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Christian Chavagneux (Alternatives Economiques), (Photo: Olivier Minaire) 

Monsieur Chavagneux, comment est née l’idée de travailler et d’écrire sur la thématique des paradis fiscaux?

«L’idée est venue de Susan Strange, une chercheuse britannique, spécialiste d’économie politique internationale, qui enseignait à la London School of Economics, où j’ai fait mon Master. Dès le milieu des années 90, elle me suggérait, ainsi qu’à Ronen Palan, de travailler sur les paradis fiscaux. Il s’agissait d’étudier et de comprendre ce qui, à l’époque, n’étaient déjà plus des petites îles ensoleillées, où quelques personnes très fortunées cachent leur argent, mais des territoires qui commençaient à devenir des infrastructures clés du fonctionnement de la mondialisation. Elle est décédée en 1998, et nous avons décidé de continuer son travail dans ce domaine.

Vous avez ensuite rédigé en collaboration avec Ronen Palan un ouvrage grand public sur la question(1)...

«Je suis arrivé en septembre 1998 au magazine Alternatives Economiques. En avril 1999, j’y publiais un gros dossier sur les paradis fiscaux, à un moment où la presse française ne s’en préoccupait que de manière épisodique pour parler de l’argent mafieux. La maison d’édition française La Découverte, qui cherchait un auteur sur les paradis fiscaux pour sa collection Repères, nous a demandé d’écrire un livre clair et informatif sur le sujet dont la première édition est parue en 2006 et a été épuisée en moins d’un an!

Votre démarche scientifique s’inscrit dans l’approche britannique de l’économie politique internationale...

«Tout à fait. Je pense que Ronen Palan est aujourd’hui au Royaume-Uni le leader de cette approche qui cherche à prendre la mesure de ces centres offshore, en combinant dans une perspective historique, les analyses du pouvoir politique (des Etats, des acteurs privés) et celles du capitalisme contemporain. En 2003, il a publié un livre, dans lequel il commençait à explorer de manière théorique le sujet des paradis fiscaux(2). Notre collaboration permettait de combiner démarche universitaire et approche journalistique, le tout servi par notre goût commun pour l’histoire.

Quand commence-t-on véritablement à s’intéresser à ces territoires?

«Dès les années 1920, on débat du sujet à la Société des Nations. Mais c’est au milieu de la décennie 70 que certains spécialistes de la finance internationale commencent à repérer le phénomène. Ainsi, dans son rapport annuel de 1976, la Banque des Règlements Internationaux de Bâle (BRI) souligne la montée des volumes de capitaux qui passent dans ces centres offshore.

Quelles sont les avancées actuelles de la recherche économique dans ce domaine?

«La science économique ne se préoccupe malheureusement pas beaucoup du sujet. Et ceci pour deux raisons: la première, c’est que les économistes contemporains sont surtout attirés par la construction de modèles théoriques souvent très éloignés de la réalité. Et ils en restent à l’image de territoires infimes et insignifiants sur le plan écono-mique. Même les spécialistes de la finance n’intègrent pas ces acteurs dans leurs analyses. Et d’autre part, les économistes aiment bien quantifier. Mais comme nous sommes dans le domaine de l’opacité totale, il est très difficile de mesurer et de chiffrer quoi que ce soit. Pour mieux appréhender le sujet, il faut donc développer une approche plutôt fondée sur l’enquête, tout en menant une démarche de réflexion. C’est dans cette double optique que nous travaillons. Dans un ouvrage à paraître(3), Ronen Palan, Richard Murphy et moi-même expliquons en quoi les paradis fiscaux sont des infrastructures essentielles de la mondialisation économique. J’espère que l’on pourra ainsi attirer plus de chercheurs, y compris des économistes et des spécialistes des relations internationales.

Dans vos articles et ouvrages, on y apprend que ces centres financiers font partie de l’écosystème capitaliste, financier et économique mondial.

«C’est vrai. La mondialisation fonctionne en grande partie grâce à ces paradis fiscaux. Les calculs que nous avons faits montrent que, globalement, la moitié des flux de capitaux internationaux passent par les paradis fiscaux. On peut donc s’attendre à ce que ces territoires jouent un rôle financier important. Mais ils jouent aussi un rôle dans la division internationale du travail. A partir des chiffres de la CNUCED (en septembre dernier, la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement avait publié un rapport sur les mesures des pays du G20 en matière de commerce et d’investissement), en effet, on peut montrer qu’environ un tiers du stock des investissements des multinationales va dans les centres offshore. Une étude du Bulletin de la Banque de France de novembre(4) propose un calcul saisissant en essayant de chiffrer les investissements indirects qui sortent de France vers l’étranger et les investissements étrangers qui viennent en France, une fois isolés des transactions fictives liées au rôle des paradis fiscaux. Les flux sortants baissent de 40%, et les flux entrants, de 85%. Aussi, une fois démêlés les fils des multinationales, on s’aperçoit que c’est la France qui investit le plus dans l’Hexagone, via l’étranger: les capitaux transitent par les filiales des multinationales françaises installées à l’étranger, puis par les paradis fiscaux, pour ensuite revenir en France. On est là dans un monde complètement irréel. Si 40% à 90% des mouvements d’investissements directs sont des flux d’enregistrement fictifs, on a ainsi une image totalement biaisée de la mondialisation. L’OCDE a demandé à tous ses membres d’effectuer ce type de calcul. Une fois que tous l’auront fait, on en aura une image plus fiable. Les paradis fiscaux nous cachent la véritable image de la mondialisation.

La notion de paradis fiscal se limite-t-elle uniquement au secret bancaire?

 «Il n’y a pas de définition officielle des paradis fiscaux. Bien sûr que le secret bancaire joue un rôle prépondérant, mais il n’y a pas que cela. Il permet certes aux individus fortunés et aux multinationales d’échapper au fisc, par le secret et l’opacité qu’ils offrent. Mais, si cela est important, dans le contexte de la crise financière de 2007-2008, il faut absolument souligner que ces places, en tant que paradis réglementaires, autorisent également des prises de risques en toute opacité. Une bonne partie des actifs toxiques à l’origine de la crise des sub­primes aux Etats-Unis provenait par exemple des Iles Caïman. De même, les fonds spéculatifs sont en grande majorité enregistrés dans les paradis fiscaux. Qui apporte vraiment l’argent? Combien? Où l’argent est-il vraiment placé, et avec quel niveau de risque pris? Personne n’en sait rien. Tout l’enjeu est de mieux comprendre comment tous ces centres offshore nourrissent l’instabilité financière internationale et ont été des acteurs sous-estimés de la crise actuelle.

De nombreux pays ont récemment pris l’engagement d’appliquer les standards de l’OCDE, en matière d’échange d’informations entre administrations fiscales: quels en seront selon vous les principaux impacts?

«Pour l’instant, on n’en est qu’au niveau du discours et de la signature. Maintenant il faut voir comment ces engagements se traduiront en pratique et dans les législations internes. Un mécanisme de revue par les pairs va se mettre en place en janvier prochain. Son objectif est de contrôler la mise en œuvre concrète des engagements pris. C’est à ce moment-là que nous pourrons voir si toutes ces récentes campagnes contre l’évasion fiscale et les centres offshore ont eu un effet ou non. Il faudra donc attendre une bonne année, au moins, pour pouvoir juger des résultats.

A terme, qui seront les véritables gagnants et perdants de la lutte actuelle contre les paradis fiscaux?

«Si le processus se poursuit jusqu’au bout, alors tous les pays et acteurs qui offrent des services d’opacité basés sur le secret bancaire vont vivre des années difficiles. Le secret bancaire ne va certes pas disparaître en quelques mois. Mais on est dans un contexte aujourd’hui où il est de moins en moins accepté. Ces pays devront donc certainement réfléchir à une autre stratégie pour les 10 à 15 années à venir, basée non plus sur l’offre d’opacité mais plutôt sur les compétences de gestion d’actifs transparentes qu’ils peuvent proposer.

Si tous ces centres financiers jouent le jeu de la transparence, que restera-t-il désormais comme part d’ombre et comme part éclairée des paradis fiscaux?

«Pour le moment, l’attaque politique des pays du G20 concerne essentiellement les revenus dissimulés par les personnes très fortunées. On ne s’est pas encore attaqué au rôle que jouent les paradis fiscaux pour les multinationales. Aussi, l’idée d’un reporting par pays commence à faire son chemin. Il s’agit de demander à l’ensemble des multinationales de communiquer des informations de base sur leurs activités dans ces centres (montant du chiffre d’affaires, des actifs, du nombre de personnes employées, des profits réalisés, des impôts versés…) et plus généralement dans tous les pays où elles sont présentes. Cette typologie vraiment très précise permettrait de mieux connaître les sources des revenus dégagés par ces multinationales et les impôts qu’elles paient sur ces revenus.

Avec le retour à la croissance, la lutte contre les paradis fiscaux ne risque-t-elle pas de disparaître?

 «La reprise de la croissance prévue aujourd’hui par les économistes sera plutôt molle, avec des niveaux de déficits budgétaires compris entre 8 et 12%, dans les grands pays. Des déficits gonflés par la gestion de la crise. Par ailleurs, les populations vieillissent et le montant des retraites à payer s’accroît fortement. Tout comme les dépenses de santé, elles aussi en forte hausse. Demain, pour s’insérer dans la mondialisation, il faudra aussi un système d’éducation supérieure extrêmement développé. C’est beaucoup d’argent. Tout le monde veut en outre renforcer la protection de l’environnement. On a là quatre domaines où les dépenses publiques vont devoir drastiquement augmenter. A l’avenir, l’Etat occupera une place de plus en plus importante en termes de dépenses publiques. Il y aura donc un besoin de recettes fiscales supplémentaires, sur le long terme, bien au-delà de la gestion de la crise. La lutte contre les paradis fiscaux devrait permettre aux Etats de récupérer un montant significatif de recettes fiscales.

Peut-on s’imaginer, tout comme sur le plan humanitaire, voir se développer un droit d’ingérence économique et financier des Etats?

«L’Histoire a montré que le principe de souveraineté des Etats n’a jamais été absolu. Il a toujours été remis en question. Lorsque la souveraineté d’un Etat, à savoir la capacité à produire des lois sur son propre territoire, est utilisée au détriment de la souveraineté fiscale des autres pays, il ne faut pas s’étonner que les autres pays réagissent en s’attribuant un droit d’ingérence fiscale.

Au-delà des multinationales, vous citez d’autres acteurs, intermédiaires parties prenantes dans la constitution et le développement des paradis fiscaux, tels les fiduciaires ou les Big 4. Peut-on s’attendre à de grands changements de ce côté-là aussi?

«Pour l’instant, on ne voit rien venir à leur sujet. Plusieurs études de l’OCDE, s’inscrivant dans la continuité de la Déclaration de Séoul de septembre 2006 (un forum de l’OCDE sur l’administration fiscale consacré à l’évolution, aux réformes des administrations fiscales et aux actions face aux défis posés par le non-civisme fiscal dans un contexte international, ndlr.), ont bien pointé le rôle de ces intermédiaires du chiffre et du droit. Elles ont notamment conduit l’institution à établir une cartographie de ces offreurs de services, qui permettent l’utilisation des paradis fiscaux. L’organisation insiste d’ailleurs pour rappeler que le débat n’est pas clos. Mais il est clair que politiquement rien ne se passe pour l’instant en Europe. Aux Etats-Unis par contre, la volonté politique semble plus forte; la proposition de loi de Barack Obama qui date de mai 2009 contient des amendements spécifiques concernant ces professionnels du droit et du chiffre. Ainsi, l’IRS, l’autorité fiscale américaine, dresse actuellement une typologie des institutions bancaires, des avocats, et plus généralement de tous ces professionnels et pays qui contribuent à offrir ces services. Que ceux qui pensent que l’IRS ne s’attaquera qu’à UBS se détrompent. Désormais, ce seront ces intermédiaires-là qui risquent bientôt d’être dans le collimateur des autorités américaines.»