Monsieur Santer, quel regard portez-vous sur la situation générale du Luxembourg?
«Je tiens tout d’abord à préciser que je n’interfère en aucune manière dans la politique partisane. Je constate que le Luxembourg a bien relevé un certain nombre de défis qui se sont présentés à lui après la crise de 2008 qui a chamboulé tout le système économique, social et financier en Europe. Le pays a été touché, mais je suis très heureux que les décisions alors prises par le gouvernement aient servi à sortir le Luxembourg de cette crise. Bien sûr, il a fallu augmenter notre dette publique, mais c’est aussi l’emploi de la dette publique qu’il faut analyser: cela a permis de sauver deux grandes banques luxembourgeoises. Je n’imagine pas quelle serait la situation du pays ni de l’État si le gouvernement d’alors n’avait pas agi ainsi. C’était une urgence et la décision prise a demandé à la fois du courage et de la clairvoyance de la part de Luc Frieden (alors ministre des Finances, ndlr).
Depuis, le pays s’est consolidé et ces politiques ont porté leurs fruits. À charge pour le gouvernement actuel d’en faire bon usage. Mais encore une fois, il n’est pas de mon rôle de commenter l’action du gouvernement.
Avez-vous néanmoins le sentiment que le «métier» de Premier ministre est plus compliqué à exercer aujourd’hui qu’il y a 20 ans?
«Je répondrai en disant que si on considère le pays depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on peut identifier des périodes de plus ou moins 25-30 ans au cours desquelles il y a eu des changements structurels qui ont amené à devoir réorienter la politique économique et sociale du pays. Nous avons eu la période de reconstruction juste après la guerre, puis les ‘Golden Sixties’ où la sidérurgie était au zénith et l’Arbed considéré comme étant un État dans l’État. Il y a ensuite eu la crise sidérurgique et économique de la fin des années 70 que le gouvernement d’alors a dû gérer.
Je suis devenu ministre des Finances en 1979 et ce fut la période la plus dure que j’ai eu personnellement à franchir, avec la dévaluation du franc luxembourgeois en 1982 et tous les problèmes qui en découlaient. Il fallait consolider la place financière qui n’était pas encore mature et il fallait engager une diversification économique et industrielle. C’est aussi passé par une forte réduction de la dette publique et une réforme du système de sécurité sociale en 1983, qui ont contribué à bien sortir de cette crise.
Il y a eu ensuite la chute du mur de Berlin et l’avènement d’une nouvelle donne économique et européenne, avec l’éclosion de nouvelles démocraties dans l’Est.
Il s’annonce maintenant une nouvelle période, pas uniquement sur le plan national, mais aussi en Europe. Il faut voir dans quel sens nous marchons et je formule mes meilleurs vœux pour que, comme par le passé, nous arrivions à valoriser toutes les potentialités qui sont dans ce petit pays.
Clairement, nous nous sommes émancipés. Et nous sommes perçus pour cela à l’étranger. Nous n’avons pas attendu le nation branding pour le faire. Nous avons très tôt senti qu’il fallait être plus multipolaire dans l’action. Et nous avons réussi à le faire.
Il nous faut être à la fois compétitifs et innovateurs.
Jacques Santer, ministre d’État honoraire
Vous avez donc confiance dans l’avenir du Luxembourg?
«Les perspectives sont bonnes, à condition bien entendu que soient menées des politiques également clairvoyantes et perspicaces, qui puissent avoir du succès. Il nous faut être à la fois compétitifs et innovateurs, et cela nous a plutôt réussi jusque-là. Cela vaut d’ailleurs au pays une certaine reconnaissance vis-à-vis de l’extérieur. J’ai toujours considéré le Luxembourg comme un grand laboratoire, où on peut tout observer et beaucoup plus facilement, et aussi avoir un vrai consensus avec l’ensemble de la société civile. C’est essentiel.
Je me rappelle très bien, et j’en suis fier, d’avoir été le premier à introduire le principe de cogestion dans les entreprises, avec comités mixtes. Ce n’était pas facile! Nous l’avons fait en 1973, et cela a constitué le fondement même du modèle luxembourgeois. Nous n’aurions jamais pu, par la suite, créer la tripartite. Même si ce modèle luxembourgeois a évolué, le fondement reste le même.
Souvenons-nous que nous avons réussi à gérer la crise sidérurgique sans qu’il y ait la moindre grève, alors qu’il y en eut, par exemple, au moment de la dévaluation du franc. Pourquoi? Parce qu’il y a eu une réelle prise de responsabilités de la part des dirigeants syndicaux engagés. Les négociations n’ont pas toujours été faciles, mais une fois qu’une décision était prise, elle était respectée et on pouvait aller de l’avant. Rien ne serait plus grave pour un petit pays comme le nôtre que des dissensions internes, que ce soit dans les domaines économique, social ou culturel.
Quel message politique souhaiteriez-vous véhiculer auprès des plus jeunes générations?
«Il est essentiel que les jeunes s’intéressent davantage aux affaires politiques. C’est leur avenir qui en dépend! Je suis très heureux de voir que les jeunes s’engagent dans des ONG, mais ils doivent aussi s’engager sur le plan politique. Les deux vont ensemble. Il est important que les jeunes générations montantes aient leur mot à dire en politique…
Quelle est la plus grande fierté que vous retenez dans votre carrière?
«Je pense que c’est le constat qu’à chaque phase de ma vie et de ma carrière, j’ai toujours réussi à laisser quelque chose de durable. Que ce soit le système de cogestion des entreprises, le fait d’avoir été le premier président du CSV pendant l’opposition, puis d’avoir ramené Pierre Werner comme Premier ministre; la gestion de la crise sidérurgique puis le développement de la place financière; mais aussi une dimension plus culturelle avec le Mudam. C’est toujours une grande satisfaction de voir que de telles choses restent…
Rien ne serait plus grave pour un petit pays comme le nôtre que des dissensions internes.
Jacques Santer, ministre d’État honoraire
Et votre plus grand regret?
«Ma chanson préférée, c’est celle d’Édith Piaf: ‘Non, rien de rien, non je ne regrette rien’. Mais je dois quand même concéder que l’un de mes plus grands regrets est d’avoir perdu mon épouse trop tôt.
La fin précipitée de votre mandat de président de la Commission européenne n’entre-t-elle pas dans cette catégorie des regrets?
«Sur le moment, oui, forcément, ce fut une déception. Surtout pour la Commission elle-même qui a dû démissionner à cause d’un seul de ses commissaires. Heureusement, nous arrivions en fin du mandat et tout le monde était OK pour le faire. Mais il faut aussi voir le bon côté des choses: suite à cela, le mode de gouvernance a été modifié et mes successeurs ont alors eu la possibilité de ‘démissionner’ des commissaires. D’ailleurs, José Manuel Barroso ne s’en est pas privé (il avait ainsi, en 2012, poussé vers la sortie le commissaire maltais John Dalli, impliqué dans une affaire de trafic d’influence présumé lié à l’industrie du tabac, ndlr).»