En demandant la restitution de quotas inutilisés, le gouvernement aurait violé les droits de propriété du géant de la sidérurgie. (Photo: DR)

En demandant la restitution de quotas inutilisés, le gouvernement aurait violé les droits de propriété du géant de la sidérurgie. (Photo: DR)

La bataille que se livrent, depuis 2013, ArcelorMittal et le gouvernement luxembourgeois autour de la restitution de quelque 81.000 quotas d’émission de gaz à effet de serre a changé de dimension. C’est sur les droits de l’Homme et le droit sacro-saint de la propriété que l’avocat du groupe sidérurgique a porté le fer, en contestant la légitimité de la demande du ministère de l’Environnement de rendre ses quotas inutilisés par le train à fil de Schifflange, à l’arrêt depuis la fin 2011.

L’argument a fait tilt auprès du tribunal administratif, saisi d’un recours de la multinationale de l’acier contre un arrêté du 6 juin 2013 pris par le ministre du Développement durable et des Infrastructures, Marco Schank (CSV), en s’appuyant sur la loi de 2004 ayant introduit le système d’échange de quotas de CO2. Les juges ont demandé la saisie de la Cour constitutionnelle sur la conformité de ce dispositif légal avec l’article 16 de la Constitution luxembourgeoise consacrant le droit à la propriété.

En attendant la réponse qui pourrait prendre des semaines, voire des mois, le recours, introduit en octobre 2013, est bloqué. Les juges administratifs se réservent également, mais par la suite, le droit de saisir la Cour de justice de l’UE sur la «contrariété» du droit luxembourgeois avec les dispositions communautaires.

Les tonnes de Schifflange à restituer

Les milliers de tonnes de quotas de CO2, octroyés gratuitement à ArcelorMittal, qui a fermé de nombreux sites en Europe, continuent donc d’empoisonner les relations du groupe sidérurgique avec les autorités.

Au Luxembourg, la multinationale avait reçu 405.365 tonnes de CO2 pour la période du 1er janvier 2008 au 31 décembre 2012, dans le cadre du plan national d’allocation défini en 2006. Et alors qu'il fermait des usines, le groupe tirait de substantiels profits de ses surplus de CO2, engrangeant ainsi en 2012 quelque 286 millions d'euros de l'échange ou de la cession de quotas exédentaires, selon des informations de presse.

En février 2012, l’administration de l’environnement lui délivra 81.073 tonnes de quotas pour l’année 2012 pour son site de Schifflange, qui était pourtant à l’arrêt depuis octobre 2011 en raison de la «mauvaise conjoncture» et du «ralentissement de la production sur (ses) sites sidérurgiques luxembourgeois», selon la communication du sidérurgiste.

Le 21 décembre 2012, le ministre Marco Schank revoyait l’attribution des quotas: il réduisait la quantité totale à 324.292 tonnes pour 2008 à la fin 2011 et réclamait la restitution de 81.000 quotas endéans un mois.

Mise sous cocon

Un échange de lettres et une entrevue le 20 mars 2013, entre les dirigeants d’ArcelorMittal et le ministre CSV, n'ont pas pu changer les positions. Marco Schank se voyait contraint de prendre son arrêté du 6 juin 2013 enjoignant le sidérurgiste à transférer les quotas inutilisés sur un compte de l’administration de l’Environnement avant le 31 juillet. ArcelorMittal n'a pas obtempéré. D’où la saisie du tribunal administratif en date du 31 octobre après avoir épuisé les voies de recours à l’amiable.

Pour sa défense, l’avocat d’ArcelorMittal veut faire croire au caractère non définitif de l’arrêt de la production à Schifflange pour échapper à ses obligations, notamment celle de restituer les quotas de gaz à effet de serre. «Actuellement», lit-on dans la procédure, ArcelorMital ne serait d’ailleurs toujours «pas en mesure de signifier un arrêt définitif des activités», compte tenu du fait que les outils seraient «temporairement sous cocon», que, «à ce stade une reprise ne pourrait pas être exclue et une date de reprise potentielle ne pourrait pas être précisée, (la firme) affirmant que le redémarrage de la production serait toujours légalement et techniquement possible et resterait l’intention de l’exploitant».

Sans autorisation

Les dirigeants d’ArcelorMittal sont toujours restés évasifs sur une cessation définitive de l’usine de Schifflange, alors que la législation luxembourgeoise fait peser une incertitude sur la validité de l'autorisation d’exploitation d’un site industriel après trois années d’arrêt.

En principe, le site de Schifflange a perdu sa licence d’exploitation à la fin de l’année dernière, mais aucune communication à ce sujet n’a été faite par les officiels.

L’État luxembourgeois a fait valoir vis-à-vis des juges que la cessation des activités était «une question de fait» et qu’il ressortait «clairement» des déclarations de la société qu’aucune production de fonte ou d’acier ne sortait plus du site depuis novembre 2011.

La législation du 23 décembre 2004 – le dispositif a changé depuis lors avec la loi du 26 décembre 2012, mais c’est l’ancien qui doit s’appliquer dans cette affaire, ont rappelé les juges – sur laquelle s’appuie le gouvernement pour réclamer les 81.000 tonnes de quotas manquerait de clarté et irait d’ailleurs au-delà de ce que prévoit la directive de 2003 (2003/87/CE).

Contradictions du gouvernement

Les juges se montrent en tout cas sensibles aux arguments de la multinationale en rappelant que ses dirigeants ont toujours pris des précautions de langage en évitant de parler de cessation d’activité, préférant dans leur communication officielle évoquer une «suspension d’activité» pour une durée indéterminée et pour des raisons conjoncturelles. «Une cessation d’activité», écrivent-ils dans un jugement intermédiaire tombé le 17 décembre, «implique nécessairement un élément définitif ou inéluctable; or, en l’espèce, il ne résulte pas d’un quelconque élément factuel fourni par l’État que l’arrêt des activités sur le site de Schifflange serait définitif.»

«De plus», soulignent encore les juges, «l’État (n’est) pas intervenu pour exiger d’ArcelorMittal le respect des dispositions impératives (de la loi de 1999 sur les établissements classés) imposant le respect de formalités en cas d’une cessation d’activités définitive.»

Or, comme le dit très bien le tribunal, il y a «une nécessaire interconnexion» entre la loi de 2004 sur les quotas de CO2 et la législation du 10 juin 1999 sur les établissements classés. «La cessation d’activité, relève la juridiction, étant, comme relevé par l’État lui-même, une notion de fait, de sorte que lorsqu’une telle situation factuelle est dûment constatée, elle doit nécessairement avoir des implications au niveau des deux législations.»

Les juges mettent ainsi le gouvernement devant ses propres contradictions: un discours qui se veut musclé d’un côté pour réclamer les quotas gratuits non utilisés, mais une pugnacité toute relative pour exiger l’application du dispositif commodo/incommodo exigeant par exemple des investissements pour la dépollution d’un ancien site industriel.

Le quota, un bien librement négociable

Un autre argument soutenu par ArcelorMittal n’a pas non plus laissé insensibles les juges sur l’atteinte au droit de propriété qui serait intrinsèque à la loi de 2004, en violation de l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’Homme. Car pour le groupe sidérurgique, les quotas qui lui furent délivrés en 2008 sont passés dans son patrimoine et la demande de restitution violerait les dispositions de la directive européenne de 2003 ainsi que des décisions prises en 2006 et 2011 par la Commission européenne «selon lesquelles l’exploitant disposerait librement des quotas qui lui ont été délivrés par l’inscription dans le registre national sur son compte».

Car une fois qu’il est délivré, «le quota devient un bien négociable» sur le marché et l’installation peut «en disposer librement de manière à prendre des décisions économiques optimales». «Le détenteur du quota est en droit de le négocier, voire de procéder à son annulation, ce qui correspond d’après la doctrine à l’abusus, pouvoir d’action ultime sur un bien, offert par le droit de propriété», précisent les juges.

Il y a, selon eux, un «double problème» dans la décision litigieuse de l’ancien ministre CSV: d’abord une disposition de la loi luxembourgeoise de 2004 non prévue par la directive qu’elle est censée avoir transposée, et ensuite l’interprétation fallacieuse de Marco Schank (reprise à son compte par celle qui lui a succédé, Carole Dieschbourg) portant atteinte au droit de propriété, «les quotas dûment délivrés étant entrés dans le patrimoine de l’exploitant».

C’est désormais aux juges constitutionnels de se prononcer définitivement sur la conformité du dispositif luxembourgeois d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre mis en place en 2004.

Cette affaire devrait relancer la polémique sur le jackpot des quotas de CO2 au niveau du Luxembourg et probablement aussi en Europe.