Dans la Libye en guerre civile, les factions s’affrontent jusque devant les tribunaux britanniques et même luxembourgeois pour récupérer le trésor que l’ancien dictateur Mouammar Khadafi avait placé à l’étranger avec l’argent des pétrodollars à travers plusieurs fonds souverains. Le plus important, Libyan Investment Authority (LIA), et ses milliards de dollars, constitué en 2006, fit l’objet d’un embargo de l’Onu en 2011, après la mort du colonel Khadafi et l’état chaotique du pays. À l’image d’une Libye divisée, avec d’un côté le gouvernement de Tobrouk, reconnu par la communauté internationale (à l’exception de la Turquie, du Soudan et du Qatar) et d’autre part le gouvernement de Tripoli, proche idéologiquement des Frères musulmans, LIA est aussi en proie à des intérêts rivaux. Le fonds souverain, qui revendique désormais, après une gestion controversée par ses anciens dirigeants, une gouvernance aussi exemplaire que celle du fonds souverain norvégien, présenté comme le «géant de l’éthique», continue d’investir à travers ses filiales qui sont hors du champ de l’embargo onusien. Selon son site internet «officiel», LIA détient 67 milliards de dollars d’actifs (chiffre arrêté fin 2012 par le cabinet Deloitte) et contrôle plusieurs filiales: la Société étrangère libyenne d’investissement (Lafico), le Libya Africa Investment Portfolio (LAP), le portefeuille à long terme (LTP), le Groupe Oilinvest et le fonds «local» LLIDF.
Malgré la crise politique et le fait qu’une partie importante de ses actifs reste gelée en raison des sanctions du conseil de sécurité de l’Onu, LIA trouve encore des ressources pour investir en Europe. Et le Luxembourg, caractérisé par des prix toujours haussiers, figure sur son terrain de chasse. L’été dernier, LIA a mis dans ses filets un immeuble de 4.000 mètres carrés de Capellen, l’Ivy Building, qui était une copropriété du Luxembourgeois Nicolas Buck et de son partenaire historique, le Belge Renaud Jamar de Bolsée. La vente de l’immeuble aux Libyens, passée par la société Ivy Investments (deux mois après l’achat, elle fut absorbée par Lux Re Securitization, société de titrisation ayant son siège chez Experta, filiale de la Banque internationale à Luxembourg) a pu être réalisée grâce à la Bil, qui avait joué les bons offices entre l’acheteur de LIA (ou de ses satellites) et les vendeurs. «Les Libyens ne seraient jamais tombés sur nous sans la banque», confirme Nicolas Buck à Paperjam qui salue leur sens «remarquable au niveau du business (…) en dépit d’un État en déconfiture.»
L’homme qui fut au cœur de cette transaction s’appelle Abdulfatah Enaâmi. Âgé de 52 ans, originaire de Tripoli, il est présenté comme le responsable des investissements immobiliers européens de LIA, bien que son rattachement direct au fonds souverain fasse planer des incertitudes. Cadre historique de LIA dont il avait pris les rênes des portefeuilles en 2008, ex-directeur des investissements de la Libyan Arab Foreign Bank (filiale de la banque centrale libyenne), Enaâmi est décrit comme un proche d’Abdulmagid Breish avec lequel il avait travaillé à la First Energy Bank, banque du Barheïn aux capitaux partiellement libyens.
Breish, c’est surtout celui qui a dirigé LIA à partir de juin 2013, lorsque la Libye n’avait encore qu’un seul gouvernement. La proximité de Breish et d’Enaâmi aurait permis à ce dernier de sauver son poste début 2014 après la mise en cause de la gestion du fonds libyen par des traders de banques internationales comme Goldmann Sachs ou la Société Générale, qui auraient vendu des produits financiers toxiques et fait perdre des milliards de dollars à LIA, encore du temps de Khadafi. En novembre 2014, selon son site internet «officiel», où le nom d’Enaâmi n’apparaît pas, pas plus que celui de Breish, LIA a relocalisé ses opérations administratives et d’investissement «vers un siège temporaire à Malte». L’été dernier, deux clans rivaux revendiquaient encore le contrôle de LIA, alors que le contrat avec Ivy était signé, et s’affrontaient par presse interposée, mais aussi devant les tribunaux, notamment à Londres. L’un lié au «gouvernement de Tobrouk», à l’est du pays, composé d’anti-islamistes, d’anciens khadafistes et de libéraux; et l’autre, à l’ouest, appartenant au «gouvernement de Tripoli», dominé par les Frères musulmans et soutenu par le Qatar, actionnaire à 90% de la Bil, aux côtés de l’État luxembourgeois, détenteur des 10% restants.
Nommé par Tobrouk à la tête du fonds, Hassan Bouhadi, un ingénieur quadragénaire formé à Londres, se présentait en août dernier dans le magazine Forbes comme le «vrai patron de LIA». Son rival Abdulmajid Breish lui contestait sa légitimité. Il avait été nommé en juin 2013, puis suspendu en raison de sa collaboration supposée avec le gouvernement de Khadafi, mais il avait contesté son éviction et avait eu gain de cause lors d’un procès en appel. Il fut alors rétabli à son ancien poste, occupé entretemps par Bouhadi. Car dans l’intervalle, le pays avait été coupé en deux. La confusion au sein de la gouvernance du fonds libyen est donc à la mesure de celle qui règne dans le pays avec ses deux gouvernements parallèles. Cette confusion se retrouve aussi au Luxembourg, où une autre transaction immobilière est intervenue au printemps 2014 et dans laquelle on retrouve à peu près les mêmes acteurs: la Bil, pour l’intermédiation et Abdulfatah Enaâmi.
Le champ de tir du Libyen s’est déplacé sur le quartier montant de la périphérie de la capitale, la Cloche d’Or et son bâtiment Goldbell. Ce dernier abritait depuis 2003 et jusqu’à récemment le Parlement européen avant qu’il n’emménage au Kirchberg en attendant la livraison du BAK. Mais le contrat de bail à la Cloche d’Or court jusqu’en 2017.
Le Goldbell fut jusqu’il y a deux ans la propriété de Wagner Management, une société de la famille d’Aloyse Wagner, fondateur du groupe éponyme et gros client de la Bil. La détention passait par la société Sunningdale Properties 2 à Luxembourg. Le Parlement européen a versé en 2013 à cette société, selon la liste publique des «Marchés immobiliers attribués», un montant de 13,645 millions d’euros au titre de la «négociation (d’un) avenant N.2 au contrat de bail bâtiment Goldbell». En 2014, avant que la Banque centrale européenne n’entame ses stress tests des banques systémiques en Europe dont la Bil fait partie, Sunningdale passe dans les mains de la société Lux Real Estate Income 1. On retrouve le nom d’Enaâmi à la présidence de ces deux sociétés. Il n’est pas clair toutefois que ce soit lui qui ait négocié directement avec les dirigeants de Wagner la vente de l’immeuble de la Cloche d’Or. Interrogé par Paperjam, un des proches de la transaction assure avoir vendu à une société liée à la Bil, ignorant tout de l’acheteur libyen. Contactée à son tour par Paperjam, la banque n’a pas souhaité commenter la transaction ni ses détails, mais assure ne pas en être le proriétaire.
L’eurodéputé allemand Fabio De Masi, un des bouillonnants membres de la commission taxe, va s’intéresser au deal avec les Libyens de LIA, sous embargo onusien, en novembre 2015, en interrogeant le bureau des questeurs sur l’identité du propriétaire auquel le Parlement verse des millions d’euros par an. Il est baladé pendant des mois dans les méandres de l’administration européenne, avant de recevoir le 22 janvier dernier une lettre signée par Martin Schulz, le président du Parlement européen, que Paperjam révèle en exclusivité. Schulz y explique qu’en 2014, la direction générale des infrastructures et de la logistique (DG INLO) est informée du changement de propriétaire. Le Parlement européen attendra toutefois jusqu’en juillet 2015 pour s’enquérir de l’identité des propriétaires derrière Lux Real Estate Income (LREI). La société d’investissement aurait sa propre structure de gouvernance et aurait émis une obligation souscrite par la Libyan Foreign Bank (à ne pas confondre avec la LIA) sur la liste des sanctions de l’Onu, précise Martin Schulz dans sa lettre. On retrouve un emprunt non convertible de 20,955 millions d’euros dans le bilan de LREI clôturé au 6 mars 2015.
«La transaction, signale une source proche du dossier, fut rocambolesque et a été faite dans des conditions moins qu’idéales alors que la banque tenait trois rôles pas vraiment compatibles: prêteur de longue date du vendeur, prêteur de la banque acheteuse, qui était un nouveau client, et arrangeur de la transaction. Potentiel évident de commissions multiples et de conflit d’intérêts.» Ça, c’était avant les stress tests et avant que n’éclate au grand jour la lutte d’influence pour mettre la main sur le trésor de guerre de l’ancien dictateur libyen…
Immobilier de bureaux et fièvre acheteuse du Moyen-Orient
L’immobilier non résidentiel au Luxembourg, après avoir été la proie des investisseurs belges, puis allemands et français, intéresse désormais des clients plus lointains. La fièvre acheteuse s’est emparée du Moyen-Orient pour la pierre grand-ducale. Le courtier JLL signalait en janvier dernier que 27% des transactions dans l’immobilier de bureaux en 2015 avaient pour origine des capitaux du Moyen-Orient, contre 5% entre 2010 et 2014. Les chiffres 2015 sont un peu biaisés, puisqu’ils tiennent compte du méga projet Royal-Hamilius au centre-ville, acheté par le fonds souverain d’Abu Dhabi.