Anne-Catherine Ries: «Je suis passionnée par ce que je fais. J’aime travailler avec des gens qui m’inspirent et j’aime aider des gens qui méritent d’être aidés. Parce qu’il y a des gens fantastiques avec des idées géniales tout autour de nous.» (Photo: Patricia Pitsch / Maison Moderne)

Anne-Catherine Ries: «Je suis passionnée par ce que je fais. J’aime travailler avec des gens qui m’inspirent et j’aime aider des gens qui méritent d’être aidés. Parce qu’il y a des gens fantastiques avec des idées géniales tout autour de nous.» (Photo: Patricia Pitsch / Maison Moderne)

Madame Ries, vous considérez-vous comme une «intrapreneuse» à la tête de Digital Lëtzebuerg?

«On s’est toujours vu un peu comme une cellule de business development pour le pays. À la base, le Service des médias et des communications du ministère d’État (duquel dépend Digital Lëtzebuerg, ndlr) était prévu pour accompagner les projets SES et RTL. Lorsque j’ai rejoint le service, internet arrivait au même moment et nous en avons vu tout le potentiel. Nous avons fait nos preuves en attirant de gros acteurs comme Amazon ou Paypal. À travers eux, on a découvert quelles pièces du puzzle digital étaient manquantes. Eux voyaient les manques et on essayait de les combler. Au début, c’était au niveau des infrastructures ICT qui étaient une condition sine qua non pour leur installation. La deuxième pièce manquante, c’était vraiment les compétences, comment les attirer au Luxembourg et comment obtenir un écosystème entre start-up et gros acteurs de la Place. Plus on travaillait là-dessus, plus on a réalisé ce qui nous manquait. Digital Lëtzebuerg est une suite logique de ce que nous avons fait pendant les dix dernières années. Au moment où l’actuel gouvernement est arrivé, une coalition de trois partis différents, le digital a été mis comme priorité jusqu’au niveau du Premier ministre. La volonté politique est là, mais c’est chaque ministre qui s’inscrit dans cette mouvance digitale.

Pourquoi une approche transversale plutôt que centralisée?

«Nous avions essayé l’approche centralisée il y a 15 ans avec e-Lëtzebuerg, mais elle a eu du mal à s’imposer. Le digital, chacun doit se l’approprier. Nous avons appris de nos échecs. Aujourd’hui, le digital fait partie de tous les portefeuilles ministériels. Or, il nous faut le soutien politique pour mener à bien ce projet collaboratif.

Le Luxembourg est un pays qui doit miser sur la modernité. On est contraint de toujours se réinventer parce qu’on n’a plus de ressources naturelles ou d’industrie lourde sur lesquelles on peut uniquement se reposer. Mais c’est là aussi notre force, car ce virage digital, il faut le réussir. Cela a déjà été reconnu par le gouvernement précédent, mais la manière de travailler en transversal et de façon collaborative a été encore plus la marque de ce gouvernement-ci. Faire marche arrière ne sera pas une option.

À la différence de ce qui se pratique justement en Finlande ou en Suède, par exemple, où la transformation numérique de la société a été confiée depuis cinq ans à un ministre du Futur, pourquoi pas de ministère?

«C’est une question que l’on me pose souvent. On a beaucoup regardé les modèles d’autres pays, entre le ministère du Numérique et du Futur, avec un ministre en charge de la Transition numérique. Nous pensons que le modèle que nous avons maintenant est un modèle qui fonctionne. Nous y croyons beaucoup. C’est porté par le Premier ministre, certes, mais la méthode se fait sur un modèle collaboratif: le digital doit transpirer dans tous les portefeuilles ministériels. Je ne crois pas du tout à la centralisation et le ‘ top-down ‘, parce que dans ce cas, c’est une priorité juste pour cette cellule-là et les autres ministères ne se sentent pas concernés.

Comment cette tâche de coordination de la stratégie digitale s’est-elle présentée dans votre carrière?

«Je suis juriste de formation, je travaillais en cabinet d’avocats, mais spécialisée en droit de l’informatique, des nouvelles technologies et des télécoms. Mon aspiration n’était pas du tout d’aller travailler pour l’État, mais c’était difficile de refuser une telle opportunité. Il se trouvait que l’État était l’employeur, mais c’était le poste qui m’intéressait par rapport à ma formation. Mais finalement, travailler pour la chose publique est venue comme la cerise sur le gâteau.

Ce n’est pas quelque chose auquel j’avais pensé en acceptant le poste. Je pensais acquérir de l’expérience et retourner dans le privé, mais au Luxembourg, on peut vraiment changer les choses, car les idées ou les projets qu’on porte ont un impact dans la réalité. Travailler et avoir des résultats pour une collectivité plutôt que pour les intérêts d’une société privée est pour moi très motivant. J’ai la chance de faire ce que j’avais envie de faire, le lien entre juridique et technologique, dans un domaine qui ne cesse de changer tous les jours.

Aujourd’hui, si je peux transmettre ma passion, c’est fantastique

Anne-Catherine Ries, Digital Lëtzebuerg

Est-ce que vous avez envisagé de faire de la politique de manière active? 

«Clairement pas. J’ai la chance de pouvoir contribuer, à mon humble niveau, à la chose publique. J’ai toujours pu travailler avec tous les ministres de différents gouvernements avec le même soutien et le même enthousiasme. J’espère pouvoir continuer à le faire de mon poste, sans devoir adhérer à un parti politique. 

Peut-on parler de ‘style ‘Anne-Catherine Ries en matière de management?

«Je suis passionnée par ce que je fais. J’aime travailler avec des gens qui m’inspirent et j’aime aider des gens qui méritent d’être aidés. Parce qu’il y a des gens fantastiques avec des idées géniales tout autour de nous, et si j’ai la chance de pouvoir faciliter leurs projets, je trouve que j’ai le plus beau métier du monde.

Qui vous inspire?

«Sincèrement, plein de gens m’inspirent au quotidien. J’ai eu la chance de travailler avec des gens qui ont cru en moi. Aujourd’hui, si je peux transmettre ma passion, c’est fantastique.

Comment vous assurer, en tant que leader du projet, que les autres suivent le rythme?

«C’est une question de visibilité des projets, chacun doit s’y retrouver. D’où la complexité de la communication autour de Digital Lëtzebuerg. On peut faire naître des projets, en soutenir d’autres, mais on ne peut pas tous les centraliser. Par exemple, l’initiative fintech était clairement une priorité identifiée par Digital Lëtzebuerg. Mais notre méthode était de trouver une personne compétente, en l’occurrence Nicolas Mackel (CEO Luxembourg for Finance depuis 2013, ndlr), qui a lancé tout le processus de sensibilisation, et qui a finalement abouti à la création de la Lhoft. C’est désormais la plaque tournante du sujet. Une fois lancé, notre rôle est plus en retrait. En raison de notre approche décentralisée, il faut laisser les acteurs porter la visibilité du projet. C’est comme des graines que l’on sème: il faut trouver quelqu’un pour les arroser.

L’arsenal législatif luxembourgeois est-il adapté à une société numérique?

«Tout change très rapidement: l’avantage de Digital Lëtzebuerg, c’est qu’on peut trouver des sujets où nous estimons qu’il est urgent d’agir. Au niveau législatif, on travaille beaucoup avec les entreprises à la pointe de l’innovation, qui identifient elles-mêmes les failles. En tant que fonctionnaire, il faut éviter de réfléchir dans notre coin à un cadre attractif en matière de digital. Lorsque cela a été fait comme ça, ça n’a pas toujours nécessairement bien pris. Il faut toujours être sur le terrain, être à l’écoute, par exemple des start-up qui peuvent pointer du doigt ce qui ne va pas. Nous avons les moyens d’agir là-dessus et parler avec les personnes compétentes.

Le volet protection des données numériques est très important pour nous, car nous ne voulons pas d’une société où les données personnelles ne sont pas protégées. Personne ne veut d’une société où les individus n’ont plus aucun droit, où la vie privée n’existe plus. Dans les différents domaines, les innovations sont souvent le résultat d’expérimentations sur le terrain. Il ne s’agit pas forcément d’être en avance, mais il est important de pouvoir réagir très rapidement.

Vous êtes donc aussi une cellule de recherche en matière de législation? 

«L’une de nos priorités est en effet de créer un cadre légal attractif pour l’économie des données (data regulation). Nous essayons de voir comment améliorer le lien entre législation et technologies. Il y a l’open data, la protection des données personnelles, mais il y a aussi la regtech, la compliance, tant au niveau du secteur financier que de la cybersécurité. Cela engendre énormément de frais. La technologie pourrait aider à réduire les charges administratives en matière de compliance. La CNPD (Commission nationale de protection des données, ndlr) travaille avec nous sur un projet regtech: un outil mis à disposition des entreprises pour qu’elles puissent évaluer leur niveau de protection des données personnelles. Pour aider les PME à faire face à la législation en matière de protection des données, on a aidé la CNPD à financer un projet innovant en partenariat avec le List pour que la technologie aide à la compliance régulatoire.

Nous avons également un projet avec le Service central de législation qui permet d’extraire des métadonnées et utiliser l’intelligence artificielle dans la légistique.

C’est-à-dire de voir comment les textes de loi sont interreliés. Parfois, les entreprises sont contraintes par un texte de loi, alors qu’un autre texte leur imposera exactement le contraire. Les technologies peuvent nous aider à pointer du doigt des contradictions éventuelles ou des anachronismes. C’est toujours réalisé en collaboration avec un partenaire fort dont c’est le métier. Au démarrage, il faut vraiment un allié pour faire décoller des projets innovants. Nous nous voyons comme cet allié, grâce à des aides financières ou à nos compétences. Ou parce qu’on a une idée et qu’on pense qu’il faut la leur soumettre, dans un esprit toujours collaboratif. 

Vous devez toucher des acteurs, qu’il s’agisse des PME, des ministères, des communes. Certains doivent être un peu plus réticents, non?

«Le défi, c’est d’avancer vite dans les priorités qu’on s’est données, mais sans oublier qu’il faut continuer en même temps la sensibilisation, car le décalage est parfois énorme. Il faut combattre les craintes d’une certaine frange de la population face à la digitalisation de la société. Dans le volet éducation, nous avons des cibles très diverses: à la fois développer ou attirer les spécialistes ICT que sont les chercheurs ou les doctorants, mais aussi les enfants, les chômeurs, les PME. Ce sont des cibles différentes avec des actions différentes. Le ministère du Travail a lancé Luxembourg Digital Skills Bridge, un projet très important pour aider à combattre les craintes des gens qui ont peur de perdre leur emploi à l’avenir par exemple. On parle de fonctions qui changeront, pas de baisse d’emplois. Par exemple, un chauffeur de bus à l’heure des véhicules sans chauffeur sera probablement toujours dans le bus. Mais sa fonction sera différente. Même chose pour les médecins ou les infirmières qui auront peut-être moins de tâches techniques de routine, mais qui pourront passer plus de temps à soigner leurs patients. Les emplois vont changer, mais c’est très bien, car certaines tâches sont éprouvantes, autant qu’elles évoluent. On espère que les positions évoluent pour que les interactions humaines reviennent au centre des préoccupations, car on ne peut pas remplacer l’humain.

Au-delà de l’aspect économique, c’est l’esprit d’innovation, d’enthousiasme qu’on essaie d’instiller dans le pays

Anne-Catherine Ries, Digital Lëtzebuerg

Pensez-vous que le Luxembourg est prêt pour ce changement sociétal? Entre une volonté du gouvernement et un côté un peu conservateur du pays, comment peut-on réconcilier les deux? 

«Quand je regarde ce qui est en train de se faire, le pays n’est pas celui que j’ai connu il y a 15 ans. La start-up nation, ce n’est encore certes qu’une petite bribe en termes de PIB, mais ce n’est pas que ça. Les start-up, c’est l’esprit d’entreprise, ne pas avoir peur de l’échec.

C’est quelque chose qui faisait défaut au Luxembourg. Au-delà de l’aspect économique, c’est l’esprit d’innovation, d’enthousiasme qu’on essaie d’instiller dans le pays. Et quand on voit le nombre d’incubateurs qui se sont ouverts au cours des dernières années, je trouve que les choses bougent énormément. Il y a, en plus des incubateurs publics, de plus en plus d’initiatives privées. Les grands acteurs jouent aussi leur rôle, comme Vodafone, qui est un bel exemple avec son Tomorrow Street, le mélange d’acteurs traditionnels avec l’environnement start-up. C’est encourageant.

Le rôle de l’université est également primordial. Elle n’a que dix ans. L’université est pour moi synonyme de richesse et de dynamisme, car on rapatrie cette génération de jeunes de 18-25 ans qui, auparavant, n’étaient pas au pays, et pas seulement des couples avec enfants qui cherchent la quiétude d’une vie de famille. Le fait qu’on garde ces jeunes au pays est vraiment important et encourageant, cela va pousser ce changement de mentalité. 

Comment peut-on arriver à une société qui pense et agit en ’digital by default ‘?

«Le 'digital by default', c’est un gros chantier pour le ministère de la Fonction publique et de la Réforme administrative (MFPRA). C’est plus facile dans un pays comme l’Estonie, où il n’y a pas de bagage d’historique, et qui pouvait tout commencer d’une page blanche. Ici, il faut accompagner et continuer à faire fonctionner le système tout en le modifiant, c’est nettement plus compliqué. Il faut moderniser avant de digitaliser. Simplifier, puis numériser. Si on numérise un vieux dinosaure, c’est juste un dinosaure très cher. Il faut d’abord le transformer et revoir ses processus. C’est tout l’intérêt du programme Einfach Lëtzebuerg, lancé par le MFPRA, et qui a permis d’avancer énormément. Aujourd’hui, la plupart des démarches administratives peuvent se faire en ligne, et le taux d’utilisation a considérablement augmenté. Si on pouvait tout refaire et partir de zéro, ça serait plus facile, bien sûr.

Cette interview se poursuit dans une seconde partie.