Les dernières interventions de Pierre Gramegna montrent que le Grand-Duché a officiellement changé de camp. (Illustration: Maison Moderne)

Les dernières interventions de Pierre Gramegna montrent que le Grand-Duché a officiellement changé de camp. (Illustration: Maison Moderne)

Un an et demi après LuxLeaks, le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) a publié le 4 avril de nouvelles révélations aux retombées mondiales à travers les Panama Papers, mettant cette fois en lumière la vertigineuse industrie de la domiciliation de sociétés offshore. Les 11,5 millions de documents épluchés concernent 214.000 sociétés structurées par le cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca entre 1977 et 2015.

Première réaction du ministère des Finances: un grand soulagement, le Luxembourg n’étant plus classé comme paradis fiscal pour les enquêteurs. «Le dossier montre l’intérêt du principe du level playing field dont le Luxembourg est un fervent défenseur», rappelle-t-on rue de la Congrégation. Il faut dire que son locataire s’est démené durant deux ans pour sortir le pays du côté obscur de la finance après les classements sans appel du Gafi et du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales fin 2013.

Les Panama Papers reflètent en trompe-l’œil des pratiques passées, alors que le pays s’est battu pour se racheter une conduite et une honorabilité. Parmi les 10 entités les plus prolifiques en termes de structuration de sociétés offshore, quatre sont basées au Luxembourg: Experta Corporate & Trust Services (filiale de la Bil), Banque J. Safra Sarasin, Société Générale Bank & Trust Luxembourg et la défunte Landsbanki. «C’est la finance d’hier», commente quelques jours plus tard Carlo Thill, président du comité de direction de BGL BNP Paribas, qui a l’heur de ne «jamais avoir structuré de société au Panama».

Les personnalités et les sociétés impliquées répètent à l’envi – et le gouvernement panaméen aussi – qu’il n’y a rien d’illégal à constituer une société offshore. Un argument qui n’est pas sans rappeler la ligne de défense historique du Luxembourg. «Les pratiques des rulings sont compatibles avec les standards communautaires et ceux de l’OCDE», martelait le ministre des Finances, Pierre Gramegna, au lendemain de la parution des LuxLeaks en novembre 2014. «Ce gouvernement est celui de la justice fiscale et de la transparence», avait appuyé le Premier ministre, Xavier Bettel. «Les décisions anticipées ne sont pas propres au Luxembourg, d’autres pays en Europe les pratiquent aussi.» La même réaction avait prévalu après la mise en cause par la Commission européenne des rescrits accordés à Fiat Finance and Trade en juin 2014.

Rien de bien nouveau, donc, par rapport au discours de l’ancien hôte du ministère des Finances, Luc Frieden, qui arguait sans ciller dans l’émission de France 2 Cash investigation en mai 2012 que les sociétés boîtes aux lettres n’étaient pas «contraires au droit européen».

Ménage de printemps

Aujourd’hui, le climat international a définitivement changé et la ligne de la légalité n’est plus tenable. Place désormais aux considérations morales. Est-ce une illumination ou tout simplement l’influence de son nouveau directeur général? En tout cas, la CSSF, après avoir «pris note des Panama Papers» dans un communiqué laconique, a dès le lendemain des révélations pressé en sous-main les banques du pays de recenser les sociétés offshore créées pour leurs clients au Panama ou ailleurs. «Recourir à une structure légale ne suffit plus pour justifier une opération», assène Claude Marx interrogé par Le Jeudi. «Il faut désormais avoir cela à l’esprit: la légalité ne fait pas tout», il faut donc «s’assurer que ce qui est légal ici l’est également dans le pays de résidence du client et que celui-ci est en règle vis-à-vis de son administration fiscale».

Changement de ton également au ministère des Finances. Devant la commission parlementaire compétente, Pierre Gramegna a annoncé que la Place et le gouvernement comptaient se positionner durablement du côté de la moralité et du level playing field. L’état des lieux demandé par la CSSF aura donc des conséquences concrètes pour les banques. «Si les structures offshore ont été utilisées à des fins légales, il n’y a pas de problème», précise le ministre. «Si ce n’est pas le cas, le régulateur pourra soit prononcer des amendes, soit demander des explications, soit dénoncer les affaires au Parquet.»

Dans le même esprit, le ministère des Finances indique, à l’issue de la session de printemps du G20 à Washington, à la mi-avril, que le Luxembourg «partage pleinement (…) l’engagement du G20 en faveur de la transparence financière» et soutient la «définition de règles communes relatives à la transparence au niveau des bénéficiaires effectifs» comme un élément du level playing field.

Au-delà du discours, un grand ménage de printemps pourrait bien être utile à la Place, histoire de balayer définitivement les soupçons liés aux sociétés offshore structurées depuis Luxembourg. L’avocate Simone Retter, qui siège au conseil de la Banque centrale du Luxembourg, a ainsi été mentionnée dans les Panama Papers par l’intermédiaire de son client Stefano Pessina, golden boy de l’industrie pharmaceutique mondiale, à propos du montage autour d’une société offshore dans le cadre d’un prêt avec Dexia.

Des lois sous surveillance

Contactée par Paperjam, Me  Retter a assuré que la société était totalement compliant du point de vue fiscal et juridique, et que la détention de cette société était également totalement transparente. Se pose alors la question de l’intérêt de telles sociétés extraterritoriales domiciliées au Panama ou dans les Îles Vierges britanniques: si elles étaient réellement légales de bout en bout, si elles respectaient les règles fiscales du pays de résidence du bénéficiaire effectif, elles auraient tout aussi bien pu être domiciliées au Luxembourg avec de la substance. Pourquoi n’est-ce pas le cas?

Le Luxembourg a choisi de rentrer dans le rang, mais il doit se montrer à la hauteur de ses engagements. Les occasions de le prouver ne manquent pas cette année, à commencer par la publication des rulings, au cœur des LuxLeaks, et de leurs 37.000 documents révélant une véritable industrie derrière la porte du bureau 6 d’imposition des sociétés de l’Administration des contributions directes (ACD). Dotés d’un cadre légal depuis le règlement grand-ducal du 23  décembre 2014 «relatif à la procédure applicable aux décisions anticipées rendues en matière d’impôts directs», entré en vigueur le 1er janvier 2015, les rescrits de 2015 devraient être quantifiés et publiés sous une forme anonymisée dans le rapport d’activité 2015 de l’ACD. Un rapport qui se fait attendre.

Il faut désormais avoir cela à l’esprit: la légalité ne fait pas tout.

Claude Marx, directeur général de la CSSF

Pressé par le député Justin Turpel (Déi Lénk), le ministre des Finances avait également promis davantage de transparence sur les décisions anticipées depuis 1989. Sans suite à ce jour. Ces rescrits restent donc un sujet sensible pour le ministère, qui a longtemps opposé le secret fiscal aux demandes de la Commission européenne de communiquer la liste des sociétés ayant bénéficié de ces pratiques. Le Luxembourg n’a plié qu’en contrepartie d’une proposition de directive européenne sur l’échange automatique des rulings dans l’UE, Bruxelles reconnaissant ainsi l’existence de rescrits dans tous les pays et leur légalité. La Commission a d’ailleurs rappelé qu’ils étaient «parfaitement légaux en soi», tout en retoquant ceux accordés à Fiat. L’ACD a toutefois recadré les rescrits en les rendant payants (de 3.000 à 10.000 euros l’unité) et en les soumettant à l’approbation d’une commission.

Le Luxembourg sera aussi attendu au tournant concernant le régime qui remplacera l’exonération actuelle de 80% applicable aux droits de propriété intellectuelle. La loi sur le budget 2016 a en effet prévu la disparition du fameux article 50bis de la loi sur l’impôt sur le revenu, introduit en 2007, mais impossible à maintenir en l’état dans le contexte des LuxLeaks, des travaux de l’OCDE sur l’érosion de la base fiscale et des bénéfices (Beps) et des enquêtes au niveau européen menées par la Commission et le Parlement sur les pratiques d’optimisation fiscale agressive des multinationales.

D’ici 2021, les contribuables exonérés des droits de propriété intellectuelle seront soumis à un «régime de transparence renforcée». Mais pour l’heure, le gouvernement n’a pas encore indiqué quel régime serait mis en place après 2021. Entre la volonté d’attirer de la substance et la nécessité de rentrer dans les clous européens, la marge de manœuvre s’avère étroite, avec la menace de perdre des contribuables.

Un procès qui tombe mal

Dernière législation très sensible: celle sur la constitution des fondations patrimoniales. Le projet de loi, prêt à passer devant la Chambre en novembre 2014, n’a pas quitté son tiroir depuis. Forgé pour concurrencer le trust anglo-saxon et attirer les grandes fortunes qui souhaitent voir leur patrimoine privé administré selon leurs souhaits, il a été frappé de plein fouet par le scandale des LuxLeaks et l’opprobre mondial qui s’en est suivi. La coalition gouvernementale a alors choisi d’attendre la finalisation de la 4e directive européenne sur la lutte contre le blanchiment d’argent afin de présenter aux députés un projet de loi d’emblée conforme, plutôt que de devoir le modifier a posteriori.

Sonné par le classement sur la liste grise de l’OCDE en 2013 et les LuxLeaks en 2014, le Luxembourg marche sur des œufs. Ses efforts et progrès sont internationalement reconnus, mais il reste sous une vigilance accrue de la Commission européenne, comme de ses voisins facilement enclins à dénigrer sa Place. Les Panama Papers ont fait ressurgir des décennies de pratiques légales, mais moralement questionnables. Ils viennent aussi rappeler la valeur et l’utilité des lanceurs d’alerte, ces quidams qui dévoilent des pratiques dommageables au grand jour. Une temporalité bien inconfortable pour le Luxembourg, alors que le procès des lanceurs d’alerte des LuxLeaks s’est ouvert fin avril.

Il aurait été compréhensible que la justice grand-ducale reporte les audiences afin d’éviter une concomitance embarrassante. Car à l’heure où le rôle des lanceurs d’alerte est reconnu sur la scène internationale, et où le comité d’enquête post-Panama Papers du Parlement européen veut se pencher sur leur protection, trois personnes comparaissent pour avoir contribué à révéler une réalité qui a forcé le Luxembourg à se réformer. Ce procès vaut d’ailleurs aussi au Luxembourg de perdre des points dans le classement annuel de Reporters sans frontières, puisque l’un des inculpés, le journaliste Édouard Perrin, agissait dans le cadre de son enquête pour l’émission Cash investigation. L’image du Luxembourg ne peut qu’être ternie par ces poursuites contre des personnes qui ont agi dans l’intérêt général.

Le gouvernement doit aussi tenir compte d’une nouvelle variable: la société civile luxembourgeoise, plus vigilante qu’auparavant sur les pratiques de ses dirigeants et de ses élites. Depuis l’affaire du Srel, celle de Livange-Wickrange ou encore Cargolux, l’aveuglement n’est plus de mise et les élites doivent rendre des comptes. Le gouvernement se doit aussi de convaincre. La débâcle du référendum en est la preuve criante. Les questions fiscales concentrent en particulier la grogne croissante des contribuables et des petits entrepreneurs, désabusés de voir des multinationales prospères imposées au taux minimum. Les réactions à la réforme fiscale récemment annoncée trahissent aussi la distance qu’a prise la société avec le secteur financier, qui lui a offert trois décennies de croissance insolente. 

Le chaud et le froid

  • Mai 2012   Diffusion de l’émission Cash investigation intitulée «Paradis fiscaux: les petits secrets des grandes entreprises»
  • Octobre 2013   Le Luxembourg jugé non compliant par le Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales de l’OCDE
  • Mars 2014   Les efforts du Luxembourg reconnus par le Gafi dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et contre le financement du terrorisme
  • Juin 2014   Enquête approfondie de la Commission européenne sur les rulings accordés à Fiat Finance & Trade
  • Novembre 2014   Publication des LuxLeaks – 37.000 documents détaillant les décisions anticipées accordées à des grandes entreprises par le bureau 6 de l’ACD
  • Octobre 2015   Les rulings de Fiat déclarés illégaux par la Commission européenne / Le Luxembourg retiré de la liste des paradis fiscaux de l’OCDE
  • Avril 2016   Révélation des Panama Papers – 11,5  millions de documents concernant 214.000 sociétés structurées par le cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca entre 1977 et 2015