Carlo Thelen: «On ne peut pas faire du ‘cherry-picking’, projet par projet, en considérant que les projets individuels évoluent dans des vases clos.» (Photo: Sven Becker / Archives)

Carlo Thelen: «On ne peut pas faire du ‘cherry-picking’, projet par projet, en considérant que les projets individuels évoluent dans des vases clos.» (Photo: Sven Becker / Archives)

Le Luxembourg ne verra donc pas l’investissement de l’entreprise Knauf sur son sol. A priori, on pourrait se dire que, dans une optique transfrontalière et régionale, une implantation d’une nouvelle entreprise industrielle chez notre voisin français est une bonne chose, pour équilibrer quelque peu le développement économique sur le territoire de la Grande Région, dont peut bénéficier indirectement le Grand-Duché. Les réflexions autour de la croissance qualitative doivent englober aussi des considérations en matière d’aménagement du territoire et d’organisation de l’espace dépassant les frontières luxembourgeoises. 

En l’occurrence, le dossier Knauf ne me permet pas de relativiser les choses en cette direction.

En effet, malgré les nombreux efforts déployés par ce groupe industriel et par de nombreux interlocuteurs politiques et économiques qui se sont très fortement investis personnellement dans ce dossier, les décideurs de l’entreprise ont dû faire le choix de ne pas s’implanter au sud du Grand-Duché. Le pays des chemins courts a donné l’impression d’être plutôt un pays des impasses. Des intérêts particuliers l’ont emporté sur l’intérêt général, symbiose des trois dimensions du développement durable qui doivent se trouver sur un pied d’égalité et ne pas être déjouées l’une contre l’autre: l’économie, le social et l’environnement.

Le social, cela aurait été une chance de donner des perspectives à des chômeurs résidents.

Carlo Thelen, Chambre de commerce

L’économie, dans ce cas, c’est un investissement industriel, une contribution à la pérennisation et au développement du site productif luxembourgeois, une force de frappe industrielle, une image positive parmi ceux qui critiquent à tort le «peu de substance physique» de notre appareil de production, des emplois, des impôts. Et en l’occurrence, il ne s’agit pas d’un investissement industriel classique, mais d’un projet innovant de type «Industrie 4.0», conforme à la stratégie de la troisième révolution industrielle (TIR ou Rifkin), avec un apport technologique des plus modernes.

Le social, cela aurait été une chance de donner des perspectives à des chômeurs résidents. Avons-nous oublié que le chômage persiste, malgré l’environnement économique porteur actuel? Pourvu que ça dure, mais le taux de chômage frictionnel reste toujours élevé.

L’écologie, c’est l’engagement du porteur de projet de non seulement respecter toutes les normes environnementales luxembourgeoises – réputées sévères –, mais c’est aussi la production sur le sol luxembourgeois d’un produit industriel dont l’utilisation est subventionnée par ailleurs. En effet, le produit de cette entreprise est destiné à la construction durable, à l’isolation des bâtiments et donc à l’augmentation de la performance énergétique. À nouveau, le Luxembourg aurait été en cohérence avec la stratégie TIR. Le critère de la «meilleure technique disponible» n’a-t-il pas été respecté?

L’économie de marché n’est pas la soumission d’une liste de projets à une «haute autorité» qui trancherait au cas par cas.

Carlo Thelen, Chambre de commerce

Une certaine étroitesse d’esprit semble avoir été de mise. On ne peut pas réguler la croissance comme on règle une machine. On ne peut pas faire du «cherry-picking», projet par projet, en considérant que les projets individuels évoluent dans des vases clos. Il y a bien des interactions entre entreprises et secteurs, des échanges, des évolutions croisées: c’est cela, l’économie de marché. Chaque projet industriel a des effets multiplicateurs sur le tissu économique régional, national, voire international. Malheureusement, dans le présent cas, seules les «externalités négatives», c’est-à-dire les émissions, ont été thématisées par les opposants. Une telle approche est intellectuellement peu honnête.

L’économie de marché n’est pas compatible avec une approche – qu’elle soit intentionnée ou perçue (car l’effet perception risque même de l’emporter dans le présent cas): l’économie de marché n’est pas la soumission d’une liste de projets à une «haute autorité» qui trancherait au cas par cas. Une telle économie planifiée a été tentée, jadis, avec le succès qu’on lui connaît.

D’aucuns invoquent que le projet en question est incompatible avec la stratégie TIR (ou Rifkin) qui est une feuille de route, une stratégie d’ensemble, une transition progressive vers une économie connectée et soutenable. Cette stratégie ne pourra pas être déployée du jour au lendemain. Au contraire, l’idée de la transition requiert que des projets ayant des caractéristiques favorables (ce que la laine de roche doit avoir, sinon elle ne serait sans doute pas subventionnée…) puissent aussi être manufacturés localement, aux normes les plus rigoureuses.

Le ‘let’s make it happen’ en a pris un coup.

Carlo Thelen, Chambre de commerce

Nos concurrents se frottent les mains. Les dommages et ramifications à long terme en termes d’image et d’attractivité pour notre site manufacturier ne peuvent aujourd’hui être évalués. Mais ce qui est sûr est que ce dossier constitue l’archétype du syndrome «Nimby» («not in my backyard», qui désigne l’attitude d’une personne ou d’un groupe de personnes qui refusent l’implantation dans leur environnement proche d’une infrastructure, ndlr) à la luxembourgeoise et constitue un pas en arrière pour l’approche de développement durable qui, elle, est au cœur de la démarche «Rifkin à la luxembourgeoise». Cet épisode luxembourgeois soulève aussi la question de l’efficacité et de la cohérence de la politique industrielle européenne – à creuser.

Je souligne que je ne souhaite pas pointer du doigt tel ministère, telle administration ou telle autorité communale. C’est un ensemble d’interactions dont l’incohérence et l’inadaptation ont joué un tour à la politique industrielle du Luxembourg et aux efforts de promotion de notre pays réalisés avec beaucoup de moyens et d’énergie par de nombreux acteurs publics et privés au niveau international.

Le «let’s make it happen» en a pris un coup. Essayons d’améliorer les choses pour éviter un tel accident de parcours à l’avenir!

Carlo Thelen est directeur général à la Chambre de commerce. Cet article est extrait de son blog avec l’accord de l’auteur.