Un engagement total dans leur métier et une ambition chevillée au corps: arrivés au -Luxembourg, dans les années 80, avec les mêmes atouts dans leurs bagages, Olivier Fellmann, le cuisinier, et Dominique Colaianni, le maître d’hôtel, étaient destinés à se rencontrer. Ce sera chose faite en 1987, aux Caves Gourmandes, un établissement qu’ils rachèteront d’ailleurs six années plus tard. «Nous avions compris que le Luxembourg était un marché porteur, avec une clientèle exigeante et fidèle. Et bien que très jeune à l’époque, je savais déjà que je ne voulais plus être porteur de plateau à 40 ans!», raconte Dominique Colaianni.
«Notre parcours commun, à Olivier et moi, a démarré en 1992, grâce à l’appui de deux investisseurs privés, Alcino Guedes et Thierry Abondance, qui croyaient en nous et nous ont permis d’acheter notre première affaire, La Mirabelle». A l’époque, l’établissement de la Place Dargent, qui se nomme encore l’Ile aux Trésors, est en faillite. «Relancer, c’est très difficile. Je ne pense pas que je conseille-rais cela à un jeune entrepreneur aujourd’hui. Mais l’endroit était stratégique et ce projet a forgé notre détermination», se remémore-t-il.
Un coup d’essai… et un coup de maître. La Mirabelle, temple de la gastronomie lorraine, fait florès et figure rapidement parmi les meilleures adresses de la capitale. Enhardis par le succès, les deux associés ne s’arrêteront plus, rachetant ou lançant les établissements au rythme quasi parfait d’un par année: les Caves Gourmandes en 93, le Temple Bar en 94, le Goethe Stuff en 95, le Come Prima en 97, le Pui di Prima en 1998…
C’est alors que germe dans l’esprit des deux hommes l’idée de créer une chaîne de restaurants. «Pas une chaîne destinée à multiplier un concept similaire. Tout au contraire. Nos restaurants ont chacun une identité forte, forgée par une cuisine typique, dans un cadre invitant au dépay-sement», souligne Olivier Fellmann. Attentif aux ambiances et aux styles, cet artiste-peintre à ses heures veille à conférer une âme aux lieux, avec un réel souci d’authenticité. La société anonyme Les Espaces Saveurs, dans laquelle les deux compères sont alors associés à parts égales, est créée en 1998, et l’expansion se poursuit de plus belle. Jusqu’à la dernière ouverture en date, il y a quelques semaines à peine, de La Medina, située rue de la Loge (en vieille ville). En l’espace de quinze ans, ce sont treize établissements qui vont ainsi passer sous le giron des deux hommes. Qui ne les conserveront pas tous, se défaisant notamment du Petit Valentin en 2002, qui avait pourtant décroché entre-temps une étoile au Guide Michelin.
Pas de course aux étoiles
Un épisode de la saga qu’Olivier Fellmann évoque avec «amertume». Mais sans regrets. «Le restaurant a obtenu une étoile peu après que nous l’ayons acheté. Elle est arrivée au moment même où nous prévoyions des transformations, ce qui nous a pris à contre-pied. Cette distinction a alourdi la gestion quotidienne de l’établissement et lorsqu’une opportunité de vendre s’est présentée trois ans plus tard, nous n’avons pas hésité». «Il est difficile de conserver et gérer un établissement de ce niveau, complète Dominique Colaianni. Nous ne cherchons pas le haut de gamme – le gastronomique commençant pour moi à partir d’un ticket moyen de 100 euros – mais plutôt la diversité. Je pense d’ailleurs aussi que le Luxembourg n’est pas un marché propice à ce genre de développement».
Point de course aux étoiles, donc, pour les Espaces Saveurs, dont les dirigeants affirment avoir des relations «très prudentes, très distantes» avec les guides culinaires et gastronomiques. «Le GaultMillau est sans doute le plus précis du point de vue de la réalité d’un établissement. Le Michelin, je n’y crois plus, assène M. Fellmann. De toutes façons, ce ne sont pas les guides qui ont participé au développement de nos activités».
De fait, aucun des cinq établissements qui composent actuellement le groupe Espaces Saveurs – La Mirabelle, le Goethe Stuff, le Come Prima, la Medina et le Sapori – ne dépend de la fréquentation touristique. «Les restaurants du centre-ville, notamment ceux de l’îlot gastrono-mique (autour de la rue de l’Eau, ndlr.), ne fonc-tionnent pas du tout avec le tourisme, mais essentiellement avec des habitués, des sociétés de services, etc. Certains clients sont là tous les jours. Notre travail est donc de surprendre, encore et toujours, pour maintenir cette clientèle. C’est cela qui est primordial», assure M. Colaianni.
A eux cinq, les Espaces Saveurs servent entre 8.000 et 10.000 couverts par mois. «Ils sont tous idéalement situés, Place Dargent ou en vieille ville, ce qui nous assure d’avoir toujours le même niveau de passage. Avec trois de nos restaurants qui fonctionnent depuis dix ans, nous faisons réellement partie de l’économie des métiers de la bouche au Luxembourg», constate-t-il.
En faire partie, c’est bien. Mais être un modèle de réussite dans ce secteur qui a connu de retentissantes faillites, c’est tout de même nettement mieux! Bien qu’ils abhorrent tous deux les attitudes ostentatoires et jouent la carte de la discrétion élégante, MM. Fellmann et Colaianni ne s’en cachent pas: leur petite entreprise affiche une santé excellente. En quinze ans, le chif-fre d’affaires a quasiment décuplé, passant de 440.000 euros en 1992 à 4,1 millions d’euros en 2007. «A nombre d’établissements constants, on peut dire que le chiffre d’affaires progresse de l’ordre de 5% par an», précise M. Fellmann.
Ce succès, les deux créateurs des Espaces Saveurs ne sont cependant pas les seuls à en récolter les fruits. De plus en plus fréquemment, ils mettent en effet en place des structures de partenariats avec les exploitants des restaurants du groupe (voir graphique). «J’ai deux devises: ‘Il faut partager pour régner’ et ‘L’union fait la force’, indique M. Colaianni. Donc, on se développe, mais on partage. Cela relève également d’une volonté de fidéliser les personnes avec lesquelles nous travail-lons. Nos partenaires – qui détiennent généralement entre 30 et 33% des parts de l’établissement concerné – ont ainsi la chance de participer au lancement d’un restaurant, sans en porter seuls les risques».
Un chiffre d’affaires décuplé
Malgré la diversité de leurs enseignes et de leur gamme de prix (le ticket moyen allant de 25 euros au Goethe Stuff à 60 euros à La Mirabelle), les Espaces Saveurs sont tous liés dans une même démarche, formalisée dans une charte, qui met fortement en avant la personnalisation du rapport avec la clientèle. L’article 5 stipule ainsi que «le métier de serveur ne se résume pas à porter des assiettes et à ouvrir des bouteilles. Les compétences en conseil et communication sont valorisées. A travers les suggestions quotidiennes, le serveur ouvre le dialogue avec le client et reste attentif à chacune de ses attentes».
Le principe des suggestions aux clients – poussé à son extrême à La Mirabelle où, en l’absence de carte, se perpétue «une tradition de communication orale» – trouve son argumentaire financier dans l’article 7 de la charte: «En accord avec (ce) concept, nous préférons supprimer un produit devenu trop cher à l’achat. Par exemple, un turbot sera remplacé par une barbue et nous en informerons notre clientèle par souci de transparence».
«Nos assurons nos marges en veillant surtout à bien acheter, des produits de qualité constante, mais à des prix raisonnables. C’est pourquoi nous n’avons pas de poisson à la carte, les prix sont trop fluctuants, explique M. Colaianni. Notre bataille, c’est de faire pression sur les fournisseurs, car nous disposons d’une véritable force d’achat. Nous payons rapidement – avec nos fournisseurs de référence, les factures sont réglées en ordre permanent – et nous travaillons en flux tendus. Nos frigos sont toujours vides!».
Comme il est de coutume dans la restauration, des marges importantes se dégagent également sur le ticket «boissons». Une manne menacée par les nouvelles réglementations relatives au tabac et au taux d’alcoolémie au volant? «Au début, nous avons eu très peur, admet Dominique Colaianni. Le chiffre d’affaires sur les boissons a chuté de 50% les quinze premiers jours. Puis, les clients ont peu à peu repris leurs habitudes de consommation, optant pour la désignation d’un ‘Bob’ ou d’une course en taxi. Quant aux lois anti-tabac, on ne peut pas dire que nous en ayons été affectés».
Certains adeptes du cigare et du digestif, pourtant, ont connu de grands moments de blues… Pour satisfaire ces clients nostalgiques, Les Espaces Saveurs ont développé un nouveau concept: la cuisine à domicile. «Nous avons repris l’activité de Philippe Location et lancé, en septembre dernier, Espaces Saveurs Locations et Services, indique M. Colaianni. La société loue du matériel, comme des tentes ou des chapiteaux pour organiser une réception, mais notre créneau, c’est surtout d’offrir un service complémentaire à nos clients, quand ils souhaitent recevoir des amis à domicile. Un chef et une équipe de serveurs se déplacent alors et prennent possession de leur cuisine, le temps d’une soirée».
De nouvelles niches
Une activité nouvelle pour le groupe, sur laquelle ses dirigeants communiquent peu, ne font aucune publicité et se contentent, di-sent-ils, de «répondre à une demande». Le bouche-à-oreille fait le reste. «Nous avons déjà co-organisé quelques beaux événe-ments, comme une réception pour 700 personnes à la Chambre des Métiers, signalent-ils toutefois. Nous connaissons les fi-celles du métier, notre groupe est une valeur sûre. Les gens font appel à nous. L’avenir, on ne peut le sentir que bon».
Espace Saveurs Locations et Services n’est pas la seule voie de diversification dans laquelle s’engagent les deux hommes. Dans le cadre de la réorganisation structurelle du groupe, qui passera par la dissolution de l’ancienne holding Romus (transformée en Soparfi), ils mettent en place une nouvelle structure faîtière, D&O Consulting, qui se veut plus claire et plus transparente. «D&O Consulting a deux objectifs: prendre des parts dans nos différentes sociétés et développer une activité nouvelle, le conseil. Il s’agit de mettre notre expérience dans la restauration au profit d’entreprises qui veulent créer leur propre restaurant en interne», dévoile Dominique Colaianni, particulièrement enthousiasmé par ce nouveau challenge. Les premières négociations commerciales, encore confidentielles, sont d’ailleurs en cours de finalisation avec une banque de la Place.
Si elles se concrétisent, elles marqueront donc le point de départ d’une toute nouvelle aventure pour le groupe. Une… parmi d’autres. En plus de leurs prospections en vue de la création d’une école de cuisine (voir encadré page 64), MM. Colaianni et Fellmann suivent en effet parallèlement une tout autre piste de développement: «Nous travaillons actuellement sur un projet d’outil par Internet qui s’adressera à toute la profession, glisse M. Fellmann. Mais je ne peux rien dire de plus pour l’instant. C’est encore ultra-secret». Ou presque…