Gary Kneip: «Je crois que l’on gagne toujours à se remettre en question, à poser les choses clairement, à s’engager sur un code» (Photo: Andrés Lejona)

Gary Kneip: «Je crois que l’on gagne toujours à se remettre en question, à poser les choses clairement, à s’engager sur un code» (Photo: Andrés Lejona)

Actif sur plus d’un front socio-économique, l’homme de SecureIT commente, sans complaisance, ce qui l’entoure. Notamment le petit monde des datacenters au Luxembourg.

M. Kneip, vous êtes un peu sur tous les fronts, à la Confédération luxembourgeoise du commer­­c­e (CLC), au Conseil économique et social (CES)… Vous êtes un porte-parole de la communauté ICT aussi. Quelle vision avez-vous de ce marché de pointe?

«Ce marché, au Luxembourg, n’est pas encore à maturité selon moi. Il y a un tissu, sur lequel s’appuie un pan de l’évolution économique du pays. Mais il pèche par une sorte de déséquilibre.

On ne peut que constater qu’il y a un dominant (l’Entreprise des P&T, ndlr.), qui a pour lui un actionnariat fort, une histoire et des moyens, et des challengers. De mon point de vue, la situation serait d’autant plus saine avec une domination non écrasante, de type fédératrice. L’influence politique devrait encore faire comprendre que l’acteur fort doit aider.

Le schéma global n’est pas assez pensé. Je dirais que la situation créée, avec l’infrastructure, les datacenters et le système qui gravite autour, est à la fois agréable et relativement superflue. Je veux dire par là que la barrière d’entrée des acteurs a été abaissée. Si l’Etat construit un supermarché vide et invite tout le monde à venir s’établir, à des tarifs égaux pour tout le monde, c’est bien. Mais c’est aussi dangereux pour les anciens acteurs.

L’Etat serait donc trop présent? Le modèle libéralisé d’autres pays vous semble-t-il plus sain?

«Je pense qu’un système à la belge ou à la française serait plus intéressant: un opérateur historique d’inspiration publique, qui garde la main sur les infrastructures, et des opérateurs privés qui fonctionnent, avec leurs critères, dans un marché ouvert et libre.

Ici, dans certains dossiers, on a affaire à deux opérateurs étatiques qui, d’une certaine manière, se font concurrence. La situation est fragile, entre eBRC, qui est entièrement consolidée au sein de l’Entreprise des P&T, et LuxConnect, face à des acteurs qui doivent dégager une marge économique.

Tant que l’on reste sur le marché national, c’est tenable. Mais, à l’international, on n’est pas assez compétitifs. Je crois que si les opérateurs alternatifs et les acteurs privés avaient été davantage encouragés, le Luxembourg serait plus compétitif.

Le système du datacenter, livré coquille clé sur porte, n’est pas mauvais. LuxConnect a fait un travail remarquable. Mais cette entreprise n’était pas dans le métier à la base et il a fallu vivre avec. Il ne s’agit ni de cracher dans la soupe, ni de remettre en cause la qualité des infrastructures. Toutefois, au-delà de la forme, il reste une question de compétitivité du pays par rapport à des centres comme Francfort ou Londres, qui avancent aussi.

Quelle serait la solution, selon vous?

«On n’a pas encore assez la culture de la discussion. Sur ce marché, je pense qu’on a besoin d’une charte d’éthique, d’un code de conduite. La question fondamentale est: comment je me comporte par rapport à un marché international? Cela veut dire qu’il faut s’entendre. Pas question d’un cartel, évidemment. Mais il faut pouvoir tirer parti d’une prospection internationale, avec de nouveaux arrivants solides et entre acteurs fair-play. On ne doit pas être dans un marché de dupes. Je vois mieux une formule de partenaires, où chacun a tout à gagner. Une charte permettrait sans doute un travail en réseau productif, plus efficace qu’un marché immature où tout le monde fait un peu de tout. Personnellement, je voudrais pouvoir travailler en bonne intelligence avec tout le monde, sans crainte.

Si je prends le cas de mon entreprise, SecureIT, nous avons l’expérience des datacenters et des besoins spécifiques de gros clients. On ne se bat pas sur le terrain des PME, qui est intéressant, mais qu’on laisse à d’autres.

Vous parlez d’une sorte de concurrence déloyale au fond?

«Pour ce genre de propos, il faudrait pouvoir amener un dossier étayé par des arguments irréfutables devant le Conseil de la concurrence pour qu’il brandisse son lourd marteau! On n’en est pas là… Mais je constate des distorsions de fait.

Quand vous avez 0% de marge et qu’un prospect vous annonce que vous êtes 45% trop cher, il y a un souci. Le marché ne peut pas être bradé. Cela donne des signes déroutants aux prospects, or l’incertitude est néfaste. Ce serait à l’opposé de ce qu’on veut faire pour le positionnement international du pays. Je plaide donc pour une charte qui permettrait à chacun de s’engager en acteur responsable.

Concrètement, comment faire pour atteindre les objectifs d’un marché plus mature, plus lisible à l’international?

«Cela doit venir du terrain. Avec Luxembourg for ICT, il y a une fondation solide. Cela ne peut pas venir, en soi, du politique, ou alors dans le rôle du facilitateur. Le politique pourrait agir aussi via son rôle législatif, indispensable pour donner des bases et des jalons transparents.

Les réflexions sur le cloud vont dans ce sens. Il le faut d’ailleurs, sans quoi on va vers des difficultés. Nous devons, de fait, pouvoir fournir des garanties légales et technologiques pour garder un avantage concurrentiel, et donner une bonne réponse à la question du positionnement du Luxembourg par rapport à l’environnement mondial.

La communauté ICT peut contribuer, se doter de règles. Des normes communes seraient intéressantes aussi. Globalement, dans notre industrie, on manque de références. Il y a bien des standards internationaux, mais ils sont vastes, parfois flous. Or on ne compare pas que des prix.

Quant au prix justement, pour éviter les distorsions, un référentiel moyen ne serait pas superflu. Sur le marché national, et une fois de plus en réfutant toute idée de cartel, je verrais bien une sorte de régulateur, une instance de contrôle ou d’arbitrage, un interlocuteur pour le secteur. La transparence permettrait d’obtenir ce référentiel moyen et raisonnable sur les prix, de sorte que chacun puisse décider, selon ses modèles et ses marges, s’il veut se positionner sur ou sous la moyenne. Cela existe ailleurs, cela ferait du sens ici, et cela pourrait amener une maturité sur le marché. Ce serait bénéfique pour tout le monde si l’initiative était volontaire et si tout le monde y adhérait.

Vous parlez beaucoup de transparence et d’éthique. Vous en parlez dans d’autres dossiers qui vous tiennent à cœur, y compris dans des instances comme la CLC ou au CES. Ce sont des fondamentaux pour vous?

«Je crois que l’on gagne toujours à se remettre en question, à poser les choses clairement, à s’engager sur un code. De mon expérience professionnelle, je retiens notamment que l’engagement et le dialogue fonctionnent et peuvent être contagieux.

J’ai travaillé dans l’enseignement sans me considérer comme un pédagogue. J’ai mis mes compétences au service de grandes sociétés, comme Digital, puis je me suis mis à mon compte. En 2013, je serai dirigeant d’entreprise depuis 20 ans. Cela ne me rend pas meilleur que les autres, mais je pense avoir le sens du combat que je crois juste. Le combat, on ne le mène jamais seul. Les fédérations m’attirent, parce que je crois à l’action commune et aux organes rassembleurs. J’ai poussé à l’émergence des opérateurs alternatifs dans l’ICT du pays.

J’ai milité pour le concept de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), et la mise noir sur blanc des valeurs et critères de la RSE a fait naître un label luxembourgeois. Une première européenne.

Je fonctionne beaucoup à la passion, y compris dans mes combats personnels. Je suis notamment actif sur une plate-forme qui lutte contre tous types d’abus envers les enfants. Là aussi, nous préparons une charte applicable à tous ceux qui, dans l’espace professionnel ou associatif par exemple, côtoient des enfants.

En toutes choses, j’essaie d’être honnête avec moi-même et de prôner la transparence. On peut utiliser sa visibilité personnelle pour donner de la visibilité aux autres aussi. Je suis un patron, à la tête d’une PME de huit personnes. Je suis convaincu que l’on peut faire bouger les choses, toujours. Mais il faut pouvoir bien s’entourer et se montrer têtu.»

 

Conseil économique et social - Dialogue social intelligent cherche modèle

Gary Kneip s’engage. Sur des fronts multiples, qu’il estime complémentaires, voire nécessaires à son équilibre. «Je n’ai pas trouvé d’opposition entre mes intérêts professionnels et mon intérêt pour faire avancer une série de causes et de questions, résume-t-il. Au contraire, tout se nourrit. Et l’influence que vous pouvez gagner d’un côté rejaillit positivement de l’autre.» L’homme est notamment attaché au Conseil économique et social (CES). Il en est un des vice-présidents (l’autre étant le président sortant, Serge Allegrezza, directeur du Statec et de l’Observatoire de la compétitivité), ce qui doit l’amener à la présidence en 2013, pour succéder à André Roeltgen.
«Le patronat tient au dialogue social, commente Gary Kneip. J’ajoute: au dialogue social intelligent, entre partenaires qui doivent être respectueux des moyens et des limites des uns et des autres.» Volontiers critique, ascendant constructif, sur les «résultats» du CES - à l’arrêt total depuis des mois -, M. Kneip note: «Il fallait dire stop. On ne peut pas progresser si, dès qu’un chiffre est sur la table, il est contesté ou déclaré suspect.»
Pour lui, tous les modèles socio-économiques sont discutables et amendables, pour autant que les référentiels soient communs et que les projections soient réalistes. «Prenons les pensions: si l’option de base est qu’on ne peut rien changer au modèle et aux acquis, le système est intenable à terme. On doit pouvoir en discuter. De ça et d’un tas d’autres choses. Mais il faut le faire avec la raison et avec une vision.» Gary Kneip a des idées et ne les camoufle pas. «L’avis du CES ne peut pas être purement technique. On doit réfléchir selon divers horizons, s’entendre sur ce que l’on veut pour 2020 ou 2050, en termes d’emplois, de population, de qualité de vie. Une fois fixés des objectifs communs et raisonnables, on doit réfléchir à comment y arriver.» Gary Kneip martèle son crédo: le CES doit être un vrai lieu de débat, un véritable instrument de politique, qui ne se limite pas à l’usage des politiciens ou ne se résume pas à une gestion par sauts de puce. «Dans ses derniers balbutiements, le CES a discuté sur des virgules. C’était de la perte de temps. Je pense que l’on va pouvoir avancer, mais on ne peut le faire que si l’on a des repères communs.»