Pour Me Behle, les employeurs ne doivent pas «se décourager», même s’ils doivent respecter un cadre strict pour limiter les abus sans attenter au respect de la vie privée de leurs salariés. (Photo: Licence C.C.)

Pour Me Behle, les employeurs ne doivent pas «se décourager», même s’ils doivent respecter un cadre strict pour limiter les abus sans attenter au respect de la vie privée de leurs salariés. (Photo: Licence C.C.)

Me Behle, l’arrêt Barbulescu de la CEDH apporte-t-il de nouveaux éléments en matière de surveillance sur le lieu de travail?

«Pour moi, c’est un arrêt qui vient simplement confirmer des principes déjà connus et qui, finalement, n’apporte pas véritablement, si ce n’est une question de méthode, d’éclairage quant aux principes juridiques en eux-mêmes.

C’est un arrêt qui s’avère en tout cas controversé, même au sein de la CEDH…

«Effectivement, dans la mesure où six juges ont émis une opinion divergente sur les 17 qui ont siégé. C'est une affaire qui revient après avoir été jugée une première fois en janvier 2016, et c’est un sujet qui s’inscrit, à mon sens, dans le cadre plus général du conflit entre l’avènement des nouvelles technologies et le respect de chacun à la vie privée, principalement dans le contexte de la relation de travail. C’est un contentieux qui tend à s’amplifier.

En l’espèce, M. Barbulescu reprochait aux juridictions nationales roumaines de ne pas avoir protégé son droit à la vie privée en validant en quelque sorte la décision de son employeur de mettre fin au contrat de travail. Il appartenait donc aux juges de la CEDH de s’assurer que les juges des juridictions nationales avaient correctement interprété les principes de droits fondamentaux, en l’occurrence celui relatif au respect de la vie privée et de la correspondance.

Beaucoup d’articles font un peu des raccourcis en disant que l’employeur n’a pas le droit de vous interdire d’utiliser internet sur le lieu de travail.

Me Marie Behle, avocat à la Cour, senior associate chez Castegnaro

La majorité des juges ont considéré que l’examen opéré par les tribunaux roumains n’était pas satisfaisant au regard de la méthodologie qui semble nécessaire pour apprécier l’équilibre des intérêts entre ceux de l’employeur et ceux du salarié, tandis que les six juges qui ont émis une opinion divergente considèrent que d’autres éléments de contexte, notamment l’attitude du salarié, auraient dû être pris en compte.

Cette décision controversée va, à mon avis, donner lieu à pas mal de discussions dans les cours et tribunaux, dans la mesure où les avocats employeurs auront quand même quelques arguments à opposer au grand principe qui ressort. Beaucoup d’articles font un peu des raccourcis en disant que l’employeur n’a pas le droit de vous interdire d’utiliser internet sur le lieu de travail. C’est un peu plus complexe qu’il n’y paraît.

La jurisprudence luxembourgeoise en la matière est-elle est en ligne avec l’arrêt Barbulescu?

«Pour moi, elle l’est. Nous avons eu une décision en 2015 qui a fait couler beaucoup d’encre, mais qui est quand même en ligne avec les principes qui ont été dégagés par la CEDH dans cet arrêt Barbulescu, dans le sens où il n’est pas remis en cause que le salarié a le droit au respect de sa vie privée, y compris sur le lieu de travail. C’est un principe qui n’a jamais été remis en cause par les tribunaux luxembourgeois. En revanche, c’est vrai qu’on nage un petit peu dans une zone d’ombre sur la manière dont on apprécie les faits.

Le droit pénal luxembourgeois a une interprétation très restrictive de la notion de correspondance.

Me Behle

Une autre affaire avait défrayé la chronique au Luxembourg, avec le licenciement d’un salarié qui passait la moitié de son temps de travail sur un site de jeux en ligne. Est-ce aussi une question de bon sens?

«C’est ce que la Cour d’appel luxembourgeoise avait voulu mettre en exergue dans cette décision, en indiquant que, règlement ou pas, information préalable ou pas, on est quand même dans le cadre d’une relation contractuelle qui doit être exécutée de bonne foi. Et c’est ce qui ressort également de l’avis dissident des six juges qui ont en quelque sorte reproché à la majorité des juges de la CEDH de ne pas avoir suffisamment pris en compte l’attitude du salarié dans le cadre de ce litige. Lorsque M. Barbulescu avait été convoqué par son employeur pour s’expliquer sur l’utilisation qu’il faisait de sa messagerie professionnelle, il avait dans un premier temps nié utiliser son compte à des fins privées.

Dans la jurisprudence luxembourgeoise, il reste également une zone d’ombre par rapport à l’assimilation de la messagerie électronique à celle d’une correspondance. La Cour n’avait pas retenu le secret de la correspondance concernant des courriers électroniques envoyés avec la mention «privé» ou «confidentiel» par un salarié d’un PSF.

«Le droit pénal luxembourgeois, contrairement au droit français, a une interprétation très restrictive de la notion de correspondance. On évoque uniquement les lettres remises à la poste, et les courriels sont donc exclus. Néanmoins, on retombe quand même sur des dispositions protectrices qui sont prévues par la loi modifiée de 2002, relative à la surveillance sur le lieu de travail.

Au niveau de l’employeur, il n’est pas contesté – ni même dans l’arrêt de la CEDH – qu’il est possible de mettre en place un dispositif de surveillance. C’est quand même important de le rappeler. Il est important que les salariés ne fassent pas de raccourci et que les employeurs ne se découragent pas. Ils ont la possibilité de mettre en place des dispositifs de surveillance à condition, bien évidemment, qu’ils s’inscrivent dans un cadre de proportionnalité, de nécessité, de légitimité, et tous les principes qui sont édictés par la législation sur la protection des données.

L’employeur a la possibilité d’interdire, de restreindre, de surveiller et de sanctionner.

Me Behle

Au final, en matière de mails, qu’a-t-on le droit de faire depuis sa messagerie ou son ordinateur professionnel?

«La réponse n’est pas aussi tranchée que cela. Le principe est que l’outil mis à disposition du salarié à des fins professionnelles doit être utilisé à des fins professionnelles, et toute utilisation qui en est faite est présumée de nature professionnelle.

Néanmoins, il y a quand même toujours ce principe général qui veut que chaque salarié puisse bénéficier d’une sphère de vie privée sur le lieu de travail et également ce principe de respect de la vie privée qui, de toute façon, interdit à l’employeur d’accéder aux e-mails qui sont clairement identifiés comme étant privés.

Concrètement, si dans l’objet de mon e-mail, je mets ‘privé’, ‘confidentiel’, ‘personnel’, l’employeur ne peut pas, théoriquement, y accéder. Mais il a toujours la possibilité de sanctionner l’usage abusif à des fins privées de la messagerie professionnelle. C’est assez subtil. L’idée, c’est qu’il n’y ait pas d’abus. L’employeur a la possibilité d’interdire, de restreindre, de surveiller et de sanctionner.

La CEDH rappelle quand même dans son arrêt que «les instructions d’un employeur ne peuvent pas réduire à néant l’exercice de la vie privée sociale sur le lieu de travail»...

«Cela signifie que l’employeur ne peut pas imposer une interdiction absolue d’utilisation d’outils professionnels à des fins privées. Il faudra qu’il fasse attention: si dans son règlement intérieur, il interdit toute utilisation à des fins privées de la messagerie professionnelle, et qu’un salarié envoie un e-mail, le fait de le licencier pour cela peut l’exposer à une condamnation pour licenciement abusif. Parce que, effectivement, on considère qu’il y a quand même cette tolérance imposée aux employeurs. Néanmoins, je pense que c’est quand même à apprécier de manière prudente, cela n’est pas de nature à empêcher l’employeur d’imposer des règles de restriction et des possibilités de sanction.»