Hermann Beythan, partner, Linklaters: «On s’attend clairement à une industrialisation similaire à ce qui existe déjà avec les Ucits.» (Photo: Maison Moderne)

Hermann Beythan, partner, Linklaters: «On s’attend clairement à une industrialisation similaire à ce qui existe déjà avec les Ucits.» (Photo: Maison Moderne)

Dans l’univers des fonds d’investissement, les fonds alternatifs constituent encore une part minoritaire dans l’ensemble des actifs, mais une part qui progresse au fil des ans. En 2010, au niveau européen, les fonds «non Ucits» représentaient 27% du total des actifs. Fin 2016, cette proportion était de 38,8%. Au Luxembourg, Place ultra-dominante en matière d’Ucits, les fonds alternatifs sont loin d’être dominants. Au 31 décembre 2016, les actifs alternatifs s’élevaient à 585 milliards d’euros, soit un peu plus de 18% du total de 3.116 milliards tous types de fonds confondus. Des chiffres qui positionnent le pays en quatrième position européenne sur ce segment, derrière l’Allemagne, la France et les Pays-Bas.

Le ministre des Finances Pierre Gramegna lui-même, en septembre 2014, n’hésitait pas à affirmer dans une interview donnée au Tageblatt que «la plus grande innovation dans le domaine des fonds, ce sont les fonds alternatifs».

L’exemple Ucits à suivre

La voie semble donc toute tracée pour que le secteur connaisse un essor certain, même s’il est peut-être utopique d’imaginer une force de frappe aussi puissante que celle des fonds Ucits. Se trouve-t-on en présence d’un nouvel Eldorado pour la Place? «On a cherché pendant 500 ans l’Eldorado et on ne l’a jamais trouvé», tempère Germain Birgen, directeur, head of business development – Professional banking à la Banque de Luxembourg. «Mais cela n’a pas empêché de trouver pas mal de choses intéressantes sur le chemin. Pour les fonds alternatifs, on n’est pas non plus dans une nouveauté absolue, car cela fait une dizaine d’années que beaucoup d’acteurs sont présents. Il y a de beaux développements et là aussi, on commence à trouver des choses intéressantes.

Sur les 100 dernières demandes de projets fonds sur lesquelles nous avons travaillé, deux tiers concernaient un projet alternatif.

Germain Birgen, directeur, head of business development – Professional banking, Banque de Luxembourg

Du reste, je me suis amusé à faire une statistique: sur les 100 dernières demandes de projets fonds sur lesquelles nous avons travaillé, deux tiers concernaient un projet alternatif et un tiers seulement un projet Ucits.» Le succès connu par le pays avec les fonds Ucits «traditionnels» (au point que ce produit, qui est à l’origine européen, est bien souvent assimilé à une réalisation luxembourgeoise) donne forcément des idées et pose le cadre des ambitions. «L’enjeu est clairement de renouveler dans la sphère alternative le même succès», estime Jérémie Schaeffer, associé et responsable du département Corporate implementation chez Atoz. «Puisque le Luxembourg a réussi à être un leader mondial sur le marché des Ucits, il n’y a pas de raison qu’il n’y parvienne pas sur l’alternatif. On note clairement une volonté de la part de l’ensemble des acteurs de la Place, mais aussi des pouvoirs publics, d’encourager et de développer ce secteur.» Cet élan est notamment porté par une très forte professionnalisation des services, lesquels se sont particulièrement affinés et aguerris au fil des ans. «Il y a 15 ou 20 ans, nous n’avions certainement pas toutes les connaissances nécessaires en termes de set-up, d’administration ou de documentation», admet Hermann Beythan, partner chez Linklaters. «Cela pouvait donner des présentations parfois un peu étranges. Mais aujourd’hui, clairement, tout le monde maîtrise le sujet.»

En quête de substance

L’évolution des produits, mais aussi des attentes et besoins des investisseurs, a également été un élément moteur de ce mouvement vers toujours plus d’excellence dans le know-how des acteurs du secteur. «Avant, on était davantage sur des problématiques de structuration et des SPV (Special Purpose Vehicles, ndlr)», constate Renaud Oury, group sales & marketing director chez SGG. «Désormais, les acteurs majeurs déploient des back- et middle-offices au Luxembourg. C’est un vrai changement majeur et si le succès doit être au rendez-vous, il passera par cette substance accrue qui va être apportée au Luxembourg.»

Il y a potentiellement un certain nombre de talents nouveaux que l’on peut espérer attirer au Grand-Duché.

Renaud Oury, Group sales & marketing director, SGG

Les derniers développements concernant le Brexit sont évidemment suivis de très près par les acteurs de la Place. Certains grands noms de l’industrie ont déjà annoncé leur intention d’établir – ou de renforcer – leur présence au Grand-Duché. Les portes leur sont ouvertes. «Il s’agit bien sûr d’une belle opportunité», remarque Renaud Oury. «Beaucoup de gestionnaires dans l’alternatif sont basés à Londres et devront obligatoirement mettre de la substance dans un État de l’Union européenne s’ils veulent continuer à avoir accès aux marchés européens. Il y a donc potentiellement un certain nombre de talents nouveaux que l’on peut espérer attirer au Grand-Duché.»

Cette même quête de substance se retrouve d’ailleurs aussi dans le projet Beps de lutte contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices, aux termes duquel les critères d’établissement de ladite substance sont clairement renforcés. Mais pour attirer le manager de fonds en tant que personne physique, le chantier s’annonce de longue haleine. «Il faut bien sûr y travailler, mais c’est tout à fait possible, car nous avons déjà de bonnes infrastructures, même s’il est évident qu’il faudra encore les améliorer», note M. Beythan. «Combien de personnes qui sont venues ici pour un an ou deux sont toujours là après 25 ou 30 ans?»

Il est vrai que ces dernières années, le centre financier luxembourgeois a attiré bon nombre de fonds de private equity, des fonds immobiliers ou encore des hedge funds, en même temps que les investissements socialement responsables, qui peuvent eux aussi passer par des véhicules alternatifs, y ont été promus avec succès. Aujourd’hui, l’industrie luxembourgeoise des fonds d’investissement emploie quelque 14.000 personnes et représente 8% du PIB du pays.

«La proximité géographique est fondamentale pour comprendre la réalité du quotidien des gérants d’actifs et des investisseurs», remarque Jérémie Schaeffer, persuadé du fort potentiel de développement d’une main-d’œuvre spécialisée au Grand-Duché. «À partir du moment où la question se pose de mettre en place des produits alternatifs à vocation internationale, le Luxembourg apparaît nécessairement dans les réflexions.»

Le big bang AIFM

L’entrée en vigueur de la directive AIFM (que le président d’alors de l’Alfi, Marc Saluzzi, avait qualifiée de «big bang») a, forcément, radicalement changé la donne. Transposée dans le droit luxembourgeois en juillet 2013, cette directive européenne adoptée deux ans plus tôt a pourtant donné quelques sueurs froides aux professionnels, en raison d’un calendrier de transposition un peu chahuté. La Commission européenne n’a, par exemple, transmis les mesures dites «de niveau 2» que fin décembre, à peine sept mois avant la date butoir officielle de la mise en œuvre du texte pour chaque État membre.

«Cela a nécessité une importante phase de pédagogie», se souvient Jérémie Schaeffer. «Personne n’était trop enclin à essuyer les plâtres. L’investissement alternatif, généralement réservé à des investisseurs avertis, avait précisément vocation à rester affranchi d’une trop lourde chape réglementaire. Or, au lendemain de la crise financière, ce type de produit, accusé un peu légèrement de tous les maux, s’est retrouvé au cœur d’une vague réglementaire inédite, qui a suscité des réactions très diverses sur les principales places concernées. Certains se sont arc-boutés sur leur position et ont essayé de trouver les meilleurs moyens d’échapper aux contraintes AIFM. Au Luxembourg, plutôt que de résister vainement au changement, un consensus a rapidement été trouvé entre un grand nombre d’acteurs pour intégrer cette nouvelle donne et en faire autant d’opportunités pour nos clients.»

Fiar, le tournant?

Et puis est venu le fonds d’investissement alternatif réservé (Fiar ou Raif en anglais)… une preuve supplémentaire du pragmatisme du législateur luxembourgeois, conscient des limites atteintes par un régime réglementaire et qui trouve une solution qui s’avère être porteuse de perspectives plutôt brillantes. Par le truchement de l’empilage de différentes réglementations et directives européennes, un fonds d’investissement alternatif était bien souvent soumis à un double régime de surveillance.

La CSSF devait ainsi d’abord agréer le gestionnaire de fonds alternatifs, puis, séparément, agréer le fonds alternatif avant de pouvoir exercer sa surveillance séparément sur le gestionnaire et le fonds. Un schéma pour le moins ubuesque qui avait de quoi freiner toutes les meilleures volontés du monde.

D’où l’idée du législateur de créer un nouveau statut de fonds, avec tous les avantages de la flexibilité de structuration dont bénéficient les OPC, Fis et Sicar (dans un cadre réglementé), mais sans les inconvénients de l’agrément et de la surveillance de la CSSF. Ainsi est né le Fiar qui, étant géré par un GFIA, signifie qu’il sera soumis aux règles «Produits» de la réglementation AIFM (bénéficiant donc aussi du passeport européen) et, de fait, indirectement soumis à une supervision à travers celle exercée par l’autorité de contrôle de son GFIA.

Bref: un produit miracle en apparence qui semble rencontrer les besoins et les attentes de tout le monde, même s’il est exclusivement réservé aux investisseurs dits «avertis» (investissant au minimum 125.000 euros ou étant reconnus par un établissement de crédit comme ayant l’expertise, l’expérience et la connaissance nécessaires pour apprécier de manière adéquate un tel placement). Le succès d’estime a, en tout cas, été immédiat, même si les professionnels s’accordent à relativiser le phénomène: «On reçoit beaucoup de demandes pour de telles structures, mais on se rend compte en même temps que les demandeurs ne savent pas toujours de quoi il s’agit exactement», constate Germain Birgen (Banque de Luxembourg). «Là aussi, il va y avoir besoin d’un peu de pédagogie et de montrer que l’on ne peut pas faire tout et n’importe quoi avec un Fiar. Nous recevons parfois des demandes assez farfelues.» Un état de fait que Jérémie Schaeffer analyse pour sa part davantage comme procédant «à l’heure actuelle, peut-être encore plus de l’attrait de la nouveauté que d’un intérêt réel et circonspect». «La communication de bon nombre d’acteurs s’est faite autour de la rapidité, réelle, de mise en place d’un tel fonds. Mais certains aspects liés notamment à la nomination d’un AIFM nécessitent un minimum d’analyse et d’ingénierie, donc un certain délai qui n’est pas toujours bien factorisé pour le moment, même si ceci devrait rapidement évoluer.» Et d’exprimer, par extension, une certaine critique quant aux prestations accessibles sur le marché. «La très grande variété d’acteurs fait qu’il y a des niveaux de qualité et de réactivité très différents.»

Le niveau de communication est également un des points-clés, notamment dans un domaine aussi diversifié que peut l’être l’alternatif. «Il est vraiment crucial de bien savoir poser les offres sur la table et de s’assurer que l’on parle de la même chose», prévient Renaud Oury. «Dans la sphère Ucits, tout est clairement défini. Dans l’alternatif, il y a tellement de différences possibles que cela affecte la lisibilité des offres pour les clients. Il faut donc prendre plus de temps pour leur expliquer tous les tenants et les aboutissants et leur faire comprendre qu’il ne faut pas nécessairement aller vers le prestataire le moins cher. Cela ne doit pas être le premier critère retenu.»

Les économies d’échelle, indispensables pour envisager des gains substantiels, sont, certes, toujours recherchées en premier lieu. «Auparavant, l’univers du private equity était davantage artisanal», constate Hermann Beythan (Linklaters). «Ce n’est plus le cas maintenant et on s’attend clairement à une standardisation, industrialisation et professionnalisation similaires à ce qui existe déjà avec les Ucits. Et c’est là aussi où l’on se rend compte de l’importance des développements informatiques, avec l’émergence de l’intelligence artificielle qui donne encore un boost supplémentaire.»

Les promoteurs arrivent de plus en plus avec des projets très concrets et avec un vrai business plan.

Jérémie Schaeffer, responsable du département Corporate implementation, Atoz

Une tendance que ne partage pas forcément Germain Birgen, compte tenu de la très grande diversité des sous-jacents concernés. «Oui, on peut envisager une certaine standardisation ou automatisation tout en haut de la pyramide», estime-t-il. «Mais il est important de bien comprendre tous les mécanismes jusqu’à plusieurs niveaux en dessous des fonds. Et pour ça, le facteur humain restera essentiel. Pour les prestataires de taille moyenne, cela peut poser un problème, car il n’est pas facile de disposer d’autant d’experts que de classes d’actifs différents.»

Les outils sont donc là et le frémissement déjà observé en matière de fonds alternatifs ne demande qu’à se transformer en véritable bouillonnement. Avec le concours des promoteurs eux-mêmes. «Ils arrivent de plus en plus avec des projets très concrets et avec un vrai business plan à développer et opérer intégralement depuis Luxembourg», note Jérémie Schaeffer (Atoz). «Ils sont à la recherche de davantage de conseils en amont du lancement d’un projet, avec une réelle compréhension de leur métier, de leurs défis et de leurs objectifs, et un accompagnement dédié. Leur intérêt va bien au-delà de la simple mise en place d’une structure de détention d’actifs, sous un fonds qui était jusqu’il y a peu fréquemment offshore. Cela offre un potentiel de développement immense, que ne connaît plus le secteur plus consolidé des fonds Ucits, auquel la Place devrait être en mesure d’apporter une réelle valeur ajoutée.»

Germain Birgen
«L’alternatif a encore besoin de l’humain»
«Le même niveau d’automatisation dans la sphère alternative que dans le monde des Ucits est difficilement imaginable. Les sous-jacents sont tellement diversifiés que la façon de les gérer varie forcément de l’un à l’autre. Côté Ucits, les tâches des services comptables et opérationnels des banques dépositaires sont davantage dans des opérations de contrôle et de manipulation de systèmes avec un haut degré d’automatisation. Mais dans l’alternatif, il y a un réel besoin d’intervention humaine, des gens experts dans la compréhension de l’entièreté de la structure du client ainsi que des opérations qui sont souvent très complexes. Cette différence d’approche se retrouve aussi en termes de tarification. Alors que dans les Ucits, les tarifications sont relativement homogènes, ce n’est pas du tout le cas dans l’alternatif. Et pour certaines prestations, la différence peut aller de 1 à 10 pour un même service entre deux prestataires. Manifestement, la prise en compte des coûts internes ainsi que du risque n’est pas la même partout.»

Renaud Oury
«L’importance du nation branding»
«Certains acteurs majeurs ont déjà annoncé leur venue. C’est évidemment une très bonne chose et cela peut avoir un effet d’entraînement sur d’autres. Mais le Luxembourg devrait sans doute rester concentré vers les cœurs de métier middle- et back-office. Je ne vois pas trop de managers venir s’établir au Luxembourg pour y faire de la gestion. Cette gestion risque fort de rester principalement à Londres. En revanche, il est certain qu’il y aura beaucoup plus d’activités annexes au Luxembourg. C’est ça que l’on sait faire et c’est là que se concentrent les ressources. Un des grands défis sera donc, évidemment, la gestion des ressources humaines. Dans l’opérationnel et le delivery, on voit très bien que la difficulté quotidienne est de réussir à trouver les bonnes personnes avec les bons profils, qui ont envie de bouger et de venir s’établir au Luxembourg… et idéalement y rester. C’est là que tout le travail de nation branding prend son importance, afin de convaincre ces gens de venir ici. Quand je suis à Londres, j’entends plus souvent dire que l’Irlande est un pays plus sympa pour y habiter. Il y a une évidente méconnaissance du marché luxembourgeois, et pas uniquement en termes de compétences métier.»

Hermann Beythan
«Savoir être pédagogique»
«Quand on voit les structures désormais mises en place par les grands promoteurs, on constate que le fonds d’investissement alternatif réservé (Fiar) a totalement remplacé le fonds d’investissement spécialisé. Nous avons vraiment beaucoup de demandes sur ce produit. Actuellement, je considère que nous nous trouvons encore dans une phase de pédagogie, car en fonction des conditions et de la structure même du fonds, le délai entre le lancement et la commercialisation du fonds peut ne pas être aussi rapide qu’espéré. Une fois que les clients l’ont bien compris, cela ne pose aucun problème: ce n’est pas un souci, en général, si un véhicule d’investissement n’est pas disponible au bout de trois jours. Un délai de plusieurs semaines reste considéré comme normal. Le grand avantage reste tout de même que si l’on doit changer une virgule dans le descriptif d’un tel produit, il n’est plus besoin d’aller à la CSSF pour signaler ce changement. En cela, nous avons un grand avantage sur les produits irlandais par exemple, qui nécessitent toujours l’aval du régulateur.

Jérémie Schaeffer
«Un impact positif flagrant»
«Les fonds d’investissement alternatifs réservés (Fiar, ou Raif en anglais) sont, dans une certaine mesure et pour le moment, davantage un sujet de discussion qu’une réalité quotidienne. Mais la loi date de juillet 2016 seulement, ce qui est très court pour une industrie qui a été particulièrement échaudée par les changements réglementaires des dernières années. En outre, le produit est peut-être paradoxalement victime de l’excès d’enthousiasme qui a entouré son lancement. C’est le contrecoup de la marque brand-new product: toute nouveauté suscite l’intérêt, mais aussi une certaine forme de méfiance en l’absence, supposée, de track record. Il faut donc savoir dépasser le stade de la curiosité et remettre le produit dans son contexte et dans sa réalité: le Fiar a été instauré pour régler le problème de la superposition de couches réglementaires, qui était injustifiable au regard de la qualité des personnes à qui se destinent ces produits. Le Fiar constitue pour les gérants d’actifs un véhicule distribuable sans délai indu. Mais cet indéniable apport ne doit pas faire oublier qu’il dispose aussi de racines solidement ancrées dans le régime des Fis, largement éprouvé et qui a connu un succès certain. À cet égard, le Fiar apparaît davantage comme un correctif technique aux régimes Fis et Sicar dans une ère post-AIFM, que comme une révolution réglementaire. Cette réalité est en train de se diffuser auprès des professionnels de la Place, des gérants d’actifs et des investisseurs, et son impact positif sur le marché est flagrant. Il s’agit encore d’un jeune produit, mais il est promis à un bel avenir.»