Monsieur Camus, qu’en est-il en ce début d’année 2017 de la situation des populismes radicaux en Europe?
«Le phénomène n’est pas nouveau en soi. Rappelons que les premiers partis populistes ont émergé en Scandinavie dans les années 70. Puis dans les années 80, il y a eu le Front national français, le Vlaams Blok en Belgique, le FPÖ en Autriche… Aujourd’hui, nous sommes face à un phénomène qui est enraciné dans la culture politique de l’Europe de l’Ouest et qui pose un problème de fond: à la gauche en termes de riposte, mais aussi à la droite qui voit le leadership des libéraux et des conservateurs classiques menacé.
Partout en Europe, il y a une sorte de guerre d’hégémonie au sein du grand bloc des droites. Ce n’est pas un hasard si, en France, Marine Le Pen décoche ses principales flèches contre François Fillon. Il n’y a que quelques pays qui échappent à ce phénomène, et le Luxembourg est un pays remarquable sur ce point-là.
Les deux événements majeurs de 2016, à savoir le Brexit et l’élection de Donald Trump, ont d’une certaine façon désinhibé une partie des électeurs européens et on ne sait évidemment pas encore comment ça va se traduire dans les urnes lors des prochaines élections importantes aux Pays-Bas, en France, en Allemagne, en Italie et en Autriche.
Ce n’est pas uniquement les partis qui sont remis en question, c’est le système démocratique.
Jean-Yves Camus, politologue
L’impression qu’a donné le Brexit est que ce qu’on croyait être impossible pouvait finalement arriver et l’idée fait désormais son chemin qu’il n’y a plus une seule direction de l’Histoire. Il est non seulement possible de modifier le système à la marge, mais aussi de le renverser. Or, ce que veulent les partis populaires européens, ce n’est pas de modifier la situation à la marge, mais bel et bien de renverser carrément la table et de changer de paradigme…
Comment les partis démocratiques établis peuvent-ils contribuer à contrer ce phénomène?
«Ce n’est pas uniquement les partis qui sont remis en question, mais c’est le système démocratique, alors que le jeu des partis actuel n’arrive plus à résoudre les problèmes des citoyens au quotidien et que l’idéal européen ne représente plus, pour beaucoup, qu’un horizon utopique.
Je n’ai pas à conseiller les partis politiques sur la manière de répondre à la progression des nationaux-populismes, mais il y a eu plusieurs erreurs commises ces dernières décennies, à droite comme à gauche.
La première a été de se contenter de la riposte morale, la condamnation de principe. Cela ne marche plus. De même, ramener tous ces partis populistes à la seule condamnation du fascisme est soit hors sujet, soit plus du tout reçu par les citoyens. Le populiste néerlandais Geert Wilders n’est en aucun cas un descendant des néofascistes des années 80.
La deuxième erreur a été de considérer qu’il s’agissait d’un phénomène transitoire. Cela fait 30 ans que les commentateurs français disent que le FN est sur le déclin, que bientôt les électeurs se rendront compte de cette méprise et que la bulle explosera! Mais même sans que le FN n’arrive, pour l’instant, au pouvoir, il est impossible que le débat politique et le débat des idées ne soient pas durablement affectés par cette situation. À droite, surtout, où le positionnement sur l’immigration, l’Europe ou l’identité n’est plus celui - avec un FN à 28% - qu’il était avec un FN à 15%.
Certains hommes ou femmes politiques tentent de se rassurer à bon compte en disant que ces partis n’arriveront jamais au pouvoir. On n’en est pas sûrs aujourd’hui! Et dans certains pays, ils participent déjà à des coalitions au pouvoir. Et il y en aura d’autres!
Il n’y a pas que l’exercice du pouvoir qui est important. Tout le jeu des idées et des représentations symboliques modifie aussi la perception que les citoyens ont d’un certain nombre de problèmes… Depuis 25 ans, ces partis ont beaucoup contribué à modifier la manière dont l’Europe a traité quelque chose qui est de l’ordre à la fois du bouleversement de nos cadres économiques et sociaux et d’une crise identitaire…
Quelle différence faites-vous entre populisme de droite (ou d’extrême droite) et populisme de gauche (ou d’extrême gauche)? Sont-ils aussi dangereux l’un que l’autre?
«Pour commencer, il faut bien avoir en tête que le populisme est un style, pas une idéologie. Ou alors très vague. C’est un style de gouvernement établissant un lien entre un homme providentiel, charismatique, et le peuple. Un lien qui contourne les intermédiaires et les assemblées. C’est le principe de la démocratie directe contre la démocratique participative, celle de la consultation directe plutôt que via des mécanismes traditionnels d’établissement des lois.
Le populisme repose sur un postulat idéologique qui consiste à opposer les élites et le peuple.
Jean-Yves Camus, politologue
Le populisme repose sur un postulat idéologique qui consiste à opposer les élites et le peuple. Le peuple aurait ainsi conscience de ce qui est bon pour lui face à des élites naturellement corrompues et dévoyées. C’est d’ailleurs l’idée que Donald Trump a développée: sitôt qu’un homme ou une femme est élu à Washington, il ou elle perd le lien avec ses électeurs, devenant prisonnier des lobbies ou de ses propres intérêts et n’exerçant plus, alors, son mandat dans l’intérêt général. On a cette même situation de défiance en France et dans d’autres pays européens.
Le populisme est ainsi basé sur cette manière de dire au peuple: ‘Vous êtes trahis par des élites qui accaparent le pouvoir depuis trop longtemps et qui agissent contre votre intérêt. Vous devez récupérer ce pouvoir qui vous est dû.’ Ce type de schéma peut être appliqué à droite, à l’extrême droite, mais aussi à gauche ou à l’extrême gauche…
Les différences viennent du fait que les partis de la gauche radicale ne souhaitent pas sortir de l’Europe, mais envisagent plutôt une autre Europe plutôt sociale que basée sur les valeurs de marchés. En outre, à ma connaissance, à gauche, personne ne fait campagne pour que les nationaux aient des droits différents de ceux des étrangers, voire un accès fermé au pays. Enfin, la gauche est plutôt favorable à un modèle de société multiculturelle, là où la droite y voit une société mortifère, non viable, productrice de violence, et destructrice du capital traditionnel.
Donald Trump fera ce week-end son entrée à la Maison Blanche. Faut-il en avoir peur?
«Il est clair que personne ne sait vraiment à quoi ressemblera cette présidence. À partir du moment où il entre dans le bureau ovale, le président des États-Unis se retrouve entouré par une administration nombreuse et professionnelle… Il y a un peu plus de 4.000 nominations présidentielles décidées sur un plan politique, mais il y a aussi tout le reste! Je ne sais pas combien de temps, par exemple, les services de sécurité vont autoriser le président à tweeter directement sur son propre compte… Je ne suis pas sûr que cela dure longtemps.
Il y a actuellement une situation mi-chèvre mi-chou, avec un candidat qui a clairement voulu convaincre les électeurs qu’il allait renverser la table, mais qui a tout de même choisi des gens issus des élites traditionnelles pour constituer son cabinet. Il n’a pas été les chercher parmi les laissés pour compte du système washingtonien ou new-yorkais.
Désormais, tout le monde est dans une position d’attente, sans savoir comment tout cela fonctionnera. Y aura-t-il un vrai mur construit à la frontière? Cela coûterait tellement cher, sans compter les contrôles aux frontières. Dans le même ordre d’idées, je ne suis pas du tout persuadé que la réforme de l’Obamacare que Trump souhaite mettre en place ne finisse pas par coûter plus cher que l’Obamacare en lui-même…»