Les députés européens luxembourgeois Frank Engel et Claude Turmes (de face) ont débattu de l’avenir de l’Europe pour Paperjam. (Photo: Christian Aschman)

Les députés européens luxembourgeois Frank Engel et Claude Turmes (de face) ont débattu de l’avenir de l’Europe pour Paperjam. (Photo: Christian Aschman)

Le rêve européen prend l’eau. Depuis la crise financière de 2008, l’Union européenne s’est contentée de colmater les brèches qui mettaient son avenir en péril. La crise grecque a été le révélateur des égoïsmes nationaux. La promesse de David Cameron d’organiser un référendum sur le maintien du Royaume-Uni parmi les 28 en cas de réélection en 2015 a confirmé que les Britanniques n’étaient décidément pas un partenaire fiable, et la crise des réfugiés en provenance du Moyen-Orient a pris la forme d’un sauve-qui-peut bien peu glorieux.

Bref, l’idée d’un État-continent, née au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et élargie après la chute du mur de Berlin, ne se porte pas bien. Agonie ou crise de croissance?

Pour faire le point sur l’état de santé de l’Union, Paperjam a ouvert le débat entre les députés européens Frank Engel (PPE) et Claude Turmes (Les Verts). Discussion passionnée et sans langue de bois.

L’Union européenne est en crise

Claude Turmes: «L’état de santé de l’Europe est lié à celui du monde. Nous sommes dans une période où le monde se cherche un difficile équilibre. Après le communisme et l’hégémonie des États-Unis qui s’en est suivie, au début des années 1990, on se retrouve avec des contours de l’Europe qui sont en feu au Moyen-Orient, en Libye et en Ukraine. À cela s’ajoute la donnée des flux migratoires. On recense actuellement 60 millions de migrants et l’Europe en accueille très peu. Pourquoi est-on aussi peu généreux? Je ne me l’explique pas.

Pour moi, tout part de la mauvaise gestion de la crise Lehman Brothers qui s’est transformée en crise financière, économique et sociale. Et en fin de compte, c’est le doute sur l’essor de l’Union européenne qui s’est installé.

Frank Engel: «Si je repars de la crise en Ukraine, j’observe que, pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, un pays – la Russie – membre du Conseil de l’Europe se permet d’arracher une portion de territoire (la Crimée, ndlr) à un État voisin. Et si nous n’applaudissons pas, en fin de compte nous nous en accommodons. De même, par rapport à la situation dans l’est de l’Ukraine, nous avons pris des sanctions économiques, mais nous avons raté toutes les occasions qui se présentaient de faire pression sur les dirigeants russes.

Mais comment réagir autrement que par des pressions? Nous n’avons pas d’armée, pas de défense européenne et pas d’infrastructures de sécurité dignes de ce nom. L’histoire des migrants le prouve d’une autre manière.

L’Europe ne parvient plus à parler d’une seule voix

F. E.: «L’Europe n’est pas gouvernée. Elle n’a pas de gouvernement. Les sommets européens, qui connaissent actuellement une forte inflation, sont censés donner des impulsions à la politique européenne. Mais comment faire avec des gens dont le job à temps plein est de gouverner un pays? Ils se rencontrent tous les mois ou tous les deux mois, de nuit, pour gouverner l’UE à mi-temps. Ça ne peut pas donner grand-chose.

C. T.: «Effectivement, et le traité de Lisbonne, le dernier à avoir réformé les institutions, a commis une grave erreur en créant un poste permanent de président du Conseil. Rien qu’à cause de ça, on aurait dû le rejeter. J’avais sous-estimé la dynamique que cela allait générer. Or, ça renforce l’égoïsme des États-nations et ça affaiblit la Commission.

Il ne faut pas surestimer les Premiers ministres dans leur dimension européenne. Ils n’ont tout simplement pas le temps. Quand ils viennent à Bruxelles, ils ont en tête les trois dossiers qui les intéressent à titre personnel et pas ce qui est important pour l’UE de manière générale. Le traité de Lisbonne a vraiment provoqué une régression institutionnelle.

F. E.: «Nous observons une éternelle confrontation avec la Commission, qui voudrait jouer le rôle de gouvernement, mais n’y est pas autorisée. Quant au Parlement européen, il semble n’avoir rien de mieux à faire que de s’occuper à longueur de journée avec des broutilles, raison pour laquelle nous sommes en session tout le temps. On ferait mieux de s’interroger sur notre pouvoir constitutionnel. Nous n’en avons pas le moindre. Et nous n’avons pas non plus le moindre pouvoir budgétaire, ni fiscal. Nous ne disposons donc d’aucun des trois pouvoirs qui caractérisent un parlement.

L’Europe fonctionne quand même. Nous avons arraché à Paris un bon traité international sur le changement climatique.

Claude Turmes, député européen, Les Verts

C. T.: «Ceci dit, l’Europe fonctionne quand même. Nous avons arraché à Paris un bon traité international sur le changement climatique. Avec l’aide de la diplomatie européenne, nous avons travaillé avec les États-Unis, la France et la Chine pour arriver à faire exister un traité international, même s’il reste à le mettre en œuvre.

F. E.: «Je suis d’accord, ça a été l’un des rares moments de grandeur européenne.

C. T.: «Il y a aussi la directive sur la protection des données. La menace terroriste aurait pu faire qu’elle ne voie jamais le jour. Or, l’Europe s’est dotée de la meilleure législation mondiale sur la protection des données.

F. E.: «C’est vrai…

C. T.: «Par contre, si les institutions européennes n’ont pas correctement géré la crise économique, c’est aussi parce que le budget européen est trop étroit. 1% du PIB européen, c’est ridicule.

F. E.: «Et il ne peut pas y avoir non plus de monnaie commune sans budget conséquent. Sans un budget qui équivaudrait à au moins 5 à 10% du PIB européen, aucune monnaie européenne ne sera soutenable à long terme.

Immigration: l’Europe a reporté le problème sur la Turquie

C. T.: «Nous sommes carrément face à un recul de nos valeurs, voire des conventions internationales. On est en train de casser des points essentiels des valeurs européennes. La solution passe par un triptyque: une frontière bien gérée – ce qui ne veut pas dire qu’elle doit être hermétique –, un soutien à l’espace Schengen et une politique d’asile européenne.

Il faut parler franchement: les pays qui ne sont pas prêts à accepter une politique d’asile européenne devront être pénalisés, voire mis hors du système Schengen.

L’Europe est face à une population vieillissante, elle a besoin de migrants. Arrêtons donc de jouer la politique du bouc émissaire et voyons dans le migrant le citoyen de demain. Il faut se saisir de cette crise pour construire une politique migratoire européenne qui ouvre des canaux légaux de migration et cesser de parler de seuils maxima.

F. E.: «D’accord, nous avons un problème démographique. Mais nous n’allons pas le résoudre par l’immigration. Nous devons surtout prendre conscience des impossibilités que nous avons créées au fil des années au niveau de la sécurité sociale. Il faudra pouvoir revenir sur un certain nombre d’acquis. Ce qui était conçu comme une assurance est devenu un mode de vie.

Ceci dit, pour revenir à l’immigration, si on ne parvient pas à faire accepter aux Européens l’idée d’accueillir 20 millions d’immigrés, en accepter 2 voire 3 millions, largement composés de réfugiés, me semble de l’ordre du raisonnable. Ce n’est pas cela qui risque de changer la nature de nos sociétés. Mais il faudra ensuite faire l’effort de les intégrer. Pas les assimiler, mais bien les intégrer. En étant clairs avec ceux qui ne veulent pas être intégrés. Il y en a et ils n’ont pas leur place ici.

C. T.: «Ce sera une très petite minorité…

F. E.: «Je le crois aussi. La majorité de ces immigrés cherche un avenir économique meilleur pour eux et leur famille, ce n’est pas criminel! Mais on ne peut pas prendre tout le monde, il faut des critères de sélection, des procédures propres et dignes aux frontières et respectueuses du droit.

Puis, il faut que tous les pays acceptent d’en prendre. Qu’on ne me dise pas que la Pologne, avec 40 millions d’habitants, sera altérée au plus profond d’elle-même parce qu’elle accepte 10.000 réfugiés. Si elle s’y refuse, il faut faire cesser le support dont elle bénéficie via les fonds structurels et l’éjecter de Schengen.

Brexit: les Britanniques votent le 23 juin

F. E.: «Personnellement, je n’ai pas compris comment le Conseil européen a pu perdre autant de temps à tenter de confectionner un arrangement avec David Cameron par rapport au Brexit, au cours d’une période où il y aurait vraiment eu d’autres chats à fouetter. Nous sommes face à un afflux migratoire substantiel, mais nous trouvons le loisir pendant une demi-année de nous préoccuper de l’état de santé politique d’un Premier ministre qui ne maîtrise plus son propre parti et qui a cru devoir négocier quelque chose qui, espère-t-il, va le sauver. Ce ne sera pas le cas et, pour ma part, j’espère que le résultat de ce référendum sera la sortie.

C. T.: «Ce qui est le plus gênant dans cet accord, c’est qu’il affaiblit la législation concernant la régulation financière et réduit les droits sociaux des citoyens européens. Ça, c’est une Europe néo-libérale dont je ne veux pas. Moi, je veux une Europe qui protège les citoyens et qui crée du rêve européen en développant l’économie.

Au niveau du Parlement, on ne nous a pas demandé notre position, même si nous aurons un vote à émettre pour changer la loi. À titre personnel, je ne me sens pas obligé par l’accord qu’Angela Merkel et les autres ont négocié avec David Cameron.

Comment le Conseil européen a-t-il pu consacrer autant de temps au Brexit? Il y avait vraiment d’autres chats à fouetter.

Frank Engel, député européen, groupe PPE

F. E.: «Moi non plus. Sur chaque élément par rapport auquel nous serons appelés à nous prononcer, mon vote sera négatif. Ce qui est dangereux pour la politique commune, c’est d’avoir au sein des 28 un pays membre qui n’est pas vraiment un pays membre.

Si, comme c’est manifestement le cas en Grande-Bretagne, il existe une proportion non négligeable de citoyens qui ne conçoivent pas qu’on partage la souveraineté au-delà de la nation, qu’ils s’en aillent ! Il n’y a aucune raison qui ferait que l’Europe serait plus faible sans les Britanniques. Ils ne sont ni dans l’euro, ni dans Schengen, ils ne sont pas intégrés dans la collaboration policière et judiciaire et n’ont jamais adopté la charte sociale. Tout ce qui, substantiellement, fait l’Europe politique ne les concerne pas.

C. T.: «Si c’est ‘goodbye Britain’, c’est peut-être par contre ‘welcome Scotland’. La petite Angleterre risque de se retrouver dans une situation pas très drôle, nettement moins que l’Europe. Nous subirons quelques secousses, mais ce sera peut-être aussi l’occasion de se décider à avancer plus loin, une fois les Britanniques partis, par rapport au rêve européen.

Panama Papers: l’Union européenne et la transparence fiscale

C. T.: «Depuis l’affaire LuxLeaks, l’Europe essaie de mettre en place un certain nombre de règles, notamment pour faire en sorte que les multinationales paient plus d’impôts. La directive blanchiment est de toute manière en voie de révision. C’est la bonne directive pour repérer les dispositions qui sont déjà valables et voir sur quels aspects on doit encore pousser la réglementation.

F. E.: «Je proteste contre l’idée que toutes ces révélations soient une bonne chose. L’affaire des Panama Papers est de nouveau basée sur un crime, il y a eu effraction et donc appropriation illégale d’informations.

C. T.: «Mais ça a quand même permis, entre autres, de voir comment le régime syrien a contourné les sanctions internationales. Ça va plus loin que l’évasion fiscale.

F. E.: «Je ne dis pas le contraire, mais on met tout dans le même sac. Les contournements d’embargos sont des choses graves. Il y a aussi probablement des opérations visant à éluder l’impôt qui ont pu être dévoilées. Mais, parfois, dans les dossiers rendus publics, il y a des opérations qui n’ont absolument rien d’illégal.

C. T.: «Ce système parallèle de finance n’est pas une bonne chose pour le monde. Depuis 25-30 ans, on crée de plus en plus d’inégalités. Avec l’ère Reagan-Thatcher, on est entré dans une phase pudiquement appelée de concurrence fiscale, mais c’est une machine qui fait en sorte que les couches les moins aisées s’appauvrissent et que les riches s’enrichissent. Ça doit cesser. Il faut changer certaines choses pour rendre le monde moins inégalitaire. Un monde inégalitaire est un monde qui génère trop de tensions. Je défends donc le principe du lanceur d’alerte, du gars qui, à un moment donné, dit que ça va trop loin.

F. E.: «Je suis d’accord sur le principe et sur le fait qu’on peut avoir des doutes par rapport au fait de disposer de sociétés dans certaines juridictions utilisées pour cacher des choses. Mais je m’interroge sur l’utilité de la contestation permanente.

Tous les six mois, on ébranle la confiance en tout. Ici, de nouveau, on est en train de dire que tous les politiciens sont corrompus, qu’ils trichent, ce qui réduit la participation aux élections. On fait de même avec les dignitaires des monarchies pétrolières et avec les sportifs. Je pose donc la question: pourquoi la mise à mal de tout ce qui rythme les structures de notre vie en société?

L’Union européenne, championne de la lutte contre le changement climatique

C. T.: «Notre dynamisme vis-à-vis de la transition énergétique a permis de développer de nouvelles solutions technologiques, a fait baisser les coûts de ces technologies et a donc fourni la base pour que le monde puisse gagner la bataille contre le réchauffement climatique. Nous sommes le numéro un mondial dans l’éolien onshore et offshore.

Dans l’énergie solaire, les Chinois ont investi massivement, mais c’est quand même grâce à de l’innovation européenne, reprise par les Chinois, que les prix ont pu être divisés par 10 et qu’on peut aujourd’hui amener l’électricité dans les villages africains.

Enfin, l’Europe a aussi fait bouger la géopolitique de l’énergie. Il faut bien voir que si le prix du pétrole est bas aujourd’hui, c’est effectivement à cause du ralentissement de la croissance chinoise, du développement des pétroles de schiste aux États-Unis, mais aussi parce que l’Union européenne s’est dotée d’une loi sur l’efficacité énergétique des voitures, qui a été reprise par les Américains.

F. E.: «C’est l’un des domaines où nous pouvons encore rattraper un peu du terrain que nous avons perdu et éviter que le continent ne bascule dans l’insignifiance totale. J’ose affirmer que je n’ai aucune idée de la part de responsabilité de l’humain dans le changement climatique actuel, je ne fais pas partie de ceux qui croient qu’on arrête ce changement… Mais je me dis simplement que si le doute nous pousse à pratiquer une économie plus intelligente, plus efficiente, moins dispendieuse en ressources naturelles, ce serait relativement idiot de ne pas vouloir le faire.

C. T.: «Par rapport à la volonté de relance de l’Europe, du rêve européen, il ne faut pas sous-estimer la donne écologique et les technologies vertes. Le monde entier en aura besoin et le fait de s’être lancés les premiers dans le créneau nous place dans une situation confortable.

CV Express: Claude Turmes

  • Né à Diekirch le 26 novembre 1960
  • 1979-1983: Licence en éducation physique et sportive, Louvain-la-Neuve
  • 1983-1999: Professeur en éducation physique et sportive
  • 1989-1990: Diplôme européen en sciences de l’environnement, Nancy
  • 1989-1991: Membre de l’exécutif du Bureau européen de l’environnement
  • 1989-1999: Membre du Mouvement écologique du Luxembourg
  • 1995-1997: Secrétaire de Friends of the Earth Europe
  • 1999: Professeur de yoga
  • 1999: Député européen, Les Verts

CV Express: Frank Engel

  • Né à Luxembourg le 10 mai 1975
  • 1994-1998: Diplôme de droit de l’Université de Metz
  • 2001-2009: Secrétaire général du groupe parlementaire CSV
  • 2006: Consul honoraire d’Arménie
  • 2009: Député européen, groupe PPE