle technologie Beacon avec BGL, Digicash et Auchan: vous approchez simplement le téléphone, le montant est dessus et vous confirmez. On a ajouté la fonctionnalité de pouvoir associer sa carte de fidélité d'Auchan à l'application et aujourd'hui, Digicash est 5 à 7 fois plus utilisé chez Auchan que chez d'autres acteurs de la grande distribution qui ont adopté la solution. Ce laboratoire luxembourgeois nous a permis de développer ensemble une technologie qui est la plus performante sur le marché pour l'instant au niveau international. On a des demandes venant d'aussi loin que l'Australie, parce que si vous voulez aller vite, que vous soyez un acteur de la grande distribution ou une banque, prendre en licence ou acheter ce genre de technologie va beaucoup plus vite que si on le fait soit-même. Et comme on a investi deux ans et demi là-dedans, c'est du confort d'utilisation. C'est ce genre de choses qu'on réussit à faire sur des petits marchés quand on veut se développer et quand on travaille ensemble.

Luxembourg for Finance lance la House of Fintech, l'ABBL et l'ALFI annoncent leurs propres clusters... Un réel engouement se fait sentir autour des fintech actuellement.

C.T.: «Ce qui est important, c'est que la politique est partante, que des acteurs comme l'ABBL, l'ALFI et Luxembourg for Finance mettent les moyens à disposition, donc ça aura certainement une chance. C'est là où le conservatisme luxembourgeois et européen va de nouveau peser. Ce qui manque manifestement à Luxembourg, c'est du venture capital. Si on veut avoir une réelle chance de réussir, il faut y mettre beaucoup d'argent - des centaines de millions qui doivent être gérés par un venture fund. Si vous avez 100 fintech qui se lancent, 95 vont disparaître. Il faut être d'accord de perdre de l'argent pour pouvoir en gagner. Sommes-nous vraiment prêts à accepter des échecs?

R.M.: «Mon impression pour l'instant est que de nombreux acteurs essaient de se positionner sur la thématique fintech, ce qui est absolument légitime et compréhensible. À un moment il y aura une fédération de ces efforts-là et j'espère que ce sera le plus rapidement possible. Il faut regarder d'autres places financières comme Singapour, Hong Kong, Amsterdam et Zurich qui ont sensiblement la même taille que la place luxembourgeoise.

On peut devenir un pôle d'excellence dans des sous-segments, mais je crains qu'on ne soit jamais la Silicon Valley d'Europe.

Carlo Thill

Comment le Luxembourg peut-il faire la différence?

R.M.: «En Angleterre, la Financial Conduct Authority s'est exprimée récemment pour la mise en place d'une sandbox - un terrain de jeu - dans un domaine clairement déterminé qui permettrait aux nouveaux et anciens acteurs de tester leurs services dans un vase clos avant de les commercialiser à grande échelle. C'est ce qu'il faudrait faire au Luxembourg: créer des ingrédients qui n'existent pas autre part pour ceux qui créent des nouveaux services et qui veulent les tester. En essayant de cibler les efforts de différents acteurs, on pourrait arriver réellement à faire la différence au niveau international.

C.T.: «On ne peut pas être sur tous les terrains. Il ne faut jamais oublier qu'on est un pays de 550.000 habitants. On peut devenir un pôle d'excellence dans des sous-segments, mais je crains qu'on ne soit jamais la Silicon Valley d'Europe. Je suis peut-être pessimiste. Est-ce qu'il ne faut pas penser un peu au-delà du Luxembourg? Par exemple, lors de la conférence CES à Las Vegas [début janvier], les Français ont présenté un projet d'accompagner des fintech françaises dans la Silicon Valley.

Le Luxembourg ne manque-t-il pas aussi d'informaticiens?

R.M.: «Même dans la Grande Région, les universités des alentours n'arrivent à couvrir qu'un tiers à 50% des besoins, donc il faut aller chercher beaucoup plus loin. Avec les institutions européennes également sur le marché, les compétences IT sont très recherchées et très chères aussi. Pour nos derniers recrutements, on est à chaque fois passé par défaut par des chasseurs de tête, ce qui est réellement nouveau. Après, c'est une question de trouver vraiment des compétences pointues. Il faut aller chercher plus loin si on veut attirer au Luxembourg ou sous-traiter, voire créer des antennes, ce qu'on est en train de voir, mais c'est très difficile à gérer et à organiser.

C.T.: «Si on veut développer les fintech, il faudra à l'Université du Luxembourg - ou dans d'autres universités de la région - une filière informatique étoffée pour créer et entretenir ces compétences. Ça doit faire partie d'une stratégie, un peu comme on a fait pour le centre financier avec la création d'un master en finance.

Le mot de la fin...

R.M.: «Concernant le positionnement du Luxembourg, il faut y aller maintenant et le faire bien. C'est un défi qui nous concerne tous dans nos rôles respectifs, il faut concentrer ces efforts et faire le grand saut pour changer les choses. On a des exemples tels que notre collaboration aujourd'hui. Au niveau international, les banques et les autres acteurs nous envient pour cela. On peut parfois être fier aussi en disant qu'on fait mieux que les autres.

C.T.: «Il faut y aller et de nouveau, ça se peut très bien que les fintech soient une bulle comme la bulle de l'internet à un moment donné, c'est toujours le risque. Mais même après la bulle de l'internet à la fin des années 1990, il y a quand même beaucoup de choses qui sont restées.»

R.M.: «Oui, comme la digitalisation de nombreuses industries: musique, entertainment... Tout cela a déclenché des services qui n'existaient pas à ce moment-là type Facebook, Twitter ou Instagram, qui conditionnent presque notre vie aujourd'hui.»