Réponse à l’article de Claude A. Hemmer (Weniger Reiche ergo weniger Arme, journal du 16 août, article publié également comme carte blanche par RTL).
J’ai toujours beaucoup de plaisir à lire les trop rares articles d’opinion sur des questions de fond. Ceux de Claude A. Hemmer méritent réflexion même s’ils sont hélas souvent inspirés de la frange dogmatique de l’école autrichienne (Hayek, Von Mises), école qui compte aussi de grands noms de l’histoire économique comme Joseph A. Schumpeter. Dans son article, l’auteur, aveuglé par une pétition de principe diabolisant toute intervention étatique, forcément délétère, en vient à nier tout lien entre inégalité et croissance, s’appuyant incorrectement sur des données de la Banque mondiale. En effet, si l’inégalité mondiale entre pays a bien diminué, c’est surtout grâce au développement des pays émergents comme l’Inde et la Chine, mais l’inégalité au sein de ces pays – tout comme en occident – a, quant à elle, augmenté!
Il faut avouer que la problématique de l’inégalité avait été mise sous le boisseau depuis trois décennies, les économistes ayant imprudemment embrassé la théorie des «effets de percolation» («trickle-down effects») selon laquelle le libre jeu des marchés allait permettre à tout un chacun de participer aux fruits de la croissance. Or, cette vue s’est révélée fausse, brutalement contredite par les faits. Cette position n’est donc plus tenable pour un économiste un tant soit peu sérieux. Comme disait Keynes: «When the facts change, I change my mind. What do you do?»
Je souscris aux généralités abstraites de l’article de Claude A. Hemmer concernant les conditions nécessaires d’une réduction de la pauvreté et de l’inégalité, à savoir l’importance d’une bonne dose de croissance économique. Or, une telle croissance de la production doit être «pro-poor», c’est-à-dire élever plus rapidement les revenus, surtout ceux du travail, situés en dessous de la médiane et faire progresser plus rapidement les revenus des plus modestes (sans peser nécessairement sur ceux des plus favorisés). Je laisserai de côté par manque de place la question complexe des facteurs qui gouvernent la croissance économique, parmi lesquels on peut citer l’esprit d’innovation, la recherche, la formation, les institutions…, magistralement exposés par Philippe Aghion au Collège de France.
Le désaccord, fondamental, tient au lien de causalité entre croissance économique et inégalité. La recherche académique et les analyses des organisations internationales (FMI, Banque mondiale, OCDE) ont examiné cette relation sous toutes ses coutures et consigné leurs conclusions dans une série de rapports qui sont clairs: l’inégalité obère la croissance!
Ainsi l’étude de l’OCDE affirme sans ambages: «s‘appuyant sur des données harmonisées couvrant les pays de l’OCDE au cours des 30 dernières années, l’analyse économétrique suggère que les inégalités de revenus ont un impact négatif et statistiquement significatif sur la croissance ultérieure. En particulier, ce qui importe le plus est l’écart entre les ménages à faible revenu et le reste de la population». L’étude précitée insiste sur le fait que l’inégalité ralentit l’accumulation de capital humain, détériore les compétences des personnes dont les parents ont un faible niveau d’instruction, détruit les opportunités de développement. L’OCDE conclut que les politiques visant à réduire les inégalités (redistribution via l’impôt et les transferts sociaux) et la promotion de l’égalité des chances sont favorables à la croissance économique à long terme tout comme à la cohésion sociale.
La science économique est un corpus de connaissances qui se nourrit de la vérification d’hypothèses par la confrontation aux données de la réalité.
L’économie n’est pas un dogme religieux qui nous dicterait comment penser et agir!