C ’est peu dire que l’Institut luxembourgeois de régulation (ILR) s’est mis à dos l’ensemble des opérateurs luxembourgeois de téléphonie mobile en publiant, en début d’année, le règlement 14/172/ILR portant sur la définition des marchés pertinents de la terminaison d’appel vocal sur réseaux mobiles individuels.
À la suite de la consultation publique nationale qui a été menée à la fin de l’été 2013, le régulateur a en effet décidé de n’en faire qu’à sa tête et a publié une nouvelle tarification à laquelle l’ensemble des opérateurs était pourtant opposé, compte tenu de la radicalité appliquée en matière de baisse: de 8,8 centimes d’euro, le coût par minute de la terminaison d’appel a en effet été ramené à 0,98 centime d’euro, soit plus de 90% de baisse. Un tarif toutefois provisoire, dans l’attente du calcul, par l’ILR, de son propre modèle de coût… Les opérateurs, eux, demandaient l’application d’un tarif de 1,29 centime d’euro, calculé sur la moyenne simple des prix pratiqués en France (0,84 centime), la Belgique (1,18 centime) et l’Allemagne (1,85 centime).
Il faut dire aussi que l’ILR n’avait guère le choix, sous la pression de la Commission de Bruxelles, qui lui reprochait l’absence d’analyse des différents marchés de la téléphonie (notamment mobile). Le régulateur a donc choisi d’imposer ses tarifs sur la base d’un benchmark très controversé prenant en compte sept marchés (Danemark, Espagne, France, Pays-Bas, Portugal, Suède et Royaume-Uni), sans tenir compte de la taille du Luxembourg, qui est pourtant une de ses principales spécificités.
«Les résultats de la comparaison internationale réalisée par le régulateur sont incohérents avec ceux d’un modèle d’un opérateur luxembourgeois. Le plafond tarifaire qu’entend imposer le régulateur ne couvre pas les coûts d’un opérateur efficient au Luxembourg.» (Post Telecom)
«De nouveaux entrants bénéficient en général d’une période de ‘clémence’ pendant laquelle le nouvel entrant peut appliquer un tarif asymétrique avec un glide path (un alignement progressif, ndlr) étalé sur plusieurs années. Nous mettre à pied d’égalité avec les opérateurs existants nous paraît totalement injuste et inapproprié.» (Join Experience)
«Nous constatons avec stupeur que la seule justification à la présente réglementation semble être la précipitation et qu’aucune considération n’est faite pour la situation concrète luxembourgeoise. L’ILR manque ainsi gravement à ses obligations de régulateur national et discrédite de manière grave son rôle et sa fonction en tant que spécialiste du marché luxembourgeois.» (Orange Luxembourg)
«La baisse substantielle préconisée par l’ILR va au-delà de celles concédées par les pays européens, voire les pays voisins, ce qui expose les opérateurs luxembourgeois de manière inconsidérée. Étant donné le poids des appels internationaux dans l’ensemble du trafic des opérateurs luxembourgeois, la baisse considérable des prix aurait pour conséquence de priver les opérateurs de revenus auprès de leurs concurrents sur le marché de gros. Cela favoriserait les opérateurs étrangers qui continueraient de bénéficier de tarifs de terminaison nettement plus élevés qu’au Luxembourg.» (Tango)
La critique est unanime. Et la décision de l’ILR a même poussé Orange Luxembourg à saisir, début mars dernier, le Tribunal administratif d’un recours pour faire annuler le règlement, assorti d’une demande en référé pour obtenir, au moins, sa suspension à titre conservatoire. Un mois plus tard, Tango lui a emboîté le pas dans un même espoir d’annulation dudit règlement. La demande de suspension, elle, a été déclarée non fondée par le président du Tribunal administratif.
Le dossier n’est pas pour autant clos, puisque l’ILR a demandé aux opérateurs luxembourgeois des informations supplémentaires sur les modèles de coût. «Cela semble donc aller dans la direction où l’institut envisage de revoir sa position», commente Marc Rosenfeld, le CEO de Post Telecom, qui a été un des plus discrets dans cette affaire. «Nous n’avons en effet pas réagi immédiatement, puisque nous savons que cette proposition de tarifs est temporaire. Nous voulons donner une chance à l’ILR de revoir son modèle. Il est vrai qu’il n’avait pas touché à ces tarifs depuis très longtemps. Or, les volumes ont beaucoup augmenté et la technologie a progressé. Une remise à jour était nécessaire. Mais la manière a sans doute été un peu brutale. Nous avons surtout le sentiment qu’il n’a pas du tout été tenu compte de l’input apporté par les différents opérateurs lors des consultations préalables.»
On refait les comptes…
Il n’empêche qu’en attendant que l’ILR – qui n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations, tant que le volet «juridique» est pendant – change son fusil d’épaule, les acteurs s’inquiètent, à plus ou moins grande échelle, des conséquences de cette décision de janvier. Le plus alarmiste a été Orange Luxembourg. Dans son argumentaire adressé au Tribunal administratif, basé sur un rapport d’expertise du cabinet Marpij, l’opérateur, filiale de Mobistar, argue que «ses résultats deviendraient déficitaires et que son existence serait menacée». Une issue funeste que Werner De Laet, le CEO de l’opérateur, en place depuis un an, tient tout de même à nuancer. «L’existence d’Orange Luxembourg en tant que telle n’est pas menacée. Mais, au-delà de notre propre cas, c’est l’existence même du business model actuel des opérateurs mobiles au Luxembourg qui est remise en cause», explique-t-il à paperJam.
Ces deux dernières années, Orange Luxembourg a investi massivement dans le développement de son réseau: plus de 6 millions d’euros pour la seule année 2013, aussi bien dans le renouvellement de la 2G et de la 3G que dans le déploiement de la 4G, afin d’arriver à une couverture de 90% du territoire fin 2014-début 2015. «Nous en sommes actuellement à 70%», indique M. De Laet, qui estime que l’impact réglementaire pour 2014 sera de l’ordre de 10 millions d’euros sur le chiffre d’affaires attendu, et de 6 millions en termes de marge. «Cela représente donc le montant de nos investissements en 2013 et la moitié de la marge opérationnelle que nous avions dégagée l’année dernière», résume-t-il, n’entrevoyant, à ce stade, que deux options possibles: revoir à la baisse la stratégie d’investissement et de déploiement du réseau («ce qui serait bien dommage, car le Luxembourg a toujours été en pointe dans ce domaine, avec la mise en œuvre du plan ultra-haut débit voulu par le gouvernement») ou bien de conserver le même niveau d’investissement, mais dans ce cas, de répercuter la baisse de ces prix de terminaison sur ce qu’aura à payer le consommateur au final. «Or, cela va clairement à l’opposé de ce qu’un régulateur doit faire pour stimuler un marché concurrentiel.»
Du côté de chez Tango, on fait les comptes aussi et on mesure l’impact réglementaire qui ne sera pas négligeable, aux dires de Jean-François Willame, le tout nouveau CEO del a filiale de Belgacom. «Les résultats de ce premier trimestre (ils ont été publiés le 9 mai, ndlr), le montreront clairement. Sans ce changement de tarif, Tango aurait poursuivi sa croissance.» M. Willame a pris ses fonctions le 3 avril, succédant à Didier Rouma, qui occupait la direction de l’opérateur depuis 2008, mais qui a été prestement remercié par l’actionnaire belge. «J’ai durement œuvré et fait tout ce que j’ai pu pour donner à Tango l’image et la rentabilité qu’il a aujourd’hui», a indiqué l’intéressé à paperJam.lu juste après avoir eu à faire ses cartons, tout en restant politiquement très correct. «À ce stade, je pense ne plus pouvoir apporter encore à Tango. Le Groupe Belgacom a une vue quelque peu différente de la mienne concernant l’évolution de Tango et sa gouvernance. Nous avons alors décidé de nous séparer.»
Son successeur reconnaît, en tous les cas, le travail déjà accompli. «Le chemin parcouru par Tango jusque-là ainsi que les stratégies mises en place sont solides, comme le prouvent les bons résultats obtenus ces dernières années. Mon objectif principal sera surtout d’assurer la continuité de la croissance dans un environnement difficile et ultra-concurrentiel.» Et pour y parvenir, l’opérateur entend concentrer son business model sur l’optimisation et la création de valeur. «De toute évidence, la convergence de nos services est primordiale pour développer encore plus notre position sur le marché luxembourgeois. La croissance future de la société nécessitera une plus grande parcimonie dans les prochains investissements. Il s’agira également de tirer davantage parti de notre potentiel de groupe à travers la création de synergies fortes.»
L’impact n’est cependant pas le même pour tous. Post Luxembourg, en tant qu’opérateur historique et leader sur le marché, est, de fait, un peu moins touché par le changement brutal de tarifs. «Notre business model n’est pas basé sur un drainage d’un trafic spécifique vers notre réseau, explique Marc Rosenfeld. Et nous ne sommes pas non plus liés à une maison mère située à l’étranger.»
Pour autant, le CEO de Post Telecom reconnaît volontiers que la situation pèse tout de même sur les marges, dans le contexte général très particulier d’un secteur qui est le seul, ces dernières années, à avoir affiché des tarifications en baisse en même temps que la qualité des produits et des services était en hausse. «Cela tient évidemment aux évolutions technologiques, puisqu’on s’appuie sur des équipements plus performants et moins chers. Mais on nous demande à la fois des services de toujours plus haute qualité et une couverture toujours meilleure. Or, pour cela, il faut aussi du personnel qualifié et des investissements permanents que l’on doit amortir à un rythme plus élevé qu’auparavant. Nos marges sont donc clairement en déclin et il ne faut pas s’attendre dans les prochaines années à des baisses de prix importantes pour le consommateur. Sinon, on ne va pas pouvoir survivre.»
Développements tous azimuts…
Pendant ce temps-là, Join Experience continue son petit bonhomme de chemin. Lancé en début d’année, l’opérateur 3.0, une fois passée la mauvaise surprise des «nouveaux» tarifs de terminaison d’appel qui n’avaient pas été intégrés dans le business plan initial, revendique un certain succès pour ses premiers mois d’existence. Selon ses prévisions, l’objectif de 4.000 clients fixé pour fin mai sera largement dépassé, avec un compteur qui devrait plutôt flirter avec les 5.000. «Nous connaissons un meilleur lancement que Voxmobile à son époque, et sans même lancer d’offre prépayée», se réjouit Pascal Koster, l’un des fondateurs de Join, qui fut aussi en son temps le fondateur de Vox, devenu Orange Luxembourg. «L’offre européenne fonctionne bien, puisque 20% de nos clients ne sont pas résidents au Luxembourg, ce qui est assez important, surtout que nous n’avons pas encore lancé nos offres directement sur le terrain en Belgique, en Allemagne et en France.»
Pour la Belgique, cela ne saurait tarder, puisque Join vient de signer un contrat de type MVNO (mobile virtual network operator) avec l’opérateur Base (déjà habitué de ce type de partenariats, pour avoir développé des marques telles Plug Mobile – Plug TV, l’une des chaînes de RTL Belgique –, Carrefour, Aldi Talk ou encore Ortel Mobile) pour commercialiser produits et services sous sa propre marque d’ici à l’automne. En attendant, d’ici à l’été, les services de téléphonie fixe seront ajoutés, mais aussi des services cloud, développés en partenariat avec LuxCloud, qui sont en cours de lancement, «ce qui nous permet d’offrir une solution ‘one stop shop’ unique en Europe», indique M. Koster.
Dans le même temps, des discussions «exclusives» sont en cours avec Telecom Luxembourg Private Operator pour développer une offre mobile dédiée au marché B2B. Parallèlement, Join continue de travailler sur les deux autres piliers de sa stratégie: la gestion des services de type M2M (machine-to-machine), en vue de devenir une des références européennes en la matière, et le développement de l’activité MVNE (mobile virtual network enabler), consistant dans la mise à disposition à des opérateurs tiers de la plateforme technologique surdimensionnée dont dispose Join, qui a investi quelques dizaines de millions d’euros pour pouvoir disposer, ici, au Luxembourg, d’un système capable de gérer 500 millions de connexions data en parallèle. Et pour développer cette nouvelle ligne de services, Join a fait appel à… Didier Rouma, dont la disponibilité n’était, certes, pas programmée d’avance, mais qui tombe plutôt bien dans la visée stratégique de l’opérateur de développer ses activités en mode «multicountry» et «multiopérateur»…
«Et pour développer ce segment d’activité, il nous fallait quelqu’un ayant le gabarit intellectuel et les connaissances du marché comme peut les avoir Didier Rouma», estime M. Koster. Le marché du mobile est en mouvement perpétuel et rien ne semble devoir enrayer ce mouvement qui, au final, devrait toujours bénéficier d’un consommateur souvent à 20.000 lieues de s’imaginer tout ce qui se trame en coulisse.
Nouveaux tarifs
Transparence vs tarification
À part les prix des billets d’avion, il n’existe sans doute pas grand-chose de plus complexe que les grilles tarifaires des opérateurs de téléphonie mobile… L’annonce de la «disparition» des tarifs de roaming va directement toucher les prix unitaires des SMS et des appels. Mais dans les faits, rares sont les clients qui paient leurs appels au prix unitaire facturé à la minute, compte tenu de l’existence de multiples forfaits. Et Marc Rosenfeld, le CEO de Post Telecom, le reconnaît lui-même: «Un forfait se base sur toute une construction compliquée mélangeant différents types de trafics, selon leur origine et leur destination. Mais il est trop simpliste de s’imaginer qu’avec un même forfait, il sera possible de passer beaucoup plus d’appels en roaming, ni de s’imaginer qu’il va exister un forfait unique européen.»
C’est en effet là où tout le paradoxe apparaît: d’un côté, les opérateurs sont invités à être toujours plus transparents et, de l’autre, ils sont «poussés» à développer des packages, des forfaits qui, à l’inverse, ne brillent pas par leur transparence. «On nous demande d’être toujours plus imaginatifs, note M. Rosenfeld. Nous réfléchissons donc à la manière de réagir à la baisse des prix de roaming en définissant de nouveaux forfaits.»
DÉFINITION
Terminaison d’appel vocal, mode d’emploi
La terminaison d’appel vocal mobile est une prestation de gros fournie par un opérateur mobile B exploitant un réseau ouvert au public à un opérateur A, fixe ou mobile, exploitant un réseau ouvert au public. Concrètement, lorsqu’un client de l’opérateur A veut appeler, d’un téléphone fixe ou mobile, un numéro de téléphone correspondant au réseau mobile B, l’opérateur A fait payer à l’appelant le prix de détail d’une communication à destination du réseau de l’opérateur B. Par ailleurs, l’opérateur A paie à B directement (s’il est interconnecté en direct avec lui) ou par le biais d’opérateurs de transit, le prix de gros de la terminaison d’appel vocal vers les numéros mobiles ouverts à l’interconnexion sur le réseau de l’opérateur B.