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 (Photo : David Laurent / archives)

Dans La Comédie humaine, Honoré de Balzac faisait dire à un banquier que « les affaires ne reposent pas sur des sentiments ». Eh bien, cette théorie semble bien éculée au vu des stratégies management et marketing contemporaines dont les préceptes font valoir les intérêts des donations de sociétés aux œuvres caritatives. Il est aujourd’hui possible d’aborder la philanthropie d’entreprise de manière objective, sans verser dans la condescendance (pourquoi les managers ne pourraient-ils pas, au fond, être animés par de bonnes intentions ?) ou le cynisme (ces mêmes managers doivent, après tout, justifier les dépenses auprès des actionnaires ou des employés).

Fondamentalement, les sociétés partagent de plus en plus l’idée que, dans un contexte de globalisation croissante, les relations avec leurs communautés d’intérêts doivent être bâties de manière durable et donc impliquer des engagements sociétaux et environnementaux forts. En la matière, la problématique de responsabilité sociale des entreprises (RSE) occupe une place prépondérante dans le débat public alors que, parallèlement, le mécénat continue de prendre des parts de ce marché humaniste. Et ce, en dépit de la crise.

Un modèle français ?

La Fondation de Luxembourg constitue un bon indicateur de tendance au niveau local. Bien que relativement jeune (créée en 2008 et opérationnelle depuis 2009), elle abrite déjà cinq fondations d’entreprise représentant un engagement total de 5 millions d’euros.

Sa directrice générale, Tonika Hirdman, confie que de plus en plus de sociétés luxembourgeoises réfléchissent à structurer leurs donations via la fondation, dans le cadre d’une réflexion stratégique globale. Pudiquement, elle parle d’un « bon pipeline » avec une poignée d’entre elles en approche.

Le Luxembourg, il est vrai, s’était positionné sur ce créneau en modifiant rapidement sa législation y relative, suite à l’arrêt Persche (2009) de la Cour de justice de l’Union européenne reconnaissant le principe de déductibilité transfrontalière des dons. La juridiction ne jouit pas pour autant de dispositions légales particulièrement incitatives en la matière. Les entreprises peuvent déduire du revenu imposable l’intégralité du don versé à tout organisme reconnu d’utilité publique (dans toute l’Union européenne) ainsi que la dotation initiale apportée en espèces par le fondateur à une fondation, dans la mesure où le montant ne dépasse pas 20 % du bénéfice d’exploitation ni 1 million d’euros. Dans les textes, le Grand-Duché est en fait moins compétitif pour la déduction d’impôt que pour la distribution transfrontalière de dons. En effet, ni le législateur luxembourgeois ni l’Administration n’ont posé comme condition d’éligibilité à l’entreprise initiant le don d’exercer une activité sur le territoire grand-ducal.

En France, en revanche – une fois n’est pas coutume –, l’incitation fiscale est beaucoup plus intéressante. Du coup, l’engouement pour le mécénat y est encore plus prononcé. En 10 ans, le nombre de fondations d’entreprise y a plus que quadruplé, passant de 100 en 2001 à 450 en 2011. L’Hexagone voisin jouit depuis 2003 d’un régime très favorable à la déductibilité des dons. Actuellement, les entreprises peuvent déduire 60 % de leurs dons dans la limite de 0,5 pour mille de leur chiffre d’affaires. Mais le gouvernement Ayrault pourrait ramener ce taux à 30 % dans sa chasse aux niches fiscales. Peut-on parler, justement, de niche fiscale ?

Pas vraiment. D’abord, l’association Admical relève qu’en 2011, seulement deux tiers des entreprises philanthropes ayant participé à l’étude annuelle réalisée en France jouissaient d’une réduction d’impôt. Rappelons ensuite qu’il n’est guère possible de générer un bénéfice (à court terme, à tout le moins) en faisant un don irrévocable. L’incitation fiscale n’est donc définitivement pas le moteur du don. Elle reste, comme son nom l’indique, une mesure incitant le potentiel donneur à sauter le pas.Une fondation présente plutôt un intérêt en tant qu’outil de communication. Elle peut porter le nom de l’entreprise à son origine afin d’augmenter sa visibilité. Par exemple, en communiquant sur la réalisation d’une opération de bienfaisance, le groupe peut compenser toute éventuelle mauvaise presse dont il a été l’objet. Même si d’autres auraient plutôt tendance à cacher leurs activités philanthropiques, de peur qu’on les soupçonne, justement, de faire de l’écoblanchiment ou tout simplement d’avoir de la liquidité en excès. Les dons effectués à une fondation et ses actions sur le terrain permettent également à la société de s’impliquer dans son secteur d’activité, d’étendre sa connaissance du milieu dans lequel elle opère, mais également de tisser un réseau.

Des fondations sans la fondation

Cela étant, la création de la Fondation de Luxembourg ne marque pas le commencement de l’ère du mécénat d’entreprise au Grand-Duché. Les groupes locaux ne l’ont pas attendue pour lancer leur initiative propre. André Losch (Autodistribution), ArcelorMittal ou encore KPMG Luxembourg l’avaient notamment précédée. Son existence ne signifie pas non plus que l’intégralité des dons aux associations passera par elle. La Compagnie Financière La Luxembourgeoise est en train de monter sa fondation éponyme en stand alone… alors que Pit Hentgen, son PDG, siège au conseil d’administration de la Fondation de Luxembourg. L’ironie s’arrête là. L’entreprise d’assurance estime disposer de ressources humaines suffisantes pour mener à bien le suivi des projets qu’elle entend financer par sa fondation, à savoir des logements pour étudiants en situation financière précaire sur le site d’Esch-Belval. « Le secteur de l’assurance a fait des bénéfices extraordinaires en 2011 et il nous paraît naturel de faire un geste envers le pays et la communauté locale », explique M. Hentgen. La dotation initiale de la fondation La Luxembourgeoise s’élève à 2 millions d’euros et la valeur du projet, entre 6 et 7 millions.

L’existence de la Fondation de Luxembourg s’explique peut-être aussi par la volonté d’attirer des capitaux d’entreprises étrangères. Le gouvernement luxembourgeois peut faire valoir « sa » fondation abritante dans sa recherche de diversification des compétences financières de la Place. D’abord, celle-ci permet aux entreprises qui le souhaitent d’accorder une part de leurs revenus à une œuvre via une fondation éponyme sans engager de ressources humaines sur le suivi des projets. Il faudra « seulement » à la société payer 5 % des flux sortants à la Fondation de Luxembourg pour leur gestion. Le donateur est bien sûr libre de les choisir et de s’y investir humainement et financièrement comme il l’entend.

De plus, faciliter aux entreprises la création de fondations complète, à la marge, l’offre du gouvernement dans sa stratégie de headquartering et dans sa volonté d’attirer au Grand-Duché des groupes internationaux. Et la Fondation de Luxembourg pourrait prendre une autre dimension si la proposition de directive permettant la création d’une fondation européenne était votée cette année au Parlement européen et par les États membres. Le cas échéant, toute fondation bénéficiant de ce statut serait traitée dans chaque État de l’Union, d’un point de vue fiscal notamment, comme une institution de droit national. Faisant valoir sa stabilité économique, politique et fiscale, le Luxembourg pourrait ainsi devenir la plaque tournante de la philanthropie européenne. Tonika Hirdman fait d’ailleurs remarquer qu’aujourd’hui, la proportion de donateurs étrangers est beaucoup plus grande au Grand-Duché qu’en Belgique ou en France.

Pas le monopole du cœur

Mais la fondation n’est pas la seule voie de la philanthropie. Selon une étude internationale réalisée par le Comité encourageant la philanthropie d’entreprise (CECP) en 2011, 46 % des 19,9 milliards de dollars de dons effectués par les 213 sociétés considérées (dont 62 issues du Top 100 du classement Fortune 500) prenaient la forme de virements de liquidité. Et alors que 82 % des sociétés de l’échantillon étaient dotées d’une fondation, seulement 35 % du volume total transitait via ce type de structure.

D’une manière générale, fondation ou pas, la philanthropie d’entreprise confère une image positive à la société – PME ou firme multinationale – à l’extérieur, mais aussi en interne. Elle permet d’afficher l’adhésion à des valeurs qu’elle ne peut pas forcément revendiquer dans l’exercice normal de son activité. La participation à des projets humanistes accroît également la cohésion des équipes. La direction de la société d’investissement Mangrove Capital Partners invite par exemple ses employés à s’engager dans ses activités philanthropiques. Les avocats et collaborateurs de Linklaters prennent également de leur temps pour participer à des projets (en Turquie ou au Bénin pour accompagner des enfants malades) auxquels participe la société, qui n’a elle pas de fondation à son nom. Guy Loesch, associé du cabinet et responsable des activités philanthropiques, maintient que l’objectif n’est pas mercantile, mais il admet que certains clients s’enquièrent d’une politique en la matière. À l’épreuve des faits, le banquier de la Comédie humaine réfutant qu’une garantie puisse reposer « sur la bonne opinion que vous inspirez et sur la considération dont vous jouissez » aurait donc tort. La philanthropie d’entreprise complète parfaitement, et de plus en plus, la panoplie du manager dans sa communication interne et externe… en plus, bien sûr, d’être un acte fondamentalement humaniste.