Les collections reliées vont définitivement relever des rayons d'archives. In Memoriam. (Photo: Charles Caratini et Luc Deflorenne)

Les collections reliées vont définitivement relever des rayons d'archives. In Memoriam. (Photo: Charles Caratini et Luc Deflorenne)

U ne véritable institution, née en 1962, est vouée à disparaître avec la fin annoncée du Mémorial C, le recueil officiel des publications des sociétés et des associations au Grand-Duché. Dématérialisation oblige, cette vénérable publication, qui n’est plus imprimée sur papier depuis 2009 – mis à part les six exemplaires destinés aux Archives nationales et au dépôt légal –, laissera la place au Registre électronique des sociétés et associations (Resa), une plateforme 2.0 gérée par le Registre de commerce et des sociétés Luxembourg (RCSL) qui élargira ainsi son champ d’intervention et, de ce fait, ses recettes.

La ministre sortante, Octavie Modert (CSV), qui avait entre autres dans son portefeuille la responsabilité du Service central de la législation (raccroché au ministère d’État), avait déposé le projet de loi réformant le régime de publication légale, juste avant la dissolution de la Chambre des députés le 8 octobre. Preuve que le gouvernement voulait aller vite en besogne. Ce texte fait partie des cadeaux empoisonnés dans l’inventaire que l’ancien pouvoir a laissé au futur gouvernement. Il fait peu de doute en effet que l’entreprise Legitech, ayant actuellement le marché du Mémorial C dans les mains jusqu’en 2016, ne se laissera pas faire.

Pour autant, aucun commentaire n’a pour l’heure encore été officiellement fait du côté de cette société. Sa nouvelle directrice, Laurence Raphael, a opposé un «no comment» aux sollicitations de la rédaction de paperJam. Sans doute espère-t-on dans cette entreprise que le futur gouvernement de coalition pourra inverser le cours des choses ou, à tout le moins, limiter les dégâts? Au passage, on peut rappeler, avec une touche de mauvaise foi, que Legitech est une joint-venture entre l’imprimerie Victor Buck et l’Imprimerie centrale, historiquement proche du parti libéral, dont elle a imprimé pendant des décennies le Journal, quotidien appartenant partiellement au DP.

Octavie Modert, pour sa part, a défendu l’efficacité de son projet jusqu’au bout: elle est allée jusqu’à communiquer une sorte de «mise au point» pour affirmer haut et fort que la consultation de la future plateforme restera gratuite, après que paperJam.lu eut mis en exergue certains non-dits du projet de loi qui laissaient planer un doute sur cette gratuité. Et des doutes, il en reste pas mal, en dépit du communiqué de la ministre sortante. Car si le texte avait été aussi limpide, pourquoi n’a-t-elle pas organisé une conférence de presse, juste avant les élections? Elle y aurait fait la démonstration de l’utilité de la future plateforme, développée par le Centre des technologies et d’information de l’État, signe de la modernisation de l’État et de la simplification administrative dont elle était responsable? Octavie Modert n’a pas osé non plus tirer son bilan personnel des quelques mois passés au ministère de la Justice, où elle avait remplacé un François Biltgen préparant son examen d’entrée à la Cour de justice de l’Union européenne.

13 à 14 par jour

Selon l’exposé des motifs du texte législatif, «le Mémorial C, dans sa structure actuelle, sera remplacé par une liste des publications disponibles sur la plateforme électronique. De cette manière, il sera généré un ‘journal des publications’ électronique au format PDF (…) contenant les liens vers les documents déposés au format électronique, permettant de les ouvrir directement à partir du document au format PDF.» La publication des documents sera «automatique et immédiate», avec une date de dépôt en parfaite coïncidence avec la date de publication. Avec le Mémorial C, il faut attendre parfois quatre mois avant que des actes posés par les sociétés soient publiés. C’est ce que souligne le texte en tout cas.

Ces affirmations sur la longueur des délais entre la remise des actes par les notaires ou les fiduciaires et la publication officielle sont néanmoins à relativiser. Au milieu des années 2000, ces délais s’élevaient bien à quatre voire six mois. Mais l’amélioration de l’automatisation des procédures a permis de les réduire considérablement, en fonction, bien sûr, des variations saisonnières. Il y a des périodes où les sociétés publient davantage, comme à la saison des bilans, généralement au début du printemps. Les délais sont désormais passés entre trois et huit semaines selon les périodes, de rush ou non, avec une moyenne tournant entre quatre et cinq semaines.

Dans le même temps, les dépôts effectués par les sociétés ne cessent de progresser: entre septembre 2012 et septembre 2013, la hausse a dépassé 18% en moyenne. Pour les «gros mois», elle atteint 25%.

La pagination du Mémorial C est immuable avec ses 48 pages. Du coup, il en sort entre 13 et 14 par jour. L’obligation qui sera imposée, à l’avenir, à tous les fonds d’investissement répertoriés sur la place financière de s’immatriculer au Registre de commerce et des sociétés et de publier leurs actes – même si ces publications restent partielles en se contentant d’une «mention de dépôt», comme c’est déjà le cas des autres sociétés –, va décupler l’activité de la future plateforme Resa.

Le site internet Legilux, hébergeant actuellement «le Mémo», sera uniquement maintenu pour les archives des publications. C’en sera donc terminé du travail de saisie à la main, procédure qui est d’ailleurs devenue marginale puisque 93% des dépôts de documents relatifs à la «vie des sociétés» passent par le format électronique. La loi impose en outre, depuis le 1er janvier 2012, aux sociétés de procéder au dépôt de leurs comptes annuels par le canal électronique.

Tarifs en baisse, dommages en hausse?

Pour les entreprises, qui étaient tenues de déposer deux fois leurs actes – une fois au Registre, une autre au Service de la législation –, cette réforme est présentée comme du pain béni. Sur le plan financier, les autorités promettent «une diminution sensible» des prix, du fait de la simplification de la chaîne des intervenants. Exit, par exemple, l’imprimeur (cette étape n’existe déjà plus) et les petites mains nécessaires au réencodage des données à publier. Les tarifs de publication sont fonction du nombre de lignes publiées et varient de 15 euros, pour un acte sous seing privé, à 200 euros pour une publication statutaire de sicav. La refonte de la tarification devrait encore faire l’objet d’un règlement grand-ducal et d’un règlement ministériel.

Selon les indications du projet de loi et celles qui ont été fournies par Octavie Modert au Conseil de gouvernement (dans une note que paperJam s’est procurée), les frais de publication des statuts d’une société anonyme passeront de 100 à 15 euros, ceux d’une association sans but lucratif de 30 à 10 euros.

La fin du Mémorial C a aussi été «vendue» comme une bénédiction pour les caisses de l’État. La ministre avait indiqué, dans la fiche financière accompagnant en principe tout projet de loi, que le basculement sur la plateforme Resa ferait faire une économie de 4 millions d’euros par an. Or, la publication du Mémorial ne coûte pas d’argent à l’État, elle en rapporte, même si les bénéfices restent modestes. Personne ne semble savoir d’où provient ce calcul d’économie…

La disparition inéluctable du Mémorial C – on en parle depuis au moins 2009 – aura en revanche des conséquences sociales de taille, puisque Legitech, l’entreprise qui en assure actuellement la charge, sera amenée à licencier 15 personnes du jour au lendemain, lorsque le Resa deviendra opérationnel. Octavie Modert avait conscience du risque, comme le démontre la note au Conseil de gouvernement, faisant état de l’inconnue que Legitech faisait peser sur le cours de la réforme envisagée.

La société a signé un contrat avec l’État luxembourgeois pour gérer à sa place le Mémorial C, en principe jusqu’en 2016. Ce contrat sera-t-il honoré jusqu’au bout par l’État? La même «note Modert» évoque, en tout cas, le risque d’un procès en dommages et intérêts, que pourrait intenter Legitech.

Comme le signale le rapport annuel du Service central de la législation, le marché public, pour l’impression du Mémorial C et ses «travaux connexes», avait été renouvelé en 2008. Compte tenu des «exigences propres liées à la souveraineté nationale et à la fiabilité de l’édition», le marché fut conclu par soumission restreinte, sans publication d’avis. Le Service central de la législation relève, dans son rapport annuel 2012, que quatre entreprises luxembourgeoises correspondant aux standards définis avaient été contactées. Seule l’association momentanée Imprimerie centrale/Victor Buck, au sein de Legitech, avait présenté une offre. Le marché lui fut attribué pour huit ans, du 1er janvier 2009 au 31 décembre 2016.

Comme le Mémorial C était déjà en sursis en 2009 lorsque le marché négocié fut attribué, le cahier des charges prévoyait trois phases d’extinction progressive, dont les deux premières avaient un caractère obligatoire. Une première phase portait sur deux ans durant lesquels la publication se faisait «normalement»; une deuxième phase, également de deux ans, réduisait pour les sociétés les obligations de publication au Mémorial C aux seuls documents statutaires. Il devait suffire de faire connaître certaines informations à travers une simple mention de dépôt dans le journal officiel et de renvoyer ainsi les lecteurs à la consultation (payante) de ces informations sur la plateforme du Registre de commerce et des sociétés. C’est d’ailleurs déjà le cas, depuis plusieurs années, des comptes annuels des sociétés. Mais officiellement, on n’en serait seulement encore qu’à la première phase du processus.

De l’oubli de l’État au risque juridique

La troisième et dernière phase, revêtant un caractère facultatif et à intervenir au plus tôt quatre ans après le début de l’exécution du marché qui a démarré en 2009, programmait la suppression complète du Mémorial C. Par ailleurs, ce cahier des charges (qui était annexé à la note au Conseil de gouvernement) prévoit que le passage d’une phase à l’autre devait se faire avec un préavis de six mois. Démarche que le gouvernement a visiblement oubliée, puisqu’il n’y a pas eu de sa part de coupes dans les obligations de publication des sociétés.

«Legitech menacerait d’intenter un procès en dommages-intérêts contre l’État si l’on ne passe pas par le biais de la deuxième phase avant d’aborder la troisième phase. Ceci aurait pour effet pratique de retarder le passage à la troisième phase à 2016, soit au moment où le contrat parvient quasiment à son terme!», révèle la note datée du 20 septembre. On y décèle une certaine exaspération de son auteur à l’encontre du prestataire: «Legitech ne peut pas se plaindre d’avoir pu exécuter le marché pour l’ensemble des prestations (et avoir engrangé le revenu corrélatif) pendant quatre ans au lieu seulement des deux ans minimums garantis par le cahier des charges.»

Suivent dans la note des considérations qui ne tiendraient probablement pas la route devant un tribunal si le prestataire mettait à exécution ses menaces d’un procès en dommages et intérêts.

Ainsi lit-on que «si une lecture littérale du cahier des charges pourrait suggérer une succession chronologique des trois phases, il y a cependant des arguments de texte pour soutenir le contraire. En tout cas, l’intention des auteurs du cahier des charges (le ministère de la Justice avait été consulté sur ce point particulier par le Service central de la législation au moment de la rédaction du cahier des charges) était de garantir à la firme adjudicataire une activité complète par rapport au Mémorial C pendant deux ans et au moins une activité partielle pendant deux ans supplémentaires mais, pour le reste, de ne rien garantir au-delà des quatre premières années d’exécution du marché.»

En dépit du risque juridique, le gouvernement avait donné son feu vert à Octavie Modert pour déposer le projet de loi à la Chambre des députés. Reste une autre incertitude: celle du sort des 15 personnes actuellement sous contrat Legitech. Le basculement de Legilux vers le Resa et la mort du Mémorial C s’apparenteront-ils à un transfert d’activité de Legitech vers le Registre de commerce et des sociétés? Auquel cas, ce dernier aura l’obligation de reprise du personnel de l’ancien prestataire. À moins d’un compromis avec le nouveau gouvernement, cela promet de belles batailles judiciaires.

Recherche

Blocage sur les mots-clés

Le Mémorial C est consultable en ligne sur le site de legilux.lu (à partir de l’année 1996) mais il n’est pas soumis à indexation, à l’exception du sommaire. Ce qui empêche les recherches par mot-clé ou par nom, par exemple. Il n’y a pas d’explication logique à ces restrictions, sinon probablement d’ordre politique. On se souvient que le ministre sortant Luc Frieden avait clairement indiqué en 2002, lors du lancement commercial du Registre de commerce et des sociétés,les raisons «philosophiques» derrièrele verrouillage de la consultation par nom des administrateurs: pas question d’en faire un outil au service des journalistes fouineurs…

La Commission nationale pour la protection des données a pourtant autorisé l’indexation «intégrale, textes et tables» des Mémorial B et C à partir de 2009, ce qui devrait permettre, en principe, la recherche par mot-clé. Toutefois, cette consultation n’est pas disponible au grand public. «Les contraintes infrastructurelles liées à l’hébergement du portail ‘Legilux’ par le Centre des technologies de l’information de l’État (CTIE) n’ont pas encore permis de faire bénéficier, en ligne, l’usager des avantages d’une telle indexation», indique le rapport annuel 2012 du Service central de la législation.

En attendant que le CTIE fasse ses procédures de mise à jour, les moteurs de recherche sur internet de type Google «seront bloqués quant à leur accès direct à des données personnelles». V. P.