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 (Photo: archives paperJam)

Chère Madame Fonck,

Par la présente, j’ai l’honneur d’accuser réception de votre invitation pour la célébration du centenaire du Tageblatt. A mon regret, je me vois obligé de la décliner.

Ayant eu l’honneur de diriger ce journal pendant douze ans, je voudrais profiter de l’occasion pour rendre hommage aux centaines de journalistes et collaborateurs qui l’ont façonné, ceci pendant des périodes bien plus difficiles que la présente, et qui ont courageusement tenu son cap démocratique, humaniste, socialiste et pro-européen.

Il a suffi à peine de deux ans et demi à la direction générale actuelle pour dilapider l’héritage dont la gestion lui était confiée. En vilipendant l’Union Européenne, en dénigrant le Parti Ouvrier Socialiste Luxembourgeois, et en leur refilant la responsabilité de la crise, elle a renié sa tradition européenne et largué ses amarres avec ses alliés historiques.

Comme la majorité de vos abonnés, électeurs et sympathisants socialistes, je ne suis plus en phase avec votre ligne éditoriale.

Le journal socialiste est devenu le défouloir de trotskistes, néo-communistes et autres petits Mélenchons. Les voix contraires – dont la mienne – sont censurées, voire manipulées.

Face à la crise, cyclique et structurelle, difficile à gérer pour ceux portent la responsabilité politique, vous avez pris le pari du gauchisme, autant dire du populisme. Vous égrenez semaine après semaine des éditoriaux irresponsables, allant jusqu’à mettre en cause la légitimité des élus, cette «classe politique, faible, discréditée», et à appeler à la révolution.
Réveillez-vous ! Le potentiel révolutionnaire à Luxembourg tourne autour de zéro.

Par vos excès, vous portez préjudice, non seulement au parti socialiste, mais aussi aux syndicats qui peinent à mobiliser leurs membres pour les mauvaises causes que vous mettez en page: Les gens ont compris que l’heure est grave et que les trente glorieuses sont terminées. Ils savent que « notre triste pays « (D. F., 26.4.13) n’est nullement responsable de la régression. Aucun régime ne peut garantir une croissance continue. Aucun gouvernement ne peut laisser filer ses déficits. L’austérité, dont vous vous gargarisez en permanence, existe en Grèce. Elle n’existe pas au Luxembourg.

Auriez-vous perdu la maîtrise des mots, le sens du nombre, oublié les rudiments de l’économie politique ?

Votre tentative de radicaliser le paysage politique et syndical luxembourgeois est vouée à l’échec. Ni le parti socialiste, ni les syndicats libres n’ont intérêt à ce que l’on crée, en leur sein, ou à leur gauche, un groupuscule sectaire, intégriste, rétif au dialogue, refusant tout compromis.

Vos coups de gueule («Schämt euch ihr Mitläufer») contre le parti ami, dont la présence au gouvernement est une garantie que les fondements de notre Etat social restent intacts, sont une tache noire dans l’histoire centenaire du Tageblatt. Pire: elles sont une honte !

Face au défi redoutable des retraites, «à l’épreuve de l’inexorable déclin démographique» («Le Monde», 9.5.13), vous prêchez l’esquive et le laisser aller. Vous tirez par grandes manchettes incendiaires sur notre réforme de retraite à la carte, à terme insuffisante pour assurer la pérennité de nos régimes de pension.

Face à la crise des dettes souveraines, vous jouez également la carte de la facilité, celle du déficit et de l’endettement, contre les générations futures, contre la jeunesse.

Le plus pro-européen des quotidiens luxembourgeois est devenu en un tour de passe-passe le terrain de jeu des souverainistes qui n’ont cure, ni pour les Institutions Européennes, ni pour les règles du Traité, ni pour les indispensables disciplines communes d’une Union Economique et Monétaire. Faut-il rappeler que depuis 1951, les communistes et l’extrême droite ont systématiquement voté contre tous les Traités européens ? Tous les partis socialistes les ont, à chaque fois, approuvés. Votes illégitimes, dites-vous, car manipulés ?

La communion de vos poussées de colères anti-européennes avec celles de l’extrême- droite est effrayante : «Europa, dieses eiskalt auftretende bürokratische Monster » (A. S., 18.6.11) ….. « L’Europe prépare la ruine de notre pays» (Marine Le Pen, 28.4.13). Marine Le Pen ou Alvin Sold: qui (mau)dit mieux ?

Le 26 juin, vous ne me verrez donc pas serrer les rangs avec les marchands d’illusions, les manipulateurs et les censeurs. Sans me faire d’illusions, j’ose espérer qu’on verra de votre part un brin d’autocritique.

Veuillez agréer, Madame, Monsieur, l’expression de mes sentiments très distingués.

Jacques F. Poos Esch-Alzette, le 13 juin 2013

P.S. Adeptes (je vous cite) de «débats citoyens» et de «polémiques», ayez le courage, cette fois, de publier cette lettre OUVERTE avant l’événement. Vous vous affranchirez ainsi de l’embarras d’inventer une histoire pour excuser mon absence, et éviterez à vos hauts invités de devenir les témoins d’un mensonge.