Parmi les dysfonctionnements au Srel, l'enquête parlementaire avait pointé la vente de voitures de grosses cylindrées. (Photo: DR)

Parmi les dysfonctionnements au Srel, l'enquête parlementaire avait pointé la vente de voitures de grosses cylindrées. (Photo: DR)

Audience publique mercredi matin au tribunal administratif: l’affaire Jean-Jacques Kohnen contre le ministère d’État en matière de «finances publiques», qui ne figurait pas dans le calendrier des audiences, y est plaidée. Elle avait été prévue une semaine plus tôt, mais avait été reportée. Le nom de ce membre du Haut Commissariat à la protection nationale (HCPN) et ancien agent du Service de renseignements de l’État luxembourgeois (Srel) qui fut cité dans l’enquête parlementaire de 2013 sur ses dysfonctionnements intrigue, tout comme l’intitulé du recours qu’il a engagé.

Son avocat, Jean-Marie Bauler, plaide l’affaire, en luxembourgeois, pendant une petite demi-heure en replaçant le décor. Jean-Jacques Kohnen, assure-t-il, est devenu un homme à abattre, un bouc émissaire que l’État cherche à éliminer aussi discrètement qu’insidieusement en lui faisant porter la responsabilité d’une affaire qui a éclaboussé le Srel dès 2010 et a valu à cet agent sa suspension, une enquête disciplinaire en décembre 2011 et une procédure pénale en mai 2013. Le dossier sera révélé par la presse en mai 2013, alors que les membres de la commission de contrôle du Srel en avaient été informés en 2011. 

Il s’agissait de la vente à des particuliers par le Srel de grosses berlines presque neuves ayant été utilisées par ses agents pour leurs filatures et leurs missions. Par souci de discrétion, le parc automobile était régulièrement renouvelé. Des accords avaient été négociés avec les grands constructeurs allemands, BMW et Mercedes, pour acheter ces véhicules à des prix «administrés», c’est-à-dire avec de substantielles remises allant jusqu’à 40% par rapport aux prix du catalogue. Les voitures étaient ensuite revendues après six mois par le Srel. Si les acheteurs ne se manifestaient pas, ses agents pouvaient les acquérir à titre privé alors qu'ils bénéficiaient également de remises substantielles sur l’achat de véhicules neufs pour leur usage personnel. Ces conditions débouchèrent sur des dérives et prirent de telles proportions qu’elles suscitèrent en 2010 d’abord des doutes, puis une dénonciation auprès du Premier ministre de l’époque, Jean-Claude Juncker, lequel déclencha en décembre 2011 une procédure disciplinaire et engagea même, peu avant que la presse eût révélé l’affaire, une plainte auprès du procureur.

Transfert arrangé, document antidaté

Jean-Jacques Kohnen, en charge de l’intendance, mais aussi Marco Mille, le patron du Service de renseignements, furent visés. Le premier sera alors détaché au HCPN à partir du 1er janvier 2011, le second, également en disgrâce, se convertira dans le secteur privé comme chef de la sécurité chez Siemens. Kohnen fut accusé d’avoir bénéficié de réductions pour l’achat de trois voitures auprès du fournisseur du Srel. L’agent a toujours soutenu avoir eu l’accord de Marco Mille, qui s’était également approvisionné aux mêmes conditions que son subordonné.

Le transfert de Jean-Jacques Kohnen est «arrangé» par des proches de Jean-Claude Juncker. Or, le fonctionnaire de la carrière supérieure avait besoin de voir renouvelée son habilitation de sécurité du plus haut niveau de confidentialité (soit «Cosmic très secret», «Très secret UE» et «Très secret Lux»), pour avoir accès à des documents et pièces classifiées.

Pour décrocher cette habilitation, les fonctionnaires doivent se prêter à une enquête déterminant leur loyauté, discrétion et intégrité. Le 22 mars 2011, une enquête de sécurité «provisoire» fut établie, concluant au renouvellement de l’habilitation de sécurité pour une durée de deux ans. Toutefois, ce document fut antidaté au 7 février 2010, probablement pour ne pas faire interférence avec les reproches liés aux achats litigieux.

Le 21 décembre 2011, alors qu’il est en poste au HCPN depuis près d’un an, une procédure disciplinaire est engagée à l’encontre de l’ex-intendant du Srel. En avril 2012, son habilitation provisoire ayant expirée, le fonctionnaire introduit une demande en obtention d’une nouvelle autorisation d’accès aux documents classifiés, mais l’enquête coince et un premier rapport d’enquête de près de 80 pages du 20 mars 2013 va conclure que Jean-Jacques Kohnen constitue un risque pour la sécurité du Grand-Duché. Un second rapport moins volumineux (22 pages) donnera des conclusions identiques en dépit du soutien du directeur du HCPN, Frank Reimen.

Pour ne rien arranger, le 8 mai 2013, quelques jours avant que la presse exhume l’affaire de l’achat/vente des BMW au Srel entre 2007 et 2010, le Parquet de Diekirch est saisi. Du coup, le dossier pénal met provisoirement en suspens la procédure disciplinaire.

Doutes sérieux sur l'intégrité 

Le couperet tombe le 13 novembre 2013: le Premier ministre, Jean-Claude Juncker, en fin de mandat, signifie au fonctionnaire du Haut Commissariat son refus de lui octroyer l’habilitation après qu’un rapport eut fait apparaître «des doutes sérieux en relation avec (son) intégrité et (sa) fiabilité». C’est cette décision qui a amené Jean-Jacques Kohnen mercredi devant les juges administratifs pour en contester le bien-fondé et la légalité.

Jean-Marie Bauler a fait part aux juges de sa perplexité face à la chronologie de cette affaire, car son client, a-t-il assuré, a pu bénéficier d’une «clearance» au début de l’année 2011 alors que les faits qui lui furent reprochés étaient déjà connus. Aujourd’hui, aucune promotion ne peut lui être proposée dans la fonction publique en raison des procédures qui lui pendent au nez.  

«On n’est pas là pour juger de l’innocence ou non de Monsieur Kohnen, mais pour savoir s’il remplit les critères de sécurité pour l’accès à des documents classifiés», lui a rétorqué à l’audience Claudine Konsbruck, conseiller de direction première classe de la direction des affaires pénales et judiciaires au ministère de la Justice. Elle précise que l’habilitation octroyée en 2011 le fut à titre provisoire pour attendre la fin de l’enquête disciplinaire.

Or, c’est un peu le serpent qui se mord la queue, puisque l’affaire de discipline est suspendue à l’évolution de l’instruction pénale ouverte en mai 2013, mais toujours pas clôturée. Des devoirs sont toujours en cours, a fait savoir la représentante de l’État en mentionnant l’envoi de commission rogatoire internationale, étant donné que certains faits ont été perpétrés à l’étranger.

Claudine Konsbruck a fait entrevoir un dossier qui dépasse la seule vente de voitures au Srel. Elle a ainsi évoqué la transmission «d’informations mensongères», le transit d’argent sur le compte privé de l’ancien agent du Service de renseignements et l’usage d’un faux titre.

Ce dernier attend le verdict des juges administratifs avec l’espoir qu’ils le rendront un peu plus vite que dans le recours d’un autre agent du Srel qui contestait son recalage à une promotion. Il avait dû attendre près de 13 mois entre les plaidoiries de son affaire et le jugement du tribunal, intervenu le 17 décembre dernier.