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Lors de son passage à Luxembourg pour le 1er Forum national des Res-sources Humaines organisé par Lombard Media en collaboration avec Deloitte & Touche le 19 septembre dernier, Thierry de Beyssac, directeur général d'Hewitt France, leader mondial de conseil en Ressources Humaines, a raconté une petite anecdote. Un jeune diplômé de grande école se présente à un entretien dans une grande banque. Le recruteur lui dit "Vendez-vous, jeune homme"; le jeune homme lui répond: "Mon-sieur, je crois que nous nous sommes mal compris, si je suis là c'est pour que vous me vendiez votre entreprise!". En effet, la pénurie de main-d'oeuvre a inversé les rôles. Auparavant, le candidat devait convaincre l'entreprise de ses capacités; à présent, c'est à l'entreprise de déployer ses meilleurs atouts pour le séduire. Si le recruteur hésite, le candidat s'envole ailleurs car, en France par exemple, les débutants de niveau bac+5 ont le choix entre 5 à 10 offres en moyenne. On voit des entreprises américaines démarcher les universités européennes. Même les chasseurs de tête, qui jusque là ne daignaient regarder que les professionnels ayant déjà une expérience, considèrent d'un ?il nouveau cette population. Mais la génération qui arrive actuellement sur le marché du travail, la fameuse génération X, ne voit pas sa carrière, sa vie professionnelle et l'entreprise de la même façon que celles qui l'ont précédée. Elle n'aspire pas aux mêmes choses, elle n'a pas les mêmes valeurs ni les mêmes comportements. Pour s'adresser à ces jeunes, les séduire et les "apprivoiser", les recruteurs et les entreprises doivent déjà se rendre compte des décalages qui existent entre leur propre vision du monde professionnel et celui de ces jeunes qu'ils convoitent.

Deux études sont intéressantes à ce point de vue. La première, présentée par le sociologue Gilles Achache lors du 1er Forum national des Ressources Humaines, a été réalisée par l'institut CSA avec le soutien d'Adecco auprès de 1.000 jeunes français et 200 cadres d'entreprise (Travailler, premiers jours, revue Autrement, avril 2000). Elle souligne les malentendus flagrants entre jeunes et entreprises. Par exemple, 63% des 20-30 ans interrogés demandent qu'on "leur fixe des objectifs, mais qu'on les laisse s'organiser comme ils l'entendent". Seulement 32% des responsables d'entreprise souscrivent à cette demande, contre 39% qui veulent prescrire précisément le travail. En résumé, les aspirations dominantes sont l'épanouissement personnel, un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, la maîtrise du temps et la qualité des relations humaines dans l'entreprise. Les jeunes préfèrent les petites structures, moins pesantes, moins hiérarchisées, plus innovantes. Le travail n'est pas la grande aventure de leur existence; c'est un moyen de mener leur vie comme ils l'entendent. Pour eux, l'aventure est ailleurs.

"L'enjeu pour les jeunes est de faire en sorte que leur évolution professionnelle ne soit qu'un des aspects de leur vie et de leur projet personnel'. Et pourtant, d'après le sondage, un tiers seulement des entreprises considèrent l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée comme un objectif prioritaire dans la gestion du personnel. Ces membres de la génération X refusent le mode de management paternaliste et recherchent un environnement professionnel qui allie la qualité de vie et la créativité, les responsabilités rapides. Ils entrent en conflit avec des responsables plus âgés, issus d'une autre culture. Les relations hiérarchiques et de pouvoir leur sont inconnues. "Pour les responsables d'entreprise, l'intégration nécessite la reconnaissance de la primauté de la hiérarchie dans l'organisation du travail. A l'inverse, pour les 20-30 ans, la réussite dans le travail passe par une plus grande liberté par rapport à cette hiérarchie". Autre nouveauté, ils sont résolument infidèles à leur employeur dès le début de leur parcours professionnel. Lors du forum RH du 19 septembre, plusieurs DRH luxembourgeois ont d'ailleurs insisté sur ce fait; les jeunes résilient parfois leur contrat avant même d'avoir commencé, par ce qu'ils ont eu une meilleure offre entre temps.

Une deuxième étude riche d'enseignements est celle réalisée auprès des jeunes diplômés de HEC en collaboration avec le cabinet Mazars, groupe international de conseil et d'audit (Enquête Sofres-Mazars-HEC, automne 1999). Les jeunes diplômés ne considèreront pas l'évolution de leur carrière à 3 ou 5 ans de la même façon que l'ont fait leurs aînés. Tout d'abord parce qu'ils aspirent, après leurs débuts, à un rééquilibrage entre vie professionnelle et vie personnelle. Une bonne qualité de vie au travail devient un critère essentiel dans le choix d'une entreprise. Il en ressort également qu'ils donnent de l'importance au côté "humain' de l'entreprise (ambiance, accueil, conditions de travail'). Deux secteurs d'activité sont tout particulièrement attractifs pour eux: le conseil et la banque. De quoi réjouir les DRH et recruteurs luxembourgeois de ces secteurs qui possèdent ainsi un atout non négligeable dans la guerre des talents sur le marché des jeunes en Europe. Les jeunes diplômés n'hésitent plus à gérer leur parcours professionnel à court terme et se préparent à des changements d'entreprises et de métier, de pays et de cultures au cours de leur vie professionnelle. Pour Michel Thil, associé de Mazars Luxembourg "Les jeunes réagissent comme des financiers et suivent le conseil des sages: ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier! La nouvelle génération sera mieux armée face à la mouvance économique (fusions, chômage...) parce qu'elle n'attend plus tout de sa profession. Etre quelqu'un aujourd'hui ne se résume plus à une vie professionnelle. C'est en quelque sorte un rapport plus sain, bénéfique tant pour les entreprises que pour les individus, car la recherche de candidats ne se résume plus à des compétences, c'est aussi une question de profil, de savoir-être, de personnalité... une vision à 360° de l'être humain. Nous développons chez Mazars, de par notre structure et notre culture d'entreprise, une dynamique orientée sur le capital humain et sur les talents".

Mais, dans ce contexte que l'on retrouve dans tous les pays européens, qu'est-ce qui intéresse les jeunes luxembourgeois? Comment voient-ils leur carrière? Quels sont les secteurs qui les attirent le plus?

Les DRH des entreprises luxembourgeoises doivent recruter essentiellement des jeunes diplômés étrangers par manque de jeunes sur le marché local. Même si la démographie explique en partie cette situation, il y a d'autres arguments que l'on peut pointer du doigt. Le principal concurrent des entreprises sur le marché du travail est l'Etat luxembourgeois lui-même. Offrant des rémunérations attractives et une sécurité de l'emploi incomparable, il est encore aujourd'hui le principal débouché souhaité par les jeunes du secondaire. Lorsque l'on observe la situation des entreprises de services, on s'aperçoit que les Luxembourgeois sont minoritaires dans les postes de Direction. Selon Raymond Harsch du Centre d'information sur les études supérieures, le problème réside dans l'inadaptation de la préparation des jeunes du lycée à la vie active. "Il faut responsabiliser les jeunes dès l'école, les éduquer à faire les bons choix et à prendre des initiatives. Dans la filière technique, ça bouge davantage, c'est moins abstrait. Nous devons faire évoluer le système pour le mettre en phase avec la réalité du monde du travail'. Les jeunes Luxembourgeois privilégieraient donc encore la sécurité de l'emploi à l'innovation et à l'aventure du privé. Au grand dam des DRH qui aimeraient bien en avoir un peu plus dans leurs équipes. Et peut être aussi au détriment de l'esprit d'entreprise au Luxembourg et de l'attrait pour les start-up.

Face à ce nouveau paysage, beaucoup d'entreprises se contentent encore d'utiliser des stratégies traditionnelles et de court terme. Elles continuent à manier la langue de bois et un discours conventionnel dans leurs annonces de recrutement, à pratiquer la surenchère salariale, sans se préoccuper de message, d'intégration ou de contenu de travail. Attirer c'est avant tout comprendre pour mieux séduire. Et la frénésie autour des jeunes ne devrait pas se calmer de sitôt, en Europe comme au Luxembourg d'ailleurs, puisque le "jeune" va devenir une denrée de plus en plus rare. Démographie oblige.