Roland Bastian: «Le simple fait que les États-Unis aient annoncé leur volonté de fixer de nouvelles taxes en mars a eu des effets perturbateurs sur le marché.» (Photo: Mike Zenari)

Roland Bastian: «Le simple fait que les États-Unis aient annoncé leur volonté de fixer de nouvelles taxes en mars a eu des effets perturbateurs sur le marché.» (Photo: Mike Zenari)

Monsieur Bastian, la santé du groupe s’est nettement améliorée depuis 2017. Comment cette tendance à nouveau positive se marque-t-elle au niveau des activités luxembourgeoises?

«Effectivement, les résultats semestriels présentés par le groupe en juillet étaient très bons. Ils sont liés à une bonne conjoncture au niveau mondial, surtout dans les aciers plats et dans le secteur minier. Mais la situation de la sidérurgie luxembourgeoise est pourtant un peu différente. Nous travaillons surtout dans les aciers longs, un secteur qui subit une situation concurrentielle très importante en Europe. La conjoncture économique globale nous permet de fonctionner à un bon régime, mais nous connaissons une pression sur nos prix de vente. Il faut donc se battre en permanence pour améliorer la qualité de nos produits, la productivité et la compétitivité.

Comment ressentez-vous les taxes fixées par les États-Unis sur l’acier européen?

«Nous sommes dans une situation de surproduction sur les aciers longs, et ces mesures ne nous facilitent évidemment pas la vie. Le simple fait que les États-Unis aient annoncé leur volonté de fixer de nouvelles taxes en mars a eu des effets perturbateurs sur le marché. Au niveau d’ArcelorMittal Luxembourg, les USA représentent 10% de nos exportations. Nous avons donc rapidement subi une contraction des ventes. C’est surtout vrai dans les ‘commodities’, donc pas dans les produits de niche à haute valeur ajoutée. Le deuxième trimestre a été compliqué, mais maintenant que les taxes sont appliquées, tout le monde connaît les règles du jeu et la situation se stabilise. Deux éléments ont joué en notre faveur et nous permettent de vivre avec cette nouvelle donne: l’augmentation des prix de l’acier aux États-Unis et le renforcement de l’euro par rapport au dollar.

L’Union européenne a pris des mesures de sauvegarde contre ce phénomène, mais les taxes ne sont imposées qu’au-delà d’un quota moyen calculé par produit.

Roland Bastian, head of country Luxembourg ArcelorMittal

On craignait aussi un afflux en Europe d’aciers originellement prévus pour le marché américain…

«C’est ce que l’on observe actuellement. Ça ajoute un niveau de concurrence supplémentaire, surtout dans l’Europe du Sud. L’Union européenne a pris des mesures de sauvegarde contre ce phénomène, mais les taxes ne sont imposées qu’au-delà d’un quota moyen calculé par produit. Le gouvernement américain, lui, ne respecte pas les mesures de l’Organisation mondiale du commerce. Il décide de nouvelles taxes et les applique d’emblée dès la première tonne livrée. En tant qu’ArcelorMittal, nous plaidons pour un libre-échange total avec des concurrents pratiquant les mêmes règles du jeu. Ce qui se passe aux États-Unis, c’est que les sites qui ne sont pas productifs vont quand même pouvoir relancer leur production, alors que les consommateurs sont à la recherche d’alternatives, les prix de l’acier ayant augmenté suite à ces taxes. Tout cela empêche le développement d’une situation concurrentielle équitable.

Le dumping des produits chinois en Europe reste d’actualité?

«Oui, mais surtout dans les produits à haute valeur ajoutée où les marges bénéficiaires sont suffisamment élevées pour se permettre de les transporter sur de longues distances. À ce niveau, ça reste de la concurrence déloyale via des productions subventionnées. Nous avons donc ouvert un dossier anti-dumping en avril dernier sur cette question. La Chine a fait des efforts pour réduire sa production, mais sa capacité est encore de 1,1 milliard de tonnes, alors que la production mondiale est de 1,6 milliard, dont la moitié vient de Chine.

Dans ce contexte international, comment voyez-vous la situation évoluer pour les unités basées au Luxembourg?

«Au niveau mondial, les analystes envisagent une croissance de 3 à 4% des ventes d’acier. En Europe, on parle d’une augmentation apparente de 2 à 3%. Cela fait quelques années que la demande augmente en Europe, mais malheureusement elle a toujours été couverte par des importations. Les producteurs européens n’ont donc pas pu développer leurs volumes. Pour en venir au Luxembourg, nous avons investi 200 millions en cinq ans. Nous avons notamment investi deux fois 35 millions dans deux grands projets: la modernisation du finissage sur les sites de Belval et Differdange. Cela nous a permis d’augmenter les volumes, la qualité et la productivité. Nous allons poursuivre les investissements dans d’autres usines. Ils seront d’un ordre de grandeur moins important, mais permettront d’améliorer des procédés, notamment dans la digitalisation de nos outils de production.

La hausse de la demande en Europe ces dernières années est couverte par des importations.

Roland Bastian, head of country Luxembourg ArcelorMittal

Vous redescendez peu à peu dans le classement des plus gros employeurs du pays. C’est une tendance inéluctable pour une entreprise comme la vôtre?

«Effectivement. En 1974, 28.000 personnes étaient employées dans la sidérurgie au Luxembourg. Aujourd’hui, on parle d’un ordre de grandeur de 4.000 postes. Nous avons donc fait notre travail. Quelque part, la situation est plus saine, le pays dépend moins de la sidérurgie.

L’emploi aura encore tendance à se réduire?

«À l’époque, nous fabriquions une série de produits à faible valeur ajoutée, ce qui n’est plus le cas au Luxembourg. Nous disposons d’outils très modernes pour des productions à haute valeur ajoutée et vendues à des prix raisonnables. Notre plan stratégique prévoit une hausse des volumes, il n’est donc pas dans notre intention actuellement de réduire notre personnel. Même si on ne peut jamais exclure des besoins d’améliorer la productivité. Nous avons encore du potentiel d’automatisation dans nos usines qui pourraient entraîner à l’avenir des réductions de personnel. Chaque entreprise doit toujours veiller à améliorer sa productivité pour survivre dans un marché concurrentiel. Je rappelle quand même que nous restons le premier employeur industriel.

Comment vous positionniez-vous par rapport au débat sur la croissance qualitative?

«Une entreprise doit croître, sinon elle rétrograde. Je vois mal comment ce discours peut tenir la route dans le futur. Nous sommes aussi de plus en plus nombreux en tant qu’êtres humains, il faut donc créer de l’emploi. Ceci dit, je suis favorable à une croissance contrôlée. Elle doit être réfléchie. Mais je vois mal notre économie fonctionner sans croissance.

Nous aurions préféré voir la Commission européenne soutenir un industriel européen fort face à la concurrence mondiale.

Roland Bastian, head of country Luxembourg ArcelorMittal

Le dossier de la vente de Dudelange va pouvoir avancer, suite à un accord récent entre ArcelorMittal et le gouvernement italien. Ce déblocage est une bonne chose pour ArcelorMittal Luxembourg?

«Je pense que l’acquisition d’Ilva par notre groupe est une très bonne chose. Son potentiel est très important. Malheureusement, l’Union européenne nous a obligés à céder différentes usines, dont celle de Dudelange, pour des raisons de position dominante. Nous le regrettons. C’est une vue strictement européenne, alors que l’acier se négocie aujourd’hui au niveau mondial. Nous aurions préféré voir la Commission européenne soutenir un industriel européen fort face à la concurrence mondiale.

C’est regrettable, mais nous devons vivre avec. Le processus est en cours, et tant qu’il n’est pas clôturé, nous ne tenons pas à nous étendre plus sur ce sujet. Nous gérons ce dossier en étroite collaboration avec les représentants du personnel, et l’usine continue à fonctionner tout à fait normalement. De toute manière, ce site doit continuer à bien fonctionner. S’il disparaissait, les règles de concurrence seraient faussées. D’un autre côté, nous n’avons plus la main: un administrateur indépendant a été nommé et assure désormais la gestion quotidienne du site.

Vous espérez une vente à quelle date?

«Selon les règles européennes, elle devra impérativement se faire avant le 31 décembre de cette année. Et ça se fera.

La situation sera plus compliquée pour vous avec un concurrent direct supplémentaire?

«Dudelange est le seul site au Luxembourg à produire des aciers plats. Nos autres unités luxembourgeoises ne sont donc pas en concurrence. Mais ce ne sera pas le cas pour les sites de Florange et Dunkerque en France, ou Gand en Belgique.

Tout doit tourner autour de ce que j’appelle les 4 ‘E’: économie, emploi, énergie et environnement.

Roland Bastian, head of country Luxembourg ArcelorMittal

Si vous aviez une chose à demander au futur gouvernement, ce serait quoi?

«Le plus grand problème, selon moi, est le manque de personnel qualifié dans le domaine technique. Des artisans en mécanique aux ingénieurs, c’est devenu un facteur qui risque de nous limiter dans notre développement. Le gouvernement doit, avec notre collaboration, trouver de nouvelles pistes pour guider les jeunes vers les filières techniques et l’artisanat. La situation commence vraiment à devenir critique. Notre métier se développe grâce à l’innovation, mais il faut les talents qui vont avec.

Et de manière plus générale, à quoi demanderiez-vous aux futurs élus d’être attentifs?

«Tout doit tourner autour de ce que j’appelle les 4 ‘E’: économie, emploi, énergie et environnement. Au niveau du développement économique, nous devons veiller à favoriser le libre-échange, au niveau des produits comme des personnes. Il faut aussi diversifier correctement les activités au Luxembourg entre secteur industriel et tertiaire, et développer un environnement fiscal qui permet à tous les acteurs d’investir, notamment dans la recherche. Au niveau de l’emploi, j’ai déjà parlé du problème de la qualification. Un autre souci est le compte épargne-temps, dont on parle désormais pour le secteur privé. Je suis bien d’accord qu’il faut accorder des facilités aux salariés, mais la flexibilité ne doit pas non plus être totalement assumée du côté de l’entreprise. Ce sont des charges financières et une complexification de l’organisation dans son ensemble. Nous ne nous opposons pas à la flexibilité, mais dans certaines limites. Et l’employeur doit aussi pouvoir en bénéficier si son activité varie au cours de l’année.

Restent deux «E»…

«Le coût de l’énergie est à nouveau devenu important. Dans ce coût intervient aussi une quote-part de quotas CO2. Nous demandons au gouvernement de nous soutenir dans les limites légales par rapport aux frais de CO2 qui sont une charge supplémentaire, ainsi qu’au niveau de projets visant l’efficacité énergétique. Enfin, en termes d’environnement, nous avons une approche d’entreprise responsable qui soigne son impact environnemental. Nous sommes conscients que nous devons améliorer notre rapport à l’environnement, mais les obligations que l’on nous impose au travers de différentes législations doivent rester pragmatiques et tenir compte de la technologie disponible actuellement. Nous aimerions que l’on tienne compte de ces mesures au niveau de notre situation financière et concurrentielle.»