Après l’aveu tardif, la question des excuses se pose désormais ainsi que celle de l’érection d’un monument à la mémoire des victimes de la Shoah, qui fait toujours défaut au Luxembourg. Un tel monument faisait partie des recommandations du rapport rédigé en 2009 à l’intention du précédent Premier ministre, Jean-Claude Juncker, consacré à la spoliation des biens des juifs pendant l’occupation allemande entre 1940 et 1944. Le gouvernement n’y avait pas donné suite et le rapport, qui n’avait fait que survoler le volet de la collaboration de l’administration luxembourgeoise avec les nazis, était plus ou moins tombé dans l’oubli.
Dans l’intervalle, le gouvernement a changé, les générations au pouvoir aussi, plus décomplexées que leurs prédécesseurs par rapport à ce qu’ont pu faire les grands-parents ou arrière-grands-parents. Le Premier ministre, Xavier Bettel, ne voit pas d’obstacles à ce que le gouvernement reconnaisse, 75 ans après les faits, la responsabilité de l’État pour la collaboration avec l’occupant nazi et les persécutions antisémites. Il entend toutefois préserver certaines sensibilités.
La prochaine étape qui est attendue par la communauté juive, moins évidente, est que le Premier ministre lui présente ses excuses officielles, comme l’a fait en septembre 2012 le chef du gouvernement belge, Elio di Rupo. Auparavant, un débat devrait intervenir à la Chambre des députés.
Le rapport du jeune historien Vincent Artuso, remis le 9 février dernier à Xavier Bettel, ne laisse plus aucun doute, s’il y en avait encore, sur le zèle que les administrations luxembourgeoises ont mis sous l’occupation à appliquer la politique du Reich de persécution des juifs. Des administrations, écrit l’historien luxembourgeois, qui ne furent pas forcées d’y participer sous la menace. «Elles y collaborèrent», selon lui, «tant qu’elles y furent invitées par l’occupant et s’acquittèrent bien souvent de leur mission avec diligence, voire avec zèle – certains chefs d’administration n’hésitant pas à prendre des initiatives.»
Vincent Artuso met en exergue le rôle et la «lourde responsabilité» de la Commission administrative (CdZ) qui, après l’exil du gouvernement et de la famille grand-ducale ayant rejoint les Alliés en mai 1940, ne se considérait pas comme «le représentant» de ce dernier mais comme son «successeur».
Son analyse tranche singulièrement avec le rapport consensuel qui avait été rédigé en 2009 par une commission spéciale sous la présidence de l’historien Paul Dostert, directeur du Centre de documentation et de recherche sur la résistance.
Ce groupe avait fait une lecture indulgente des collaborateurs et autres profiteurs de guerre. Aucun nom n’était apparu, sauf ceux des hauts fonctionnaires de la Commission administrative et certains contrôleurs ayant eu à appliquer les ordonnances antisémites légitimant le dépouillement des juifs. Soutenue par les élites du pays, la Commission administrative fut impuissante à préserver la souveraineté du Grand-Duché dans une Europe sous domination allemande contre le pouvoir de l’administrateur allemand, le Gauleiter du «Gau» de Coblence et Trèves, Gustav Simon, qui n’avait pas de compte à rendre à Hitler, mais uniquement à lui-même. «La Commission administrative qui s’était voulue gouvernement d’un Luxembourg entrant dans une nouvelle phase de son histoire, qui avait défini une stratégie pour réaliser la transition, qui s’était enfin opposée au Gauleiter, ne protesta pas plus contre les ordonnances antisémites que contre celles qui supprimèrent les partis politiques ou le Conseil d’État.»
Des experts-comptables très pro-nazis
La Commission administrative anticipa la politique antijuive qui fut ensuite initiée par le Gauleiter. Les fonctionnaires adhérèrent massivement à la Volsdeutsche Bewegung (VdB), sans doute dans l’espoir de pouvoir sauvegarder «certaines aspirations autonomistes au sein du Grand Reich», note Artuso. Il parle d’une «acceptation pure et simple» d’une victoire allemande, à la fois par peur des représailles, par résignation, mais aussi par pur opportunisme, en se plaçant du côté des vainqueurs, que d’aucuns voyaient pour longtemps encore au pouvoir.
Ceux qui succombèrent les premiers à la politique nazie antisémite furent les instituteurs de l’enseignement primaire. Ce n’est pas par hasard qu’une liste de 280 enfants juifs scolarisés fut dressée à la demande d’un certain Louis Simmer, conseiller de gouvernement, membre de la fameuse Commission administrative et responsable du département de l’Instruction publique.
Le Collège des contrôleurs, fondé en juin 1940 et composé d’experts-comptables, ne fut pas en reste non plus: il fut chargé de contrôler le travail des commissaires gérant les entreprises abandonnées lors de l’annexion du Luxembourg, la plupart par les juifs, et d’«aryaniser» l’économie luxembourgeoise.
«L’administration luxembourgeoise», détaille le rapport de l’historien, «collabora à la politique des persécutions antisémites de l’administration civile allemande dans trois domaines: l’identification des personnes comme appartenant à la race juive selon les critères allemands; leur expulsion de la fonction publique, des professions libérales et des écoles; la spoliation de leurs biens.»
Le rapport Artuso fait une brève incursion dans la participation luxembourgeoise à ce pillage des biens dits juifs, avec la complicité des notaires et des experts-comptables. L’historien cite une note qu’un contrôleur, Valérien Conter, adresse en août 1940 au président du Collège des commissaires, Léon Wampach, pour réclamer l’exclusion des membres de la famille Wolff-Lévy de leur magasin À la Bourse. Il interdit au couple Wolff-Lévy de prélever 35.000 Flux pour organiser son émigration. Il demanda aussi de faire main basse sur les magasins des Sœurs Hayum et de la famille Rosenstiel.
La gestion des entreprises en souffrance s’est faite par des commissaires «obligés» de dresser des inventaires et de fournir à la Commission administrative des états mensuels détaillés sur la situation des entreprises et des biens gérés. Très «pro-nazi», selon Artuso, Léon Wampach présidait le Collège des contrôleurs (jusqu’en septembre 1940), composé de huit experts-comptables (Léon Wampach, Valérien Conter, Gaston Cravatte, Max Grossmann, Jean-Jacques Lentz, Jean Sorel, Alois Scherer, Mathias Putz).
En septembre 1940, Wampach, Conter, Grossmann et Scherer fondèrent la Revision- und Treuhandgesellschaft Luxemburg (RuT), société privée chargée de la révision d’entreprise et qui reprend en partie la fonction du Collège des contrôleurs (à la différence qu’elle fut au service de l’occupant nazi). Selon le rapport de 2009, la RuT a procédé à la liquidation d’au moins 62 entreprises juives.
Après la guerre, Wampach, qui se retrouve en charge de l’Office des dommages de guerre, a remis 40 dossiers du Service de contrôle des entreprises abandonnées à Léon Schaus, conseiller de gouvernement, et recommanda Conter et Scherer, ses anciens associés de la RuT, pour les opérations de contrôle auprès de l’Office des séquestres.
Un quart des notaires (10 sur les 40 répertoriés dans le pays) rédigea des actes d’hypothèque ou de vente des biens immobiliers dits «juifs» ou «émigrés», ce qui représentait plus de 60% des transferts de propriété pour ce genre de biens, raconte l’historien. Ces mêmes notaires rédigèrent les actes de vente des entreprises «aryanisées». «Les notaires luxembourgeois ont prêté main forte aux Allemands», écrit-il, «parce qu’ils étaient convaincus, du moins durant les premières années de l’occupation, que ceux-ci allaient gagner la guerre.»
Le 12 décembre 1940 fut créée une section de la CdZ, la Verwaltung des jüdischen und sonstigen Vermögens (Abt. IV A), dirigée par un proche du Gauleiter Simon, et comprenant une douzaine de fonctionnaires allemands et une soixantaine d’employés luxembourgeois.
«Il faut estimer à une centaine le nombre de gérants, de notaires et d’experts-comptables ayant succombé au goût du lucre en collaborant avec l’Abteilung IV A», signalait le rapport Dostert en 2009. L’historien nuançait toutefois «le bilan de la collaboration des Luxembourgeois par le fait qu’un seul d’entre eux, en l’occurrence Joseph Reuter-Reding, détenait pendant une courte période seulement un poste dirigeant au sein de l’Abteilung IV A». Les autres employés, en majorité des femmes, ne se retrouvaient qu’à des postes subalternes comme des dactylos et des standardistes, précisait le rapport.
Vincent Artuso signale pour sa part que la politique de persécutions antisémites ne souleva pas d’opposition. En tout cas, il n’a pas trouvé trace de protestation. Et pas le moindre indice de résistance chez «aucun bourgmestre, fonctionnaire ou employé de l’État» ni de questionnement sur la légitimité des lois antisémites, que corps enseignant, chefs d’administration, fonctionnaires du ministère de la Justice, notaires et experts-comptables appliquèrent pour beaucoup «de la manière la plus consciencieuse», signalant les cas douteux plutôt que de les taire.
Une centaine de collaborateurs?
Cet antisémitisme n’avait d’ailleurs pas attendu l’annexion allemande pour gangrener le Luxembourg dès la fin des années 1930. En 1935, la police locale étatisée, souligne le rapport, commença à recenser les juifs étrangers qui fuyaient l’Allemagne. Le ministère du Travail avait transmis des instructions pour interdire la délivrance d’autorisations d’embauche aux «étrangers de nationalité allemande, respectivement sans nationalité, de race non aryenne».
Le Luxembourg, ajoute l’historien, accepta aussi d’appliquer la 3e loi de Nuremberg interdisant aux ressortissants allemands d’épouser des juifs. Et d’écrire que «la légitimité des critères raciaux nazis était donc admise à la veille de la guerre». Mais la nouveauté à partir d’août 1940 sera que les pratiques qui ne s’appliquaient jusqu’alors qu’aux juifs étrangers frappèrent aussi les juifs luxembourgeois, «qui se virent détachés du reste de leurs concitoyens dans une logique de purification ethnique».
Bilan
35% de morts
Plus de 3.000 juifs ont quitté le Luxembourg entre le 10 mai 1940 et le 15 octobre 1941, veille du premier convoi de déportation en Europe orientale. Avec les fuites, l’émigration forcée et les déportations, le nombre de juifs était passé de 3.900 en mai 1940 à seulement 70 en septembre 1944. 35% de la population juive du Grand-Duché en 1940 est morte. 1.600 personnes ont survécu à la guerre. Le sort de 912 personnes est toujours incertain.
Ordonnances antisémites
Les couvertures juridiques des spoliations
Entre le 5 septembre 1940 et le 4 avril 1942, il y a eu huit ordonnances décrétées concernant les biens juifs qui ont permis une spoliation revêtant une apparence légale. La valeur des biens spoliés a été évaluée, selon le rapport de juin 2009, à 29 millions de reichsmark (biens des juifs, des émigrés et de la famille grand-ducale). En août 1944 au départ de l’administration civile allemande du Luxembourg, le gros des dossiers des biens spoliés juifs aurait été détruit sur ordre du Gauinspekteur Josef Ackermann. L’ordonnance du 5 septembre 1940 sur la fortune juive a servi de première «couverture juridique» à la spoliation des biens juifs. Chaque juif résidant au Luxembourg fut tenu de remettre une déclaration de fortune. Le 1er octobre 1940, la CdZ étend son contrôle sur l’argent liquide des juifs forcés à verser leurs réserves en liquide sur un compte bloqué. La Bil, la Banque générale, la Société de Banque générale d’Alsace, le Crédit industriel d’Alsace et de Lorraine et la BCEE sont les seuls établissements habilités à gérer ces comptes bloqués. Une nouvelle ordonnance du 7 février 1941 va placer sous la tutelle du CdZ tous les biens de juifs et se réserver le droit de confiscation et d’utilisation.