Yves Dubreil: «Il faut admettre que l'on apprend de nos erreurs.» (Photo: David Laurent/Wide/archives)

Yves Dubreil: «Il faut admettre que l'on apprend de nos erreurs.» (Photo: David Laurent/Wide/archives)

Yves Dubreil a dirigé de nombreux projets chez Renault pendant plusieurs années. Il estime que le risque, et donc l'échec, devraient être valorisés. La conférence prévue ce mardi au paperJam Business Club a été reportée à une date ultérieure.

Quel que soit le secteur économique dans lequel l’entreprise opère, la création de nouveaux produits est un défi, de par les investissements nécessaires à sa mise au point, mais aussi le temps et l’énergie qui y sont consacrés. Le secteur automobile est caractéristique de ces enjeux, vu les sommes engagées pour la création d’un nouveau modèle, c’est-à-dire plusieurs milliards d’euros. D’où l’enjeu de la recherche et de la gestion du développement de nouveaux projets.

Yves Dubreil a participé à de nombreuses aventures de ce secteur, au titre, notamment, de directeur de projet chez Renault. Le modèle de référence dans son parcours est ainsi la Twingo, commercialisée en 1993. Aujourd’hui encore, impliqué dans l’industrie automobile, il porte un regard acéré sur ses défis… lesquels peuvent d’ailleurs s’appliquer à d’autres secteurs économiques.

Décloisonner

En première ligne figure l’intensité capitalistique nécessaire pour créer de nouveaux modèles. «Elle est trop grande, estime-t-il. Le schéma de base, avec une industrie qui se rattrape sur des volumes de production de modèles très uniformisés, va tomber. Ceux qui ne seront pas capables de trouver un système plus flexible et résilient, dans 20 ou 30 ans, ne seront plus là. Ceux qui vont prendre la place, ce sont ceux qui auront fonctionné différemment.»
Cette réinvention passera, pour Yves Dubreil, par un «changement culturel profond». Le risque, et donc l’échec, devra être valorisé. «On est dans une société qui veut nous faire croire qu’une vie sans risque, c’est une vie idéale. Alors que c’est le contraire. La vie sans risque, c’est la mort. En Californie, quelqu’un qui a raté trois fois est considéré comme quelqu’un de sérieux. On estime que c’est quelqu’un qui veut vraiment agir, qui en veut vraiment. En France, vous vous trompez une fois, vous êtes définitivement ‘tricard’. Le jour où on aura changé ça, on aura changé énormément de choses. Il faut admettre que l’on apprend de nos erreurs.»

De ce constat en vient un autre: la nécessité de modifier les règles de management des équipes. L’enjeu: réussir à innover, en sortant des sentiers battus. «L’innovation est un raisonnement de l’urgence.» L’erreur souvent commise est ainsi celle d’avoir... le temps. «Comme ça va être très long, on a le temps. Non, justement! Il faut partir tout de suite.» Et cette innovation viendra de la confrontation des idées: «L’avenir est par nature très incertain, donc on ne sait pas le décrire de manière unique. On sait établir des scénarios diversifiés qui nous posent des questions.»

Cette confrontation passe par la diversité des profils engagés dans le processus. La création d’environnements favorables à l’innovation n’est possible, pour Yves Dubreil, que via le décloisonnement. «La consanguinité intellectuelle produit des bâtards intellectuels, au même titre que la consanguinité physique produit des bâtards physiques. A chaque fois que l’on met dans des équipes des gens différents, qui ont des cultures et des origines différentes, on y gagne énormément. Il faut donc organiser systématiquement ce décloisonnement et faire en sorte que ces gens se rencontrent, se parlent et échangent.»

Certaines sociétés célèbres se sont organisées pour adopter des méthodes de travail favorisant l’innovation. Par exemple, la société 3M autorise ses employés à consacrer jusqu’à 15% de leur temps à des projets ne relevant pas de leur responsabilité. Parmi les produits les plus célèbres nés de cette règle, le Post-it, collable et repositionnable à volonté.

D’autres découvertes ont attendu plus longtemps pour trouver leur débouché commercial. Un polymère se solidifiant immédiatement lorsque exposé aux ultraviolets n’a trouvé son application industrielle qu’au bout de 15 ans, lorsque les ordinateurs portables se sont développés. Le polymère s’est alors trouvé être la solution idéale pour diminuer les coûts de production des écrans.

Passer à l’action

Google a adopté le même type de système: les employés sont invités à consacrer 20% de leur temps à des projets personnels. L’intérêt de la chose? Provoquer la rupture d’un processus trop séquentiel et générer ce que les Américains appellent la serendipity, traduit en français par sérendipité, ou fortuité par les Canadiens. Pour Yves Dubreil, «elle est indispensable à l’innovation. Elle a un effet magique: elle permet d’aller au-delà de nos certitudes pour voir s’il n’y a pas de petites pépites intéressantes. Il faut avoir dans l’entreprise des gens qui mettent du désordre… Ce sont eux les leaders de la fortuité. Si l’on ne va pas chercher quelque chose à la marge de la pensée dominante dans une entreprise, on va peut-être rater des choses très importantes.»

Autre certitude: c’est l’action et la mise en œuvre des idées. «Il y a une phrase que j’aime bien: pour créer des savoirs, il faut que la pensée rencontre le réel. On peut discuter éternellement, faire des Powerpoints à longueur de journée, ça ne fait pas avancer, il faut faire des maquettes. Le prototype permet d’avoir quelque chose à mettre dans la main des gens, pour voir ce qui se passe vraiment. En le construisant, on va apprendre des choses, et en l’utilisant, on va apprendre beaucoup plus.»

Un des risques est de confondre innovation et recherche. «Ce n’est pas la même chose. La recherche consiste à dépenser de l’argent pour trouver des idées. L’innovation vise à utiliser ces idées pour gagner de l’argent.» Et pour bien réussir cette innovation, la bonne manière de faire est de passer par un processus collaboratif, dans le cadre d’une vision plus systémique, donc plus coopérative. En effet, l’innovation exige une maîtrise de plus en plus forte de la complexité. «Dans ce domaine, plus on essaie d’être certain, plus on se trompe. Il faut donc organiser une manière de court-circuiter la complexité.» Il faut pour cela quelque fois rechercher l’incertitude. «J’ai un exemple typique sur le cas de Twingo. Quand il s’est avéré que la direction générale allait confirmer le projet, un risque majeur était que tout le monde nous dise ‘maintenant c’est bon, la démonstration est faite que le projet est viable, donc reprenons les outils et les habitudes antérieures!’ La conséquence était que l’on risquait de détériorer l’originalité du produit, tout en perdant en performance. Pour l’éviter, on a recréé de l’incertitude, en faisant passer le délai de mise sur le marché de 24 à 18 mois… sans savoir comment faire. C’est cette incertitude qui nous a permis de conserver la performance.»

 

Relations - Ne pas faire reluire

Pour Yves Dubreil, ce sont les confrontations qui créent une plus-value, et permettent de progresser. Malheureusement, dans trop de structures, la culture d’entreprise et les relations entre les collaborateurs laissent peu de place à des remises en question. «Dans nos entreprises, il y a des ‘maladies hiérarchiquement transmissibles’. Elles sont dramatiques, elles se répandent. Le virus des MHT, c’est la brosse à reluire. Tous les sous-chefs de sous-chefs passent à leurs responsables la brosse à reluire. Cela empêche la confrontation nécessaire. Le bon antivirus, c’est le poil à gratter. Si le chef admet que ses subordonnés peuvent le contester sur le fond, alors on se trouve dans un contexte qui est dynamique et qui peut faire avancer.»