Le président-directeur général de la Luxembourgeoise, qui fêtera ses 10 années de présidence au printemps prochain, regrette l’évolution du climat des affaires de ces dernières années et aspire à davantage d’éthique, de valeurs et de morale.
Monsieur Hentgen, vous allez fêter, en avril prochain, vos 10 ans de présidence des assurances La Luxembourgeoise, aujourd’hui devenues Lalux. Comment jugez-vous la situation d’aujourd’hui par rapport à 2002 ?
« Je ne veux pas être trop critique vis-à-vis de certaines périodes de notre développement passé. Nous avons toujours cherché à construire l’avenir et l’époque était différente. Nous avons énormément poussé au changement ces dernières années.
Lorsque j’ai pris mes fonctions au printemps 2002, nous étions encore en plein dans les bouleversements qui ont fait suite aux événements du 11 septembre 2001. Et personne ne savait trop où cela allait nous conduire. Nous avions fait à l’époque, surtout mon père (Robert Hentgen, aujourd’hui président de la Compagnie Financière La Luxembourgeoise, la structure faîtière, et président honoraire de la compagnie d’assurance, ndlr.) la comparaison avec le système financier des années 30 et la faillite du Credit-Anstalt en Autriche, pour illustrer le risque systémique.
Nous pouvons constater que, ces dernières années, les choses se sont normalisées relativement vite, abstraction faite des guerres et de tout ce qu’il est possible de penser de la politique américaine. Nous visons une période de stress, avec beaucoup de risques et peu de visibilité. Nous avons également eu beaucoup de discussions avec nos réassureurs.
Il y a eu tout un processus de révision des risques que nous assurons. Nous sommes au commencement du développement d’une logique qui se concrétisera dans l’application de la directive Solvency II. Les notions de gestion des risques et de gouvernance ont fortement émergé ces dernières années. C’est là une évolution lourde, mais nécessaire, qui nous a évidemment beaucoup occupés.
Où en êtes-vous justement dans la mise en œuvre de Solvency II ?
« Nous avons surtout travaillé sur le 1er pilier, l’aspect quantitatif. Nous avons une bonne maîtrise du sujet et nous conservons un niveau de solvabilité confortable. Nous entrons maintenant dans la préparation du 2e pilier, où nous sommes encore un peu dans le flou, puisqu’il n’y a eu que très peu de spécifications et de recommandations. Mais je ne veux pas limiter les derniers développements à cela. Nous avons aussi entrepris beaucoup d’efforts dans la modernisation complète de notre gamme de produits et surtout sur un développement important de nos services d’assistance. C’est un domaine qui s’inscrit dans le prolongement naturel du service ‘assurance’ et qui garantit l’utilisation d’un bien ou la mobilité en cas de sinistre. Le marché aussi a beaucoup évolué dans ce domaine, mais nous avons redéfini notre ambition en cherchant à être les meilleurs constamment. Pas nécessairement les plus importants ou les plus grands, mais les meilleurs.
C’est difficile à mesurer, mais nous sommes dans une démarche très structurée. Nous essayons de nous donner les moyens de l’élaboration d’une norme quantitative que nous avons définie sur base d’un large sondage mené auprès de la clientèle, afin de mesurer ses attentes et de transformer ces attentes en objectifs. Nous ne serons jamais au bout de nos efforts, mais nous avons une direction claire pour essayer d’atteindre cet objectif d’être les meilleurs… tout en ayant évidemment conscience que la concurrence nourrit les même ambitions.
Nous bénéficions d’un excellent système de radar avec tous nos agents. Il ne se passe rien sur le marché sans que notre réseau ne nous communique tel ou tel changement de produit ou de tarif de la concurrence. Nous disposons de plus de 6.000 agents, c’est un pour moins de 100 personnes. Forcément, tout se sait et cela nous permet de rester constamment à l’écoute d’un marché qui est toujours plus concurrentiel.
Qui dit plus concurrentiel dit aussi plus difficile ?
« Dans la couverture des grands risques, il y a une forte pression sur les prix. Pour ce qui est des risques privés, avec le développement d’Internet et peut-être aussi les changements de mentalités, les clients sont devenus plus exigeants et mieux informés. Subjectivement, je pense que, aujourd’hui, il faut faire davantage d’efforts pour conserver un client ou en acquérir de nouveaux.
Nous avons lancé en 2009 un produit ‘package’ des principales assurances pour la clientèle privée, qui regroupe l’assurance automobile, la maison et la responsabilité civile, sous un seul chapeau, avec des facilités de paiement. Nous sommes pour le moment encore les seuls à offrir cela. Et c’est un très grand succès, car cela rend l’assurance plus simple.
Par simplification, nous entendons aussi extension importante des garanties pour aller de plus en plus vers le ‘all included’. Nous allons toujours plus loin dans nos couvertures et nous ajoutons des services de confort. Nous cherchons toujours, et bien plus que par le passé, à aller aux limites de ce qui est assurable.
En allant de Luxembourg-ville à Leudelange, vous vous rapprochez de la frontière. Faut-il y voir un symbole, voire un message subliminal, alors que La Luxembourgeoise a toujours eu une stratégie exclusivement locale ?
« Non. Nous restons persuadés que le marché européen de l’assurance n’existe pas. C’est un marché qui reste fragmenté, puisqu’il faut toujours appliquer le droit du pays de résidence du preneur d’assurance. Il faut donc toujours agir de la même façon que si l’on était directement installé dans ce pays-là. Et vu du client, c’est la même chose, puisqu’on ne peut pas acheter une couverture d’assurance auprès d’une société qui n’est pas établie dans son pays de résidence. En assurance non-vie, certains ont franchi le pas et franchi les frontières en restant dans la région. C’est un long apprentissage. Il faudrait leur demander s’ils sont réellement contents de cette stratégie. Nous avons ici pensé que les capacités étaient très importantes et que nous étions en face de grands concurrents sur les marchés qui nous entourent. Nous ne pensons pas qu’il y a réellement beaucoup de place pour nous sur ces marchés-là. Ce que l’on peut imaginer, c’est accompagner un client que nous avons déjà ici et qui, pour une raison ou une autre, viendrait s’installer de l’autre côté de la frontière. Mais cela reste très limité.
Et pourquoi n’avez-vous jamais été tenté par les activités en libre prestation de services en assurance vie ?
« Cela nous causerait sans doute des difficultés en raison de la présence de notre actionnaire principal, la BCEE, c’est-à-dire, in fine, l’État luxembourgeois. Ce n’est pas la BCEE ou l’État qui nous empêchent formellement de le faire. C’est le fruit de notre propre réflexion en tant qu’actionnaire familial. Nous savons que, dans ce cas-là, nous serions une cible pour certains prédateurs. C’est toujours la prudence qui a dicté cette position.
Le fait, justement, d’avoir la BCEE comme actionnaire à 40 % ne constitue-t-il pas un facteur bloquant ?
« Non. La BCEE est davantage un partenaire qui nous aide à nous développer sur le marché local, en particulier dans le domaine de l’assurance vie. Les gens, par ces temps de crise, nous voient comme inébranlables, du fait de la présence de la Spuerkeess dans notre capital. Nous avons en effet un capital très solide et même dans les pires scénarios que nous pouvons imaginer, nous n’avons pas besoin d’envisager de nouveaux apports en capitaux.
Après l’entrée de la BCEE en 1989, nous avons toujours autofinancé notre croissance sans jamais avoir recours à une augmentation de capital. Du reste, depuis notre création, il y a presque 100 ans, nous n’avons jamais non plus fait appel à des fonds de nos actionnaires. Cette opération de 1989 était un peu spéciale, car la BCEE ne possédait pas d’activité en non-vie et son activité en vie était beaucoup plus faible que la nôtre. Ils ont fait un apport en capital plus acquérir cette participation de 40 %. Nous sommes donc très solides et nous n’avons aucun souci pour financer notre croissance. Il y a aussi, à l’inverse, une forte rétention des bénéfices qui rend cette croissance possible.
Y a-t-il encore de la place pour de la croissance sur un marché comme le Luxembourg, forcément limité géographiquement ?
« Dans la mesure où nous espérons que l’économie du pays, et donc la population, poursuivent leur croissance, ces deux facteurs combinés nous garantissent une certaine croissance aussi. De plus, nous bénéficions d’une certaine indexation du montant de nos produits. Les voitures ou les maisons sont toujours plus chères et la valeur assurée aussi.
Tout cela pourrait être remis en question si les propositions patronales sur l’indexation devaient être acceptées dans la Tripartite. Mais même dans ce cas-là, les valeurs assurées et les garanties que nous proposerons augmenteront toujours.
Nous aurons toujours une croissance naturelle, pour cela, je reste optimiste. J’ai davantage de soucis en ce qui concerne les placements financiers. Si nous avons su relativement bien éviter la bulle immobilière, avec ses répercussions sur le secteur financier, nous sommes fortement souscripteurs en dettes souveraines. Nous n’avons pas de dette grecque, mais si l’euro devait s’effondrer, nous serions évidemment directement touchés. Nous espérons donc que l’Europe aille de solution en solution pour faire en sorte de conserver un euro fort et éviter que la contagion de la crise grecque n’affecte d’autres pays.
Pour nos clients, nous sommes encore un havre de sécurité et nous faisons tout pour le rester. Nous avons beaucoup de placements immobiliers et n’avons par ailleurs pas un seul centime à amortir sur nos obligations. La vigilance sera évidemment d’autant plus importante que par les temps tranquilles. Aujourd’hui, nous sommes davantage animés par une optique de conservation de capital.
La croissance peut aussi passer par des acquisitions extérieures. En 2009, le portefeuille IARD (Incendie, Accidents et Risques Divers) de Fortis Assurance, qui était à vendre, a finalement été racheté par La Bâloise, alors que tout le monde s’attendait à ce que ce soit La Luxembourgeoise qui prenne le morceau eu égard aux longues années de relations avec le groupe Fortis. Comment analysez-vous cette situation, avec le recul ?
« Tout s’est joué autour de questions de valeurs. Nous avons en effet eu une relation avec Fortis sur une période de presque 40 ans sur le marché local, et plus de 60 ans sur un plan international, avec des relations personnelles à tous les niveaux. Mais en période de crise, tout a basculé et il n’en a plus été question. C’est ce mutisme, cette absence de la part du vendeur qui m’a le plus choqué, plutôt que le fait qu’un concurrent ait pu saisir sa chance.
Je regrette la façon dont les affaires se font parfois de nos jours, par rapport au style appliqué par le passé. On a remarqué aussi le même phénomène au niveau de la réassurance. Nous avons finalement aussi décidé de recourir à un courtier, car nous jugeons que la valeur d’une relation n’est plus la même et qu’il faut devenir plus dur dans la gestion de ses partenariats. Ce n’est pas dans ma mentalité, mais c’est un constat.
Nous avons évidemment dans nos équipes des gens pour tous les rôles qu’il faut, ce qui ne nous empêche évidemment pas d’appliquer les bonnes manières. Mais un comportement de gentleman, qui se base sur une parole donnée, a aujourd’hui une valeur qui peut paraître moindre. Je ne veux pas être trop affirmatif, car je me limite à certaines expériences, mais j’ai l’impression que le monde des affaires est plus dur. Si ce n’est pas écrit ou ce n’est pas signé, ça n’a pas de valeur. Les bonnes manières n’existent plus.
Quel regard portez-vous, justement, sur la crise actuelle ?
« Nous vivons une période historique, en ce sens que personne ne voit très bien comment le monde va se transformer. Il s’est déjà beaucoup transformé, au niveau des valeurs, vers plus d’individualisme ou d’égoïsme, avec, dans le même temps, une exigence de solidarité : on s’attend à ce que l’État providence soit là pour nous aider à faire face à toutes les situations. Je ne parle pas de détresse, mais de conserver le niveau de confort et de vie qui est le nôtre aujourd’hui. Mais nous restons méfiants et jaloux par rapport à tous les efforts demandés. J’avais l’espoir que nous reviendrions vers une certaine éthique, des valeurs de citoyenneté et de morale un peu plus traditionnelles. Je ne l’ai pas vraiment constaté ces dernières années. J’espère quand même qu’à moyen terme, nous reviendrons à ce qui est raisonnable et nous ferons en sorte que le premier objectif dans la vie ne soit plus d’être riche, mais d’être heureux. »
PARCOURS - Directeur général à 36 ans
Pit Hentgen aurait pu en 1985, sitôt diplômé en administration et en gestion, entrer à La Luxembourgeoise où son père, Robert, occupait la présidence. Mais il préféra se bâtir d’abord sa propre carrière. C’est à la BGL qu’il fera ses premières armes, dans les domaines du private banking et de l’asset management.
Il y connut le krach d’octobre 1987 qui lui apporta évidemment son lot de stress et d’expériences. C’est en 1995, à peine âgé de 33 ans, qu’il choisit finalement de rejoindre La Luxembourgeoise, malgré une offre alléchante d’une autre banque de la Place. Il fut pris sous son aile par
le directeur général de l’époque, Gabriel Deibener, qui lui prépara le terrain pour prendre sa succession. Une transition assurée en septembre 1998. C’est le 25 avril 2002 que M. Hentgen, alors âgé de 40 ans, est devenu le nouveau président-directeur général des sociétés d’assurance du groupe, en même temps qu’il présidait l’Association des Compagnies d’Assurances (il en est aujourd’hui vice-président).
Outre des mandats dans les sociétés liées au groupe (président du conseil d’administration de Pecoma International, membre des conseils de DKV Luxembourg et de BCEE Asset Management), il siège également à la Banque Centrale du Luxembourg, au groupe de presse Saint-Paul et chez BIP Investment Partners, mais aussi au Haut comité de la place financière (ex-Codeplafi) et à la Fondation de Luxembourg, dont il est un des administrateurs-fondateurs. J.-M. G.