Monsieur Krecké, l’échec de la Tripartite marque-t-il, d’une certaine façon, la fin du mythe du consensus à la luxembourgeoise?
«Il y avait déjà eu beaucoup de discussions avant la Tripartite qui ne laissaient pas beaucoup de place à ce consensus, tant les positions de chacun semblaient figées. Il y avait donc une certaine appréhension qui s’est malheureusement vérifiée. La suite est incertaine, il faudrait être capable de reprendre les discussions, mais qui, alors, se baseraient sur des vrais éléments de négociation. Il faut de la souplesse et de la flexibilité dans les positions. Il ne sert à rien de se rencontrer si, d’office, personne ne veut bouger. J’ai bien peur, malheureusement, que ce ne soit pas possible, car je ne vois pas cette flexibilité dans les approches.
Vous pensez à qui? Aux syndicats?
«Le temps n’est plus à montrer l’un ou l’autre du doigt…
Comment réagissez-vous au fait que le débat sur la compétitivité ait été reporté à l’automne prochain?
«J’aurais préféré que l’on agisse maintenant, mais je constate qu’il aurait été difficile de faire changer les positions. Il est bien de laisser du temps au temps et à la réflexion. Peut-être que cela va permettre de dénouer les choses au niveau des appréciations qui ont été avancées. C’est mon dernier espoir. Sinon, on se retrouvera à l’automne dans la même situation de blocage qu’aujourd’hui. Tous les indicateurs sont presque prêts! Nous en avons au total 80 que nous utilisons pour apprécier, chaque année, la situation dans notre pays. Nous pouvons choisir notamment d’en retenir une demi-douzaine qui sont disponibles de façon mensuelle, ou au moins trimestrielle, et qui peuvent donner une bonne indication, à court terme, de la situation.
Comment expliquez-vous les divergences d’opinion sur cette situation?
«Je constate que tous les économistes qui se penchent sur la situation du Luxembourg sont d’accord pour dire qu’il y a un problème de compétitivité. Il faudrait peut-être enfin l’accepter! Qu’on ne soit pas d’accord sur les mesures à prendre, je veux bien, mais qu’on arrête de discuter sur le fait qu’il n’y a pas de problème. Au sein de la Tripartite, Serge Allegrezza (directeur du Statec et de l’Observatoire de la Compétitivité, ndlr.) l’a expliqué en long et en large et a clairement réfuté l’analyse faite par la Chambre des Salariés (qui avait publié le 30 mars dernier un document intitulé Une rentabilité exceptionnelle qui contredit les thèses de la perte de compétitivité, ndlr.). Et il n’y a pas eu la moindre contestation de la part de la CSL. Mais bon… On peut fermer les yeux et attendre le crash. Mais ce n’est pas ainsi que l’on a travaillé jusqu’à présent au Luxembourg.
N’y a-t-il pas eu tout de même une certaine cacophonie au sein même du gouvernement, au point que certains ont pu penser que l’avenir de la coalition était menacé? Est-ce d’ailleurs une idée farfelue?
«C’est une issue qui n’est jamais impossible. Mais il faut alors se poser la question de savoir quelle serait l’alternative. Est-ce que des élections vont changer la situation? Non. Ceux qui seraient élus se retrouveront dans une situation économique identique, avec une compétitivité qui se détériore et des mesures à prendre sur les finances publiques, avec un marché de l’emploi difficile et un chômage historiquement très haut. Ceux qui viendraient après ne pourraient pas se voiler la face. Non seulement cela ne changerait rien, mais ça nous ferait perdre encore quelques mois précieux. Dans une période électorale, les discussions aboutissent rarement à des mesures que la réalité réclame. Les campagnes électorales n’apportent pas nécessairement la plus grande transparence. On l’a encore vu au cours des dernières élections… De toute façon, un tel changement de coalition serait décidé par le seul Premier ministre. Or après son discours sur l’état de la Nation, nous avons bien compris que c’est la coalition en place qui a sa faveur. Il sait très bien qu’avec un autre parti, ce ne serait pas plus facile…
Cette instabilité politique, même passagère, découle-t-elle de la crise économique? On l’observe aussi dans de nombreux autres pays…
«Il est clair que même en période de sortie de crise, à l’heure des mesures impopulaires, les gouvernements, quel que soit leur bord politique, sont sous la pression de leurs citoyens. Les gens ne comprennent pas toujours la gravité de la situation, les enjeux ou les mesures à prendre. Qui aurait cru que la Grèce allait connaître un jour une situation aussi dramatique? Demain ce seront peut-être le Portugal, l’Espagne ou l’Italie à être dans la tourmente. Tout le monde se sent sanctionné, mais tout le monde doit contribuer! Ici, au Luxembourg, pendant 20-25 ans, nous n’avons pas préparé la population à ce qu’il faudrait faire en temps de crise. Dans les années fastes, lorsqu’il y avait un choix à faire entre A, B ou C, on a choisi A, B et C. Plus personne n’est habitué à devoir faire des choix. Et il est indispensable que ces choix soient corrects par rapport à toutes les couches de la population.
La question de l’index a été au cœur de l’échec de la Tripartite. Quelle est votre position à ce sujet?
«Tout le monde dit à l’étranger qu’il faut supprimer l’indexation des salaires, des rentes et des pensions, ou bien la moduler, sans quoi, on risque de gros problèmes. Mais ce n’est qu’ici qu’on ne veut pas le croire. Mon propre parti s’est clairement positionné en faveur de l’indexation automatique. Je veux bien, mais je vois certains dangers et dérapages possibles dans les mois à venir. Alors, autant prendre des mesures en temps utile plutôt que d’attendre et d’aller dans le mur. Il en a été décidé autrement et je n’ai qu’à me plier à ce que mon parti a décidé.
Cela veut dire que vous prenez vos distances avec votre parti sur cette question?
«En tous les cas, je vois les choses un peu autrement. Le danger extrême provient des spéculateurs. Il faut, comme le suggère l’OCDE, aller vers un système fondé sur l’inflation sous-jacente, c’est-à-dire enlever les éléments volatils du panier tel qu’il existe actuellement. On le sait: il va y avoir une très forte poussée de la demande énergétique de la part de la Chine qu’il sera difficile de maîtriser et qui va provoquer une hausse des prix de l’énergie. C’est mécanique! Pourquoi alors ne pas réagir? Je ne vois pas comment expliquer aux entreprises qu’elles ont à payer pour des choses que nous ne maîtrisons pas et que personne ne maîtrise, d’ailleurs. La globalisation a des effets positifs, mais aussi beaucoup d’effets négatifs. Il y a certains enchaînements quand une crise se déclenche et on sait que les principales réserves énergétiques sont presque toutes localisées dans des endroits géopolitiquement très difficiles.
D’une manière générale, comment jugez-vous la récente analyse faite par l’OCDE?
«C’est une analyse correcte de la situation. Mais concernant les mesures, les solutions proposées sont, comme souvent, réduites à deux ou trois éléments. Ce n’est pas comme ça que j’estime qu’il faut avancer. Il y a énormément de choses à toucher et à changer. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai fait, le 10 avril, pas moins de 65 propositions. Elles suggèrent un encadrement différent pour les entreprises, des éléments de fiscalité spécifiques, mais elles touchent également aux infrastructures ou à l’immigration. J’aurais pu en faire 100, mais je n’ai pas inclus d’éléments spécifiques et sectoriels. Il va de soi qu’un élément clé pour un artisan ne sera pas le même que pour un banquier et que les faiblesses du secteur de l’agriculture ne sont pas les mêmes que celles de l’industrie des fonds d’investissement. Il y aura évidemment des négociations sectorielles à mener par les différents ministres concernés. J’ai plutôt préféré proposer des mesures horizontales, touchant l’environnement général. Je veux aujourd’hui travailler dessus et ne pas voir les débats braqués sur un seul sujet. Ce n’est pas le maintien ou la disparition de l’index qui va sauver le Luxembourg.
Ces 65 propositions serviront-elles de base de discussion à l’automne prochain?
«Mises à part la proposition concernant le remplacement des indicateurs économiques de référence et celle relative à la remise en cause du calcul de l’indexation automatique des salaires, ces propositions ne sont pas controversées auprès des partenaires sociaux! Je travaille dessus et je ne vais certainement pas attendre l’automne pour agir. Nous avons un problème et il faut le résoudre. Il y a des choses qui vont coûter, mais beaucoup d’autres qui ne coûteront rien. Il faut juste changer la façon d’agir.
Parmi les secteurs en difficulté il y a celui de la logistique. Le récent départ du Cargo Center de la firme HP en est un exemple parmi d’autres. Le centre logistique au Luxembourg n’est-il plus attractif?
«Concernant HP, le problème est spécifique. Ils ont souhaité centraliser la gestion du packaging à Amsterdam, mais l’arrivée des produits se fait toujours par le Cargo Center. Il est évident que lorsqu’il y a une chute de 12% des échanges au niveau mondial, l’ensemble du secteur logistique est en difficulté. Il est aussi tout à fait évident que nous avons besoin de logistique au Luxembourg, puisque ce n’est pas ici que sont produits tous les grands biens de consommation tels que les téléviseurs, les laptops, les caméras digitales… Avec la reprise du commerce mondial, le Cargo Center va également redémarrer en intensité.
Je n’ai pas de problème à ce que les affaires reprennent, mais il faut être conscient que nous étions le cinquième aéroport pour les cargaisons de fret aérien et qu’aujourd’hui, des sites comme Hahn, Cologne ou Liège sont des concurrents directs, d’autant plus qu’ils ont la possibilité d’opérer des vols de nuit que n’avons pas ici! A un moment, il faut savoir ce que l’on veut. D’un côté, on veut garder un aéroport attractif, mais de l’autre côté, on ne bouge pas. Qu’on ne vienne pas après faire des reproches au ministre de l’Economie si on ne prend pas les mesures qu’il préconise.
Il faut bien que les gens sachent que toutes les décisions prises, qu’elles soient justes ou non, ont des conséquences, surtout dans le cadre d’un marché intérieur globalisé. J’ai demandé que se tienne le plus rapidement possible, idéalement avant fin juin, une table ronde avec le département des Transports, mais aussi avec les employeurs et les personnes qui y travaillent, afin de discuter de l’avenir de l’aéroport. Que chacun puisse expliquer comment il vit, au quotidien, les règlements en vigueur, et qu’il soit ainsi possible de confronter certaines situations de détresse que je comprends parfaitement.
Un autre problème est en train de se profiler, celui du cabotage (c’est-à-dire la possibilité d’effectuer, à titre temporaire, du transport de marchandises dans un Etat membre sans y disposer d’un siège ou d’un établissement, ndlr.). Comment l’abordez-vous?
«Nous savions que la mise en place du cabotage créerait un problème et qu’il y aurait des firmes qui s’installeraient au Luxembourg avec un personnel qui ne verrait jamais le pays, ou très peu. Les autres Etats membres ont réagi et nous sommes en train de voir comment résoudre ce problème. Je veux que ces firmes aient une certaine substance économique au Luxembourg. Nous sommes en train de faire un état des lieux des entreprises qui sont dans cette situation et nous calculons jusqu’où il est possible de supporter, au Luxembourg, des emplois de personnes qui ne sont jamais au pays. Nous travaillons sur ce dossier et nous verrons bien quelles sont les obligations à donner à de telles entreprises à l’avenir.
L’enjeu n’est donc pas que fiscal?
«La fiscalité entre en ligne de compte, mais surtout les cotisations sociales. A partir d’un même salaire brut, il y a un revenu net qui est, ici, supérieur à la France, l’Allemagne ou la Belgique, une fois que sont déduits cotisations sociales et prélèvements fiscaux. La question se pose donc de savoir si nous allons continuer dans cette voie-là.
Lors de la mission économique de fin mars aux Etats-Unis, un accord a été signé avec la société Wafergen, spécialisée dans le développement de systèmes pour l’analyse génétique, pour qu’elle vienne installer au Luxembourg ses quartiers généraux européens. Est-ce là l’exemple type de sociétés que le Grand-Duché cherche à attirer?
«Attirer, oui, mais aussi développer de façon endogène. Le problème est que le secteur des technologies de la santé ou celui des ‘clean technologies’ sont des secteurs sur lesquels tous les autres pays travaillent aussi. Il est difficile aujourd’hui de trouver les niches auxquelles personne ne pense. Il y en a quelques-unes en réflexion, mais je ne peux pas en parler trop tôt.
Ceci dit, cela reste des niches. Ce ne sont pas elles qui sauveront le Luxembourg. Nous ne connaîtrons plus la période dorée du commerce électronique, qui nous a assuré de grosses retombées sans investissement massif en amont. En ce moment, il y a des investissements importants consentis par le gouvernement. Le succès n’est pas garanti, mais nous sommes sûrs qu’il n’y a pas de succès sans prise de risque.C’est pourquoi, aussi, je n’accepte plus les fausses histoires racontées à propos de l’installation de nouveaux centres commerciaux. De grands employeurs mondiaux ont fait des études de marché et veulent investir leur argent ici. Et nous faisons la fine bouche. C’est à ne plus rien y comprendre.Il y avait plusieurs projets de développement de grands centres commerciaux. Au final, il a été décidé qu’il n’y aurait qu’un seul Factory Outlet à Livange. Allez donc voir à Zweibrucken combien de plaques luxembourgeoises vous voyez sur les parkings. Une enseigne comme Decathlon a finalement décidé de s’établir à Sterpenich, de l’autre côté de la frontière, alors que nous envisagions de l’accueillir à Livange. Est-ce normal? Je perds mon latin face aux prises de position politiques populistes et, par là, irresponsables.»