Les travaux doivent impérativement démarrer en septembre pour avoir une chance d'ouvrir l’école à la rentrée de 2017.  (Illustration: Atelier d’Architecture du Centre)

Les travaux doivent impérativement démarrer en septembre pour avoir une chance d'ouvrir l’école à la rentrée de 2017.  (Illustration: Atelier d’Architecture du Centre)

Le chantier du futur Lycée français de Luxembourg sur le Ban de Gasperich a été lancé en grande pompe le 23 février dernier en présence du Premier ministre, Xavier Bettel. Casque vissé sur la tête, mais sourire un peu crispé aux lèvres, il avait posé sur la photo de famille, aux côtés du ministre de l’Éducation, Claude Meisch, pour un premier coup de pelle symbolique. Il ne s’était pas avancé sur la date d’ouverture. Le gigantesque chantier devra être réalisé au pas de charge afin de permettre aux élèves de poser leur cartable dans leur nouvelle école en septembre 2017. Mais il est déjà entaché de malformations congénitales.

Deux semaines avant la petite cérémonie, l’association qui est le maître d’œuvre du projet, l’École et lycée français de Luxembourg (ELFL), faisait publiquement un «point d’étape» sur le projet Gasperich: autorisation de bâtir le site scolaire délivrée en octobre 2014 par la Ville de Luxembourg; autorisation de l’ITM pour les travaux de terrassement et de construction du campus; feu vert de l’Administration de l’environnement donné le 23 janvier dernier pour l’aménagement et l’exploitation du bâtiment scolaire; permis de voierie accordé trois jours plus tard par l’Administration des ponts et chaussées.

Un rôle de trésorier

Le conseiller consulaire et conseiller à l’Assemblée des Français de l’étranger (apparenté Les Verts,) Alexandre Château-Ducos, avait saisi la balle au bond pour demander aux administrateurs de l’ELFL de lui transmettre le cahier des charges concernant «les différents lots liés à la construction de l’établissement, dont le gouvernement français, via la caution bancaire de l’AEFE (Agence pour l’enseignement français à l’étranger, ndlr), est partie prenante». L’élu réclamait des informations sur l’agenda des adjudications et cherchait à connaître les noms des membres des différents comités chargés de dépouiller et d’examiner les offres.

Alexandre Château-Ducos se heurte alors à un mur de béton. L’ELFL lui oppose une fin de non-recevoir. L’élu s’entête et s’adresse au ministère des Affaires étrangères français, jugeant le refus de l’ELFL «inadmissible» et «préjudiciable en termes d’image pour la communauté française au Luxembourg».

Dans sa communication avec le quai d’Orsay, il parle «d’opacité et d’entre-soi, surtout dans le domaine du bâtiment». Il se plaint aussi d’être exclu des délibérations de l’association qui gère les travaux du futur lycée, pour lequel près de 150 millions d’euros vont être engagés, dont 80% en provenance de l’État luxembourgeois, les 20 % restants ayant été garantis par l’État français dans le cadre d’un prêt consenti à l’ELFL.

Cette intervention, toujours sans réponse, laisse déjà subodorer les zones d’ombre du marché public. Contacté par Paperjam, Alexandre Château-Ducos se dit «préoccupé» et évoque un «gros conflit d’intérêts potentiel» en raison de la présence dans le conseil d’administration de l’ELFL de dirigeants d’entreprise de bâtiment qui se sont mis sur les rangs pour décrocher des marchés (particulièrement celui du gros œuvre, le plus alléchant) du futur Lycée français.

Voilà donc le nœud gordien: la présence d’entrepreneurs dans le conseil d’administration d’ELFL. Dans le milieu du bâtiment aussi, on s’inquiète des «anomalies» entachant le dossier.

Financé comme toute autre école privée poussant sur le territoire grand-ducal (International School, Sainte-Sophie, etc.), le chantier du lycée ne sera pas piloté directement par les pouvoirs publics luxembourgeois, mais par l’asbl École et lycée français du Luxembourg, présidée par Pierre Girault, conseiller consulaire. On y retrouve aussi comme administrateur Franck Becherel, également patron de l’entreprise de travaux publics Tralux, filiale du groupe français Demathieu Bard.

Le contrôle que les autorités luxembourgeoises exercent se limite à son financement, comme le prévoit le projet de loi adopté définitivement le 25 novembre 2010 avec une enveloppe de 147 millions d’euros, dont 117 financés par le contribuable luxembourgeois. Aucun représentant du ministère de l’Éducation nationale ne siège dans l’ELFL. Un commentaire de la commission parlementaire de l’éducation nationale, de la formation professionnelle et des sports (28 octobre 2010) signale de façon assez vague que «les dispositions relatives à la législation luxembourgeoise sur les marchés publics sont pleinement applicables». Sans autre précision sur le contrôle que les autorités vont exercer sur les conditions de l’attribution des marchés (déléguée au maître d’œuvre, l’ELFL), ni sur l’élaboration du cahier des charges d’un projet plusieurs fois revu et longtemps repoussé, faute de garanties financières suffisantes du côté français (la part des 20% étant à charge de l’asbl). Le ministère de l'Éducation a toutefois procédé à un contrôle de routine comme le prévoit la loi sur les écoles privées.

Le rôle du Luxembourg semble être davantage celui de trésorier que de contrôleur. «Nous sommes subventionnés à 80% par l’État luxembourgeois, qui nous contrôle, ainsi que l’emploi des fonds», rétorque un proche du dossier. Interrogée sur le potentiel conflit d’intérêts de Franck Becherel, via la société Tralux qu'il dirige et dont la candidature parmi quatre autres a été retenue en janvier dernier par ELFL pour la construction du campus, cette source fait remarquer que la première soumission publique, celle du terrassement, remportée par le groupement CDCL/Giorgetti, alors que Tralux comptait parmi les soumissionnaires, «apporte la démonstration de la régularité de la procédure». «En matière de conflit d’intérêts, l’apparence est primordiale», s’inquiète toutefois un autre proche du dossier.

Il n’y aurait rien à suspecter derrière cette double casquette du patron de Tralux et d'administrateur de l’ELFL. En tout cas, un autre élu des Français du Luxembourg, Bruno Théret (apparenté UDI), n’y voit pas d’embrouille. «Ce serait gros comme une maison. Le comité de gestion n’a pas pu se soustraire aux règles et aucun élément à l’heure actuelle ne permet de remettre en question la régularité de la procédure», assure-t-il.

Mais pourquoi un autre entrepreneur qui comptait parmi les administrateurs d’ELFL a-t-il dû jeter l’éponge, précisément en raison d’un conflit d’intérêts? Arnaud Regout, dirigeant de CLI, une filiale de CLE, qui s’est associée à Tralux, en lice pour le marché du futur lycée, vient de présenter sa démission de l’asbl. «Il a été transparent dès le départ et nous avait fait savoir que son employeur n’excluait pas de soumissionner pour la construction du lycée à Gasperich», raconte un proche. Regout n’a pas vu son mandat renouvelé le 31 mars dernier au sein de l’asbl de l’École française (une seconde association gérant le cycle inférieur). Il a dû, du même coup, rendre son tablier au conseil d’administration de l’ELFL. Son collègue de Tralux n’a pas eu la même démarche.

Pourquoi faire une offre?

Des entrepreneurs concurrents de Tralux se sont montrés perplexes lorsqu’ils ont constaté la non-exclusion de cette entreprise du marché du gros œuvre du futur lycée, puis sa sélection à l’appel d’offres lancé fin 2014. «C’est une anomalie, signale un entrepreneur qui préfère garder l’anonymat. Tralux aurait du être exclue de la procédure, dans la mesure où M. Becherel a été associé à l’élaboration du dossier technique du lycée.»

Selon nos informations, six entreprises ou groupements d’entreprises ont soumissionné pour le gros œuvre et cinq offres ont été retenues au mois de janvier 2015. Il s’agit de celles de Tralux/CLE; CBL/Cit Blaton; CDCL/Giorgetti; Soludec/GTM (groupe Vinci) et Lux TP (avec le Belge Besix). La candidature du groupement Poeckes/Zublin a été éliminée dès le premier tour.

Un second tour, à la mi-mai, devait permettre de sélectionner l’heureux gagnant du marché. Le résultat est-il joué d’avance? Certains entrepreneurs ne sont pas loin de le croire, malgré les dénégations du maître d’ouvrage.

D’ailleurs, malgré les relances, des entreprises qui font partie de la présélection auraient déjà jeté l’éponge, choisissant cette forme de boycott plutôt que de «perdre du temps à élaborer une offre». Non pas qu’ils craignent d’afficher des prix non compétitifs, mais parce que les critères du marché public, faisant intervenir à hauteur de 30% des éléments techniques, devraient faire pencher la balance du côté du candidat qui aura la meilleure connaissance du chantier. Ces entrepreneurs veulent ainsi montrer leur désapprobation. «Personne ne travaille sérieusement sur l’offre», fait savoir l’un d’eux, manifestement résigné.

Sur les cinq groupements sélectionnés «pour sortir des offres» avant ce 15 mai, combien en restera-t-il dans le tour de table final? «Malgré les relances de l’ELFL, Tralux/CLE pourrait se retrouver seule à faire une offre», pronostique un entrepreneur. Les travaux doivent impérativement démarrer dès le mois de septembre pour avoir une chance de respecter l’agenda, pour ouverture de l’école à la rentrée de 2017.

Il faut noter que le dirigeant de Tralux ne fait pas partie du comité de sélection ni du comité technique chargé de l’examen des dossiers de soumission. Mais ce n’est pas suffisant pour calmer les craintes des concurrents. L’un d’eux signale ainsi la très forte implication de M. Becherel dans l’élaboration du projet du nouveau Lycée français. «Or, ce ne sont pas les prix qui feront la différence dans cette affaire, mais le volet technique du dossier», explique-t-il.
Les nouvelles règles sur les marchés publics ont dilué l’importance des critères des prix les plus bas au profit des offres les «mieux disantes». Le but était d’assainir le marché face à des pratiques de dumping.

Mais la méthode aurait induit un effet pervers: «Les maîtres d’ouvrage choisissent tout simplement qui ils veulent», déplore un entrepreneur. «Sur les gros marchés publics, poursuit-il, les entreprises affichent souvent des offres de prix assez similaires, avec des écarts variant entre 1 et 2%. Un mémoire technique en revanche peut faire basculer le marché. Le mémoire technique du groupement Tralux/CLE sera probablement meilleur que les autres, car Franck Becherel s’y est beaucoup investi», conclut-il.