Très controversé, le projet de loi sur le renseignement français pourrait avoir des conséquences économiques pour les data centers du Luxembourg. (Photo: Mike Zenari)

Très controversé, le projet de loi sur le renseignement français pourrait avoir des conséquences économiques pour les data centers du Luxembourg. (Photo: Mike Zenari)

Dans la mouvance de l’attaque contre Charlie Hebdo, un projet de loi sur le renseignement défendu actuellement par le ministère de l’Intérieur français vise à étendre le contrôle des métadonnées liées aux contenus échangés en ligne. Conçu en juillet 2014, le texte s’insère désormais dans une procédure accélérée. Le but affiché par ses rédacteurs est de lutter contre le terrorisme et de déceler toute tentative d’attentat, mais invoque aussi des motifs économiques ou politiques moins précis. Face au projet, la levée de boucliers a été massive chez nos voisins.

Via les fameuses «boîtes noires», un des points centraux de la loi, les géants du net, les opérateurs télécoms et les hébergeurs seront obligés de filtrer toutes les communications grâce à des algorithmes afin de détecter les potentiels terroristes. «Ce type de méthodes a déjà été utilisé par des régimes autoritaires, en Syrie, en Irak ou en Corée du Nord, pour surveiller les dissidents politiques», affirme Christopher Talib, chargé de campagne à La Quadrature du net, une asbl viscéralement opposée au projet. «Plusieurs mécanismes de contrôles, comme des écoutes très intrusives, pourront être déclenchés sans même l’intervention d’un juge. C’est totalement inacceptable et inquiétant pour les libertés individuelles, surtout qu’il est prouvé que ce type de surveillance de masse n’est pas efficace. Les attentats de Boston, par exemple, se sont déroulés sous le Patriot Act américain.»

Mobiliser l’opinion

Particulièrement complexe, le projet suscite en ce moment de vives critiques dans le chef de députés issus de tous les rangs politiques, mais aussi, et surtout au sein de la société civile. Pour ses opposants, en supprimant la présomption d’innocence, le texte constitue un vrai déni de démocratie et une brèche dans l’anonymat sur le web. Vu de l’étranger, le projet français, sans équivalent en Europe, inquiète aussi.

On part du principe que tout le monde est coupable.

Julien Doussot, chief product officer chez Telecom Luxembourg Private Operator

«On va très loin dans la recherche d'informations», estime Julien Doussot, chief product officer chez Telecom Luxembourg. «Je pense que l’attentat de Charlie Hebdo a été un traumatisme au moins aussi important que le 11 septembre à New York. Dans d’autres circonstances, ce texte n’aurait peut-être pas eu le même accueil.»

Outre les boîtes noires, les services de renseignement français auront également la possibilité d’utiliser des «valises espionnes» pouvant capter toutes sortes de conversations dans l’espace publique dans un périmètre pouvant aller jusqu’à 500 mètres, matériel autrefois uniquement utilisable lors d’une démarche judiciaire. Le poids de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) a également été renforcé. Son avis restera cependant purement consultatif.

«Le recours citoyen est illusoire. Si on est contrôlé pour de mauvaises raisons, il sera très compliqué de prouver cette surveillance devant le Conseil d’État. Face à l’argument du secret défense, tout est bloqué, poursuit Christopher Talib. Un des grands problèmes du texte est que certains concepts restent assez flous, on peut donc y mettre ce qu’on veut pour justifier des contrôles arbitraires.» 

Capter des clients

Pour Julien Doussot, ce type de loi restrictive en France peut permettre d’attirer de nouveaux clients dans les data centers du Luxembourg, jouissant d’une réputation de confidentialité sans faille. «C’est la deuxième loi du genre après celle sur la programmation militaire promulguée en janvier dernier. Nous avions déjà perçu un mouvement à ce moment-là. Je pense que les hébergeurs ne vont pas forcément bouger tout de suite, mais il y aura sans doute une demande accrue des clients eux-mêmes», prévoit-il.

Politiquement stable, le Grand-Duché bénéficie d’une image de coffre-fort, sur le plan numérique également. «Nous sommes aussi présents à San Francisco, je constate une grande sensibilité autour de la question de la protection des données, le pays y dispose d’une excellente image de marque. Je suis convaincu qu’en assurant des 'zones protégées', la Place dispose d’une vraie carte à jouer pour devancer la Suisse. Il pourrait même réattirer quelques géants du web, à condition que l’État affirme publiquement cette confidentialité et l’encadre par des lois, défend encore Julien Doussot. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’aucune surveillance ne sera effectuée, il ne s’agit pas de soutenir les criminels, mais d’instaurer des mécanismes de justification. En tant qu’opérateurs, nous poussons le gouvernement à prendre le contre-pied du choix français.»

Devant encore être voté solennellement à l’Assemblée nationale française le 5 mai, puis par le Sénat, le projet de loi n’est pas encore gravé dans le marbre. Plusieurs questions clés comme l’endroit où seront stockées les données ou le coût de cette surveillance massive devront être abordées.

«Nous faisons actuellement campagne pour que les citoyens fassent pression auprès de leurs députés, c’est généralement une méthode qui fonctionne bien. Il n’y a pas de réel débat public dans ce contexte de paranoïa, mais énormément d’incompréhension mutuelle, achève Christopher Talib. De nombreux enjeux restent sans réponses, dont la durée de conservation des métadonnées et la procédure mise en place pour les protéger. La question de qui payera la facture, qui s’annonce salée, est également complètement évacuée. La NSA (National Security Agency américaine, ndlr), par exemple, possède deux data centers, alimentés chacun par une centrale nucléaire. Les retombées énergétiques sont dramatiques. Cela dit, nous ne baissons pas les bras. Il y a encore plusieurs niveaux où on peut agir, notamment en recourant au Conseil constitutionnel ou en allant devant le Conseil d’État.»

Mise à jour

Invité de Canal+ dimanche, le président de la République François Hollande est monté au créneau face aux vives critiques émises à l'égard du texte. Il a annoncé qu'il saisirait lui-même le Conseil constitutionnel français afin de s'assurer que cette loi respectait bien les principes fondamentaux de l'État.