L’ouverture du registre des bénéficiaires effectifs à d’autres acteurs que ceux soumis à l’obligation de surveillance en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme soulève un épineux casse-tête juridique selon les présidents des juridictions administratives. (Photo: Luc Deflorenne / archives)

L’ouverture du registre des bénéficiaires effectifs à d’autres acteurs que ceux soumis à l’obligation de surveillance en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme soulève un épineux casse-tête juridique selon les présidents des juridictions administratives. (Photo: Luc Deflorenne / archives)

Les juridictions administratives sont les premières à avoir livré leur avis concernant le projet de loi 7217 instituant un registre des bénéficiaires effectifs, déposé le 6 décembre dernier par le ministre de la Justice, Félix Braz.

Ce projet de loi, qui transpose la directive de 2015 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme (AML4), prévoit de centraliser et de conserver les données concernant les bénéficiaires économiques de toutes les personnes morales déjà enregistrées auprès du RCSL (incluant les GIE, les sociétés civiles, les asbl ou les établissements publics).

Les juridictions administratives réagissent à deux aspects du projet de loi: la forme du recours envisagée – un recours en annulation – et l’accès au registre par des personnes qui ne relèveraient ni des autorités ni des professionnels dépositaires d’une mission de surveillance en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.

Un recours possible, mais qui entraînera des délais indus

Le recours prévu concerne la commission de coordination qui devra recevoir les demandes d’accès au registre par des «personnes ou organisations résidentes démontrant un intérêt légitime». Elle pourra accorder ou refuser cet accès à travers une décision administrative susceptible d’un recours.

«Seul un recours en annulation est prévu, tandis qu’en termes d’appel prévu, le droit commun est appelé à s’appliquer», note Francis Delaporte, président de la Cour administrative. «L’efficience de pareil système de voies de recours, en termes d’effectivité surtout, peut être légitimement questionnée.»

Marc Sünnen, président du tribunal administratif, rappelle d’ailleurs que ce droit de recours «ne sera pas seulement ouvert à l’entité concernée, soucieuse d’empêcher l’accès par des tiers à des informations la concernant, mais aussi, le cas échéant, à la personne ou organisation ayant demandé un tel accès, mais s’étant vu opposer un refus d’accès.»

Or, dans un cas comme dans l’autre, la partie demanderesse «devra attendre plusieurs mois avant d’obtenir un jugement de première instance, étant rappelé que la possibilité […] d’obtenir du président du tribunal une mesure de sauvegarde ne se conçoit pas en matière d’accès à des informations ou à des documents». Une réalité qui contrevient à la volonté de la directive d’«assurer un accès en temps utile aux informations relatives aux bénéficiaires effectifs».

Entre transparence et protection des données

Marc Sünnen soulève encore les «interférences possibles» entre l’accès au registre des bénéficiaires effectifs et le projet de loi 6810 relatif à une administration transparente et ouverte qui doit réglementer l’accès général aux informations et documents administratifs.

Il s’inquiète enfin des «éventuelles implications de la législation relative à la protection des données». Et ce en raison de l’accès offert, sous réserve de l’accord de la commission de coordination, à «toute personne ou organisation qui peut prouver un ‘intérêt légitime’». Un principe que la directive limite, selon l’interprétation du juge administratif, à une personne ou une organisation qui «doit uniquement se prévaloir de soupçons de blanchiment, de financement du terrorisme, de corruption, d’infractions fiscales ou de fraude».

M. Sünnen souligne qu’en France, où un registre des bénéficiaires a été mis en place dès 2013, l’accès à ce registre ouvert «à toute personne» a été sanctionné comme contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel, selon lequel «la mention, dans un registre accessible au public, des noms du constituant, des bénéficiaires et de l’administrateur d’un trust fournit des informations sur les manières dont une personne entend disposer de son patrimoine. Il en résulte une atteinte au droit au respect de la vie privée.»

Une question politiquement délicate

Dès lors, le président du tribunal administratif estime qu’il «conviendrait de s’interroger – au-delà de toute considération politique relative à l’opportunité de restreindre ou au contraire d’élargir l’accès au registre – sur la nécessité de préciser davantage les possibilités d’accès du public au-delà de ce seul critère de l’‘intérêt légitime’».

Cette question a déjà suscité la polémique lors de la présentation du projet de loi par Félix Braz, lequel voulait écarter le registre de la «curiosité» du public.

Le projet de loi, qui pourrait être évacué avant l’été, prévoit trois groupes d’acteurs pouvant accéder au registre: les autorités nationales compétentes en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, qui détiendront l’accès le plus large; les professionnels nationaux, à savoir les organismes d’autorégulation ayant une mission de surveillance (Conseil de l’ordre des avocats, Chambre des notaires, Institut des réviseurs d’entreprises, Ordre des experts-comptables, Chambre des huissiers); et enfin, des «personnes ou organisations résidentes démontrant un intérêt légitime» à connaître le détail d’un bénéficiaire économique.