Entre la multiplication des supports d'information audiovisuels, la concurrence d'un médium infiniment plus réactif, tel que peut l'être Internet et, dans certains pays, le développement affirmé des publications gratuites, la presse "traditionnelle" vit des heures difficiles.
Au Luxembourg, où dans de nombreux domaines rien n'est jamais fait comme ailleurs, le paysage médiatique "papier" est assez dense. Dans un pays à peine plus grand qu'un département français et qui ne compte que 460.000 âmes (et quelque 130.000 de plus aux heures ouvrables), on trouve, entre autres, pas moins de six quotidiens (d'Wort, La Voix du Luxembourg, Le Quotidien, Lëtzebuerger Journal, Tageblatt et le Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek) et une douzaine d'hebdomadaires, parmi lesquels Le Jeudi.
Ce dernier, qui fêtera en avril son dixième anniversaire, est, à ce jour, le seul hebdo francophone. Cette situation privilégiée n'est pas pour déplaire à sa directrice, Danièle Fonck, qui en mesure également les exigences. "Là où l'on peut pardonner une imprécision à un journal quotidien, on pardonnera plus difficilement à un hebdomadaire, estime-t-elle. Il faut être lucide: je ne crois pas qu'il y ait de place, aujourd'hui, pour deux journaux de ce type au Luxembourg. Il me semble difficile de créer quelque chose qui puisse tenir la route".
Ce scepticisme était également celui qui accompagna, en 1997, l'arrivée sur le marché de ce "petit dernier" du groupe Editpress, visant deux cibles privilégiées: les Luxembourgeois souhaitant lire en français et les non-Luxembourgeois voulant connaître davantage le pays dans lequel ils travaillent. Et Danièle Fonck se plaît à rappeler le "Votre journal est mort-né", lancé par un "éminent membre du LSAP" à destination d'un jeune journaliste de la rédaction du Jeudi, lors d'une conférence de presse, alors que la première édition venait à peine de sortir des rotatives.
Contre vents et marées, donc, Le Jeudi a fait son trou, démarrant à trois personnes pour en compter, aujourd'hui, quatorze, appuyées par un réseau de collaborateurs, notamment pour le volet "Culture". Avec comme principal leitmotiv celui de se situer "au-dessus des partis, en toute indépendance", alors que la couleur politique du Tageblatt aurait plutôt tendance à tirer vers le rose-rouge. "Ce désir d'indépendance aurait pu être un handicap, mais cela n'a pas été le cas, constate Mme Fonck. Nous voulions, dès le départ, faire quelque chose de nouveau et nous sommes parvenus à tenir la route vaille que vaille. Par ricochet, cela a même eu des implications sur le Tageblatt, qui s'est énormément émancipé".
La langue française, outil de cohésion sociale
C'est le même désir d'indépendance qui guida le lancement du Quotidien, dont le premier numéro fut en kiosques le 14 novembre 2001. Edité par Lumédia (détenue à parité entre Le Républicain Lorrain et... Editpress), il permettait au quotidien régional messin de conserver au Grand-Duché le pied qu'il avait posé quelque 40 ans plus tôt, tout en apportant une réponse immédiate à la sortie, six semaines auparavant (le 2 octobre), de La Voix du Luxembourg, le quotidien francophone de "l'ennemi juré" Saint-Paul (également éditeur du Wort).
Le marché s'en est trouvé soudain étoffé, à la limite de la saturation. "La presse quotidienne se porterait mieux si elle était moins nombreuse, tranche Danièle Fonck. Il est déjà extraordinaire qu'un pays de la dimension du Luxembourg dispose d'un tel pluralisme de la presse". Mais, à ses yeux, la raison d'être d'une presse francophone dans un pays multiculturel tel que le Grand-Duché, ne se pose même pas. "A l'avenir, la population du Luxembourg va encore se développer. La cohésion culturelle et sociale du pays se fera aussi au travers d'une langue et non pas de plusieurs. Et je crois, tels que nous sommes partis, que cette langue sera le français. On ne peut donc pas accepter que plus de 50% de la population soit exclue de l'information. Il y a une bonne place pour un bon quotidien francophone, ce qui ne veut pas forcément dire qu'il n'y a pas de la place pour deux. Mais il ne suffit pas de faire des journaux par vanité: encore faut-il que ces journaux aient un marché".
Le marché? Il est restreint, certes. Selon les chiffres authentifiés CIM (Centre d'information sur les médias), Le Quotidien affichait, en 2005 - derniers chiffres disponibles -, une diffusion moyenne de 6.133 exemplaires pour un tirage moyen de 9.281 exemplaires. Des données pratiquement identiques pour La Voix (6.014 exemplaires diffusés en moyenne pour un tirage de 8.390 unités). En nombre de lecteurs par jour, Le Quotidien devance La Voix d'une courte tête (26.400 contre 25.400, soit, dans les deux cas, 7% des résidents âgés de 15 ans et plus). Quant au Jeudi, une diffusion de 11.785 exemplaires lui "assure" un lectorat hebdomadaire de quelque 30.800 personnes.
"Les chiffres montrent, d'année en année, que nous avons réussi à nous faire notre place, remarque Laurent Moyse, rédacteur en chef de La Voix du Luxembourg depuis le premier jour. La difficulté est que nous avons affaire à une population qui n'est pas du tout homogène, avec des centres d'intérêt différents. Le lectorat, lui aussi, est hétérogène et ce serait une erreur de traduire un chiffre d'augmentation de la population par une augmentation similaire du lectorat potentiel".
Arrivé du... Tageblatt en 1999, Laurent Moyse a accompagné l'ouverture francophone du groupe Saint-Paul, initié par la publication, au sein du Wort, de deux pages exclusivement en français. Une initiative déjà prise dans les années 70, mais qui n'avait pas été prolongée.
Cette fois-ci, la sauce a mieux pris, et ce sont rapidement trois, puis quatre, voire cinq pages dans lesquelles la langue de Molière remplaçait celle de Goethe. "Ce développement nous a rapidement amenés à des limites à la fois techniques et commerciales qui ont justifié la réflexion de lancer une édition vraiment autonome", se souvient M. Moyse.
Prévue, dans un premier temps, pour 2002, l'arrivée de La Voix dans les kiosques a finalement été anticipée au 2 octobre 2001, dès lors que la parution du Quotidien avait été annoncée pour novembre. "Nous avions décidé d'être clairement les premiers sur ce segment. Avec le recul, je pense que ce choix était le bon".
Entraîné par d'Wort dans son changement de format et de maquette, La Voix a eu, parfois, du mal à se défaire de son étiquette de "version française du Wort" qu'elle n'a pourtant jamais été, et de s'imposer comme un support qui se démarque de son "grand frère". Au final, le journal, démarré avec huit personnes (il en compte 20 aujourd'hui), a trouvé son rythme de croisière, même si Laurent Moyse, perfectionniste dans l'âme, aspire à faire encore mieux. "Nous n'en sommes pas encore au point où j'aimerais arriver, c'est-à-dire produire un journal à qualité constante. C'est de toute façon un problème général pour les journaux au Luxembourg et c'est inhérent aux moyens donnés aux journalistes dans le pays. Lorsque l'on doit écrire cinq articles par jour sur cinq thèmes différents, on ne peut pas exiger d'avoir un journal extrêmement fouillé. A l'étranger, il y a souvent dix fois plus de personnes pour faire la même chose que nous faisons ici. C'est un handicap sérieux pour approfondir les sujets au Luxembourg. Si bien que, rapportée à ses moyens, la qualité du journaliste ici ne doit pas nous faire rougir".
Subventions bienvenues
Même si le ciel à l'horizon n'est pas forcément d'un bleu pur, l'heure n'est donc pas spécialement au pessimisme. Même si Danièle Fonck s'en défend, le système de promotion de la presse écrite sous la forme d'une aide financière annuelle allouée par l'Etat, y contribue grandement. Pour 2006, elle a été, pour chacun des onze organes qui en bénéficient*, d'un montant de base de 130.317 euros, complété par une subvention de 112,10 euros par page rédactionnelle.
Au-delà de ces considérations purement financières, la directrice du Jeudi garde confiance. "Je crois à l'avenir de la presse, contrairement à beaucoup d'autres. Notre société ne pourra pas se contenter d'évoluer simplement par rapport à Internet, à l'information par SMS ou à la communication démagogique et superficielle véhiculée dans les blogs".