Il existait deux contrats de travail. Un officiel et un autre contenant une clause discrète dans laquelle les consultants reconnaissaient se faire payer une partie au noir. (Photo: Jessica Theis/archives)

Il existait deux contrats de travail. Un officiel et un autre contenant une clause discrète dans laquelle les consultants reconnaissaient se faire payer une partie au noir. (Photo: Jessica Theis/archives)

Les marchands de consultants informatiques – pratiquant le «portage salarial» en langage politiquement correct – survivront-ils à la traque à la fraude fiscale que les autorités luxembourgeoises ont engagée fin 2009? Sans doute, mais avec des pratiques assainies.

Connexion, qui fut l’un des plus gros body shoppers, avec jusqu’à 700 consultants dans son écurie luxembourgeoise, a jeté l’éponge en 2009. La société spécialisée dans le portage salarial, c’est-à-dire la fourniture de consultants free-lance à des entreprises luxembourgeoises ou des institutions européennes pour des missions pointues, est en faillite. Son dirigeant sud-africain reste pratiquement intouchable et certains informaticiens pris dans la masse ont fui en Australie. La justice luxembourgeoise a ouvert une enquête pour, entre autres, escroquerie fiscale, faux et usage de faux après avoir été saisie d’une commission rogatoire internationale venant de Belgique, puis d’une plainte de la direction de l’Administration des contributions directes (ACD).

Connexion a laissé un passif de 1,6 million d’euros, dont 600.000 d’avances du fonds de l’emploi de l’Adem. Ce n’est pas le portage salarial qui est ici
en cause (l’activité n’est pas spécifiquement réglementée, mais requiert une autorisation de commerce des Classes moyennes), mais la déviation qui en a été faite par certains «ingénieurs» de la place financière, via des schémas industriels d’évasion fiscale destinés à convaincre des consultants étrangers aux profils très spécialisés, donc très chers sur le marché du travail, de venir travailler au Grand-Duché. Le gouvernement s’est bien essayé à mettre en place des niches fiscales destinées aux expatriés en permettant des déductions par leurs employeurs de leurs frais d’installation, notamment sur les dépenses en appareils électroménagers et frais de scolarité des enfants. Des mesures assurément peu convaincantes pour booster la démographie des salariés haut de gamme au Grand-Duché. Les charges sociales moins élevées au Luxembourg ne furent pas non plus suffisantes pour attirer cette population de geeks.

L’affaire a été révélée le 18 septembre dernier par l’hebdomadaire d’Lëtzebuerger Land qui relatait l’envoi massif par l’ACD en avril dernier de courriers à un demi-millier de consultants qui «se font rattraper par les montages fiscaux qui des décennies durant étaient la norme dans le secteur: une moitié claire et émergée, une moitié obscure et immergée». «Un salaire de base flat-rate fut déclaré et mis en vitrine sur la retenue de l’impôt tandis qu’une rémunération parallèle et défiscalisée transita par des comptes offshore ou atterrit sur des cartes Visa prépayées», poursuit le Land. Informations confirmées à Paperjam.

Des schémas reproduits à une échelle de masse et une fraude fiscale standard pendant 20 ans sans que ça ne pose de problème, ni aux utilisateurs, des grandes banques et institutions européennes, ni aux firmes de portage qui ne déclaraient au fisc qu’une petite partie des rémunérations et faisaient passer la belle part par l’île Maurice (accommodante pour cartes Visa), les îles Vierges britanniques ou Panama. Il s’agissait du plus gros opérateur du secteur des umbrella companies, mais pas le seul puisque notre enquête a montré que deux autres sociétés luxembourgeoises ont pratiqué le système: les consultants qui pointaient pour Keywest International et Claremont ont également reçu des lettres des services de révision de l’administration fiscale, redressements à la clef pour des gens «considérés comme des indépendants». «Le système était institutionnalisé et il s’est étalé sur deux décennies», raconte l’avocat d’une consultante.

Comptes offshore et double contrat

Un contrôle des activités de Connexion en Belgique a déclenché le séisme, selon un autre avocat. Un juge belge adresse une commission rogatoire internationale à Luxembourg en 2011 et la machine s’emballe. Le dirigeant de Connexion est auditionné à l’été 2014. Des perquisitions sont effectuées au siège de l’entreprise à Ellange, sa comptabilité passée au crible et ses comptes en banque gelés (d’où la faillite). Les enquêteurs remontent les flux financiers injustifiables sur des comptes offshore où entre 30 et 70 % des salaires étaient versés.

La liste des noms de tous les consultants informatiques tombe dans l’escarcelle de la justice qui transmet le dossier au fisc, lequel s’attaque non pas aux firmes et à leurs responsables, qui n’ont pas respecté leur devoir déclaratif des retenues de salaires, mais directement aux consultants free-lance, convoqués
les uns après les autres. Deux agents des impôts travailleront à plein temps sur ces dossiers. Après avoir recueilli leurs aveux, l’administration les mit devant un choix cornélien: soit faire une «déclaration fiscale spontanée», qui va jusqu’à 10 ans en arrière, soit encourir des poursuites du service de révision de l’ACD. Certains prennent la fuite, ou paient l’addition sans rien dire, d’autres optent pour l’affrontement en lançant des recours gracieux d’abord. Le directeur de l’administration leur oppose une fin de non recevoir.

Des dossiers non encore prescrits devraient se retrouver devant le tribunal administratif, ce qui donnera une publicité supplémentaire à ces pratiques. Lorsque les ennuis commencèrent pour Connexion, les consultants migrèrent pour l’essentiel chez Keywest, témoigne l’un d’eux à Paperjam.

Il existait deux contrats de travail. Un officiel et un autre contenant une clause discrète dans laquelle les consultants reconnaissaient se faire payer une partie de leur rémunération au noir et qu’il leur appartenait de la déclarer eux-mêmes aux impôts. À tout le moins, les contrats signés sous l’empire de Connexion.

Certains consultants, arrivés plus récemment, nient avoir signé de telles dispositions lors de leur embauche. C’est le cas d’une jeune informaticienne, qui a travaillé dans les locaux d'une institution européenne à Luxembourg en passant par Claremont Consulting Services. Son salaire officiel était de 3.000 euros pour un contrat de 40 heures par semaine avec un lien de subordination évident avec son employeur, excluant de facto l’exercice d’une profession libérale. La partie immergée de son 2e salaire, 3.000 euros également, était versée sur le compte d'une banque luxembourgeoise au nom d'une société offshore située à Malte. Son avocat a adressé, il y a quelques jours, un recours hiérarchique à Guy Heintz, le directeur de l’ACD, et saisira les juridictions administratives en cas de refus de ce dernier d’effacer ou réduire la facture qui s’élève actuellement à près de 160.000 euros. Le redressement couvre une dizaine d'années.

«Les personnes doivent supporter toute la charge en laissant leurs ‘employeurs’ indemnes », déplore l’avocat en s’interrogeant sur l’application de la TVA liée aux prestations de services informatiques. Y a-t-il eu exonération de TVA pour les body shoppers et au nom de quelle réglementation? «Dans ce métier, il n’y a aucune autre chance dans des projets informatiques que de faire appel à des intermédiaires», poursuit-il.

Contacté par Paperjam, un des anciens administrateurs et actionnaire de Claremont (il a revendu récemment ses parts) dément le paiement par la firme «de revenus supplémentaires». «L’Administration fiscale est venue en 2015 dans les bureaux et n’a rien trouvé du tout dans les bilans faisant penser que la société a fait autre chose (calcul de salaire et aide les consultants à faire des démarches administratives, ndlr). Le fisc a passé en revue les dossiers dans
le moindre détail et en a conclu que Claremont n’avait rien à se reprocher», explique-t-il.

Un autre consultant, ancien de Connexion, qui a travaillé et travaille toujours pour une des plus grandes banques de la Place, a accepté, lui, de payer 100.000 euros de redressement au taux maximal de 40% sur presque deux ans d’activité pour un salaire mensuel de 15.000 euros, dont 10.000 en black. «Nous avons eu la double peine, explique t-il, parce qu’il ne nous a pas été possible de déduire nos charges. (…) Connexion touchait 7 à 8% de marge de la part de la banque» qui l’employait comme consultant. «Je n’ai jamais eu l’intention de frauder le fisc luxembourgeois», souligne-t-il.

Devant l’utilisation massive de ce système et la durée des pratiques, on comprend mal comment les autorités n’ont pas détecté la fraude plus tôt et qu’il a fallu attendre une commission rogatoire belge pour mettre fin à ce qui paraissait borderline, mais tout de même légal.

Il est peut-être temps, dans le nouveau Luxembourg de la transparence fiscale, d’encadrer le portage salarial, la pratique de fiscaliste aussi. En attendant, les consultants IT aimeraient bien une amnistie fiscale.