Paperjam.lu

Nicolas Mackel (CEO de Luxembourg for Finance), Lynn Zoenen (conseillère économique à la Chambre de commerce) et Michel-Edouard Ruben (économiste à la Fondation Idea).  

Officiellement, il reste moins d’une année aux autorités britanniques et européennes pour trouver un accord sur le Brexit. Le 29 mars 2019, si l’on s’en tient au délai fixé initialement, la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne sera effective. Force est de constater, cependant, que les négociations patinent, au point d’inquiéter les acteurs économiques des deux côtés de la Manche. «Le Royaume-Uni est un partenaire commercial important de l’Union européenne, et plus encore du Luxembourg. C’est notre premier partenaire pour l’importation et l’exportation de services. Dans l’ensemble, notre pays exporte plus de 80% de ce qu’il produit, 90% si l’on s’en tient uniquement au secteur industriel», commente Lynn Zoenen, conseillère économique, en charge notamment des questions relatives au Brexit, au sein de la Chambre de commerce.

C’est (Londres) un allié dans la défense de l’ouverture du marché sur laquelle se fonde le modèle luxembourgeois.

Lynn ZoenenLynn Zoenen, Conseillère économique (Chambre de commerce)

Quand certains peuvent se réjouir des opportunités à court terme découlant du Brexit, avec la relocalisation d’activités établies à Londres sur le territoire européen, il faut aussi pouvoir considérer les conséquences moins positives d’une telle rupture à plus long terme. «Londres est un partenaire fort du Luxembourg, notamment en faveur de la libéralisation des services financiers, face à d’autres pays influents comme la France ou l’Allemagne. C’est un allié dans la défense de l’ouverture du marché sur laquelle se fonde le modèle luxembourgeois», poursuit Lynn Zoenen. L’éloignement de Londres de l’Union européenne pourrait, à long terme, jouer en défaveur du Luxembourg.

Une incertitude latente

En attendant l’issue des négociations, il est cependant difficile pour les entités commerciales concernées de savoir sur quel pied danser. «Plus que de risques ou d’opportunités vis-à-vis de la situation, il faut parler d’incertitude. Le risque peut être évalué et appréhendé au départ d’éléments connus, de probabilités. Ici, nous sommes confrontés à une situation inédite. J’aime comparer le Brexit à la naissance du tout premier enfant métis. Avant sa venue au monde, personne ne pouvait affirmer ce à quoi il allait ressembler», commente Michel-Edouard Ruben, économiste au sein de la Fondation Idea. «Concernant le Brexit, personne ne peut dire aujourd’hui quelle forme prendra la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, ni quelle sera la nature de nos échanges à l’avenir.»

De nouvelles barrières fiscales et douanières, plus ou moins importantes, pourraient s’ériger. Des procédures administratives nouvelles pourraient aussi freiner les échanges entre les deux pôles, avec des répercussions sur les entreprises qui y importent ou exportent des biens.

Le risque peut être évalué et appréhendé au départ d’éléments connus, de probabilités. Ici, nous sommes confrontés à une situation inédite.

Michel-Edouard RubenMichel-Edouard Ruben, Économiste (Fondation Idea)

Poursuivre, quoi qu’il arrive

Or, s’il y a bien une chose avec laquelle les acteurs n’aiment pas composer, c’est l’incertitude. «Évidemment, tout le monde aimerait un accord qui structure et organise les échanges de manière raisonnable», confie Nicolas Mackel, CEO de Luxembourg for Finance. «À l’heure actuelle, on en est loin. Réalistes, les entreprises ne s’attendent pas à ce que le brouillard au niveau de la Manche se lève rapidement. Leur souci, dans le contexte actuel, est de s’assurer de pouvoir être opérationnelles, quel que soit l’accord qui interviendra, tout comme en absence d’accord.» 

Les acteurs londoniens appréhendent la problématique de manière pragmatique, en regardant où relocaliser des activités sur le continent afin de pouvoir continuer à servir leurs clients au cœur du marché unique. «Beaucoup d’acteurs disposent déjà de plates-formes à divers endroits sur le territoire de l’Union européenne, à Francfort, Dublin, Amsterdam ou Luxembourg», poursuit Nicolas Mackel. «Plus qu’un transfert vers le continent, on assiste à un mouvement de consolidation d’activités en divers endroits.» Chaque institution envisage dans ce contexte les plates-formes à travers lesquelles elles pourront continuer à mener l’une ou l’autre activité à travers le marché unique. Dans ce contexte, Luxembourg devait faire valoir son leadership dans le domaine des fonds d’investissement vis-à-vis d’autres Places affichant de nouvelles prétentions. La place financière luxembourgeoise s’est inscrite dans une perspective de maintien du lien avec la City, et ce depuis le début des négociations. La stratégie, semble-t-il, lui a permis de bien tirer son épingle du jeu.

Plébiscite du Luxembourg

Une dizaine d’acteurs majeurs du monde de l’assurance ont choisi le Luxembourg comme hub pour envisager leur avenir européen. Pour le coup, c’est une nouvelle activité qui se déploie au niveau de la place financière. «Luxembourg est parvenu à les convaincre avec des arguments largement connus, comme la compétitivité du pays, le multilinguisme, sa situation centrale, l’attitude des autorités vis-à-vis du business», affirme Nicolas Mackel. Dans la perspective du Brexit, les gestionnaires d’actifs londoniens ont principalement choisi d’investir entre Dublin et Luxembourg.

Si la capitale irlandaise est parvenue à capter la plupart des investissements des institutions anglo-saxonnes, Luxembourg a accueilli la plus grande partie des gestionnaires d’actifs souhaitant maintenir le lien avec l’Europe. «Certains ont décidé de développer de nouvelles activités au Luxembourg ou de carrément y relocaliser leur activité de gestion d’actifs. M&G, pour prendre la relocalisation la plus significative, a annoncé transférer ses fonds au Luxembourg. Cela représente 39 milliards d’actifs sous gestion», précise Nicolas Mackel. «Ce plébiscite du Luxembourg par de nombreux acteurs des fonds confirme le rôle que joue notre Place dans l’industrie à l’échelle internationale.»

Luxembourg est parvenu à les convaincre avec des arguments largement connus, comme la compétitivité du pays, le multilinguisme, sa situation centrale, l’attitude des autorités vis-à-vis du business.

Nicolas MackelNicolas Mackel, CEO (Luxembourg for Finance)

Ne pas se reposer sur ses acquis

Le mouvement va se poursuivre. Si l’on peut se réjouir du succès luxembourgeois, la place financière ne peut pas se permettre de se reposer sur ses acquis. «Le Brexit nous a permis de nous rendre compte que nos concurrents ne dorment pas. Et qu’ils ont des ambitions réelles», assure le CEO de Luxembourg for Finance. «À côté de cela, il faut bien avoir conscience que Londres restera Londres, et continuera à jouer un rôle majeur dans la finance mondiale.»

Si Nicolas Mackel prédit une érosion lente de l’activité financière londonienne, la City continuera à dominer le monde pendant encore longtemps. «Et Luxembourg, tout comme l’Union européenne, continuera à travailler avec elle, au niveau de la finance, mais aussi d’autres secteurs. Londres a été notre partenaire pendant 45 ans. Des liens organiques forts se sont construits. On ne peut pas éteindre la lumière du jour au lendemain. L’économie ne fonctionne pas comme cela.»