De Luxembourg à Astana, en passant par les geôles de Vienne, une sombre histoire kazakhe pose souci aux protecteurs de données et de data centers. (Photo: Mike Zenari)

De Luxembourg à Astana, en passant par les geôles de Vienne, une sombre histoire kazakhe pose souci aux protecteurs de données et de data centers. (Photo: Mike Zenari)

Et si la NSA, avec la complicité de la BND allemande, avait déployé de grandes oreilles pour écouter ce qui se passait sur les lignes entre Vienne et Luxembourg en relation avec l’avocat autrichien Gabriel Lansky, proche du président kazakh Noursoultan Nazarbaïev, et l’ancien gendre de ce dernier, Rakhat Aliyev, mort en prison en février dernier? Tous les ingrédients étaient en tout cas réunis pour susciter l’intérêt du renseignement américain…

Rakhat Aliyev a été retrouvé mort dans sa cellule du centre pénitentiaire de Josephstadt à Vienne le 24 février 2015. Il y était détenu depuis juin 2014. L’enquête a conclu au suicide, mais des doutes subsistent. Des traces ADN renvoient à une autre personne non identifiée. Le «suicidé» avait déjà écrit deux livres de souvenirs et en préparait un troisième, consacré aux relations entre son ex-beau-père et les hommes politiques européens.

Aliyev, dans sa période faste, avait été directeur adjoint du service secret kazakh. À la tête d’une banque (Nurbank), ayant fait fortune dans le sucre puis le métal, il avait admis avoir été «un pourri» puis, repenti, il s’était mis à dénoncer la corruption endémique dans son pays.

En disgrâce, il fut envoyé début des années 2000 comme ambassadeur en Autriche, puis rappelé à Astana, avant de retrouver son poste de diplomate à Vienne. Dans l’intervalle, il fut inculpé, avec deux de ses compatriotes (Alnur Mussayev, ex-chef des services secrets, et Vadim Koshlyak), pour l’assassinat en 2007 de deux banquiers kazakhs. Leurs corps ne furent retrouvés qu’en mai 2011. Le procès s’est tenu en Autriche au printemps dernier, les autorités ayant refusé les demandes d’extradition à Astana. En l’absence de preuves, les accusés ont été blanchis le 10 juillet dernier.

De Santer à Intelli+

L’hypothèse d’un dossier d’accusation «monté» de toutes pièces par Astana s’appuie notamment sur des pièces et documents provenant des services secrets du Kazakhstan. L’avocat autrichien Gabriel Lansky a reçu 14 millions d’euros pour conseiller la partie civile. Proche du président Nazarbaïev, il a, outre la mission de défendre les intérêts des veuves des deux banquiers à Vienne, celle de mettre en place un lobby pour redorer l’image du Kazakhstan, sous pression internationale.

Pour l’aider dans cette tâche, Lansky, à l’origine, mise sur l’ancien chancelier autrichien Alfred Gusenbauer, «son cheval de tête», écrit l’hebdomadaire Der Spiegel. Gusenbauer va solliciter quelques «grands anciens», l’ex-chancelier Gerhard Schröder, l’ex-président allemand Horst Köhler, l’ancien ministre de l’Intérieur Otto Schily, l’ancien président italien de la Commission Romano Prodi.

L’Autrichien tentera aussi de débaucher Jacques Santer (prédécesseur de Prodi). Le Luxembourgeois, après avoir dit oui, déclina finalement la proposition: «C’était très bien payé, mais trop sensible; le Kazakhstan n’a pas une bonne image», a expliqué l’ancien Premier ministre à Paperjam, confirmant qu’il fut approché.

Mais le passage en filigrane de Jacques Santer n’est pas le seul élément du dossier qui ramène à Luxembourg…

En 2011, Lansky engage des consultants internationaux pour effectuer l’analyse criminelle des milliers de pièces du dossier. Il s’agit de bétonner les preuves de l’implication d’Aliyev et ses motifs à faire disparaître les deux banquiers. Une firme britannique est initialement retenue, mais elle sous-traite en partie à la société luxembourgeoise d’analyse criminelle Intelli+, qui exploite le logiciel iDetect, un outil spécialisé dans les enquêtes anti-blanchiment.

Par la suite, Intelli+ décroche le marché en direct et conseille au cabinet d’avocats de mettre son serveur chez Labgroup au Luxembourg. Les archives basculent au Grand-Duché avec une liaison sécurisée jusqu’à Vienne. Un contrat de leasing est signé, mais Lansky accumule les retards de factures (73.000 euros). Intelli+ annule son contrat à l’été 2013. Les Autrichiens réagissent en introduisant une plainte pour chantage contre les dirigeants de la firme luxembourgeoise. Lansky veut récupérer ses archives. Mais les enquêteurs autrichiens s’y intéressent aussi et envoient en août 2013 une commission rogatoire au Luxembourg. Une perquisition est ordonnée chez Labgroup, des milliers de données sont saisies.

Parallèlement à l’action engagée par le Parquet de Vienne, l’ex-gendre de Nazarbaïev initie en décembre 2013 (sa veuve a poursuivi l’action) une procédure pénale au Luxembourg, pour violation de la législation de la vie privée. Il soupçonne Lansky de détenir illégalement, dans les racks luxembourgeois, des preuves potentielles des relations entre l’avocat et le service secret kazakh.

Une longue partie s’engage alors entre Luxembourg et Vienne. Les perquisitions et saisies sont annulées, par la justice autrichienne d’abord, puis réactivées entre 2013 et 2014. En avril 2015, un arrêt de la Chambre du conseil de la Cour d’appel a à nouveau annulé les saisies au Luxembourg et ordonné la restitution des documents. Même si la question de leur propriété se pose dans le cas du leasing entre Intelli+ et Lansky.

L’arrêt du 23 avril dernier est à marquer d’une pierre noire pour les opérateurs de l’ICT. Le Grand-Duché mise, dans ce marché ultra-compétitif, sur la sécurité de ses data centers, la confidentialité des informations et la législation sur la protection des données…

Compétence territoriale

Les juges de la Cour d’appel ont étonnamment botté en touche sur une question de compétence territoriale, considérant que, si le stockage des données relevait bien de la juridiction luxembourgeoise, la responsabilité du traitement des données était établie en Autriche. Or, une partie du traitement sous la forme d’enregistrement de données sur les serveurs a bien été réalisée au Luxembourg.

Mais aux yeux des juges, c’est «sans incidence», parce que le travail a été accompli dans le cadre de l’activité de l’étude d’avocats. Et les supports informatiques sur lesquels les données ont été stockées ne peuvent pas être considérés comme un établissement, même virtuel, en l’absence d’activité effective et réelle au moyen d’une installation stable. Comme la collecte des données a eu lieu en Autriche, leur légalité doit s’apprécier par rapport à la loi autrichienne. Aussi ont-ils ordonné la destruction des données saisies par la police luxembourgeoise.

Les mesures de perquisition et de saisie ne se justifient, a tranché la justice, que si elles ont été ordonnées en exécution d’une commission rogatoire internationale de la part d’autorités étrangères compétentes dans le cadre d’une enquête sur la légalité de la collecte des données. Bref, c’est le serpent qui se mord la queue, car les Autrichiens n’avaient pas formulé leur demande d’entraide dans ce sens et ne s’attendaient sans doute pas à cette position de la part des juges grand-ducaux.

«Nous attendons de voir ce que disent les autorités autrichiennes avant de recommencer éventuellement à zéro, de toute façon, d’autres recours sont pendants», nous a fait savoir la procureure générale d’État, Martine Solovieff. Les avocats de la veuve d’Aliyev ont interjeté un recours en cassation, procédure ayant suspendu la destruction des mystérieuses archives de Gabriel Lansky.

Xavier Bettel à Astana
L’influence de Mittal

Alors qu’il venait de se marier, le Premier ministre Xavier Bettel a un peu surpris son monde en se rendant les 21 et 22 mai au Kazakhstan pour prononcer, entre autres, un discours inaugural au 8e forum économique d’Astana, qui se veut le «Davos de l’Asie centrale». La présence du dirigeant luxembourgeois avait été organisée un peu à la va-vite, car son nom n’apparaissait pas sur la brochure initiale du forum.

Il aurait été invité à l’initiative de Lakshmi Mittal, qui a ses entrées à Astana et dont le groupe sidérurgique, avec son usine à Termitau et ses 12 mines de fer et de charbon, est le principal producteur d’acier, sinon l’unique, au Kazakhstan. La visite de Bettel, qui a rencontré le président Noursoultan Nazarbaïev, s’inscrivait dans un contexte particulier. ArcelorMittal a été condamnée à une amende (symbolique) de 3.223 dollars début février pour avoir coupé de 25 % les salaires de ses ouvriers en raison de la dévaluation du rouble, la Russie étant le principal débouché de sa production kazakhe.

Un accord fut trouvé à la mi-février pour payer les compléments de salaires ayant été coupés.

En marge de ce conflit, les dirigeants du géant sidérurgique avaient fait savoir qu’ils comptaient sur la restitution par les autorités kazakhes de 65 millions de dollars d’impôts, qui auraient déjà dû être rendus depuis 2010.

Le 29 juillet dernier, la direction d’ArcelorMittal a annoncé une augmentation de la production de son site de Termitau à 5 millions de tonnes en 2017.