Geoffroy Gailly (photo), Perry Resl et Olivier Georis font le point sur le défi que représente Solvency II pour le secteur des assurances dans le Dossier de l'édition de septembre/octobre de Paperjam2. (Photo: Luc Deflorenne)

Geoffroy Gailly (photo), Perry Resl et Olivier Georis font le point sur le défi que représente Solvency II pour le secteur des assurances dans le Dossier de l'édition de septembre/octobre de Paperjam2. (Photo: Luc Deflorenne)

Après des années de tergiversations, la réforme Solvabilité II entrera enfin en vigueur au 1er janvier 2016. Son objectif est de faire en sorte que les assureurs puissent prouver des niveaux de capitaux propres suffisamment importants par rapport aux risques de toute nature auxquels ils sont confrontés. Cette couche de sécurité supplémentaire destinée à mieux protéger les clients avait été programmée au niveau de l’Union européenne avant la crise économique et financière qui a produit ses effets à partir de 2008. Mais celle-ci a poussé dans le dos sa concrétisation. À l’échelon européen, la directive Solvabilité II a donc été adoptée au printemps 2009. C’est sa mise en œuvre et la définition de son contenu exact qui ont, finalement, pris beaucoup plus de temps. D’autant que la réalisation est basée sur trois piliers. À trois mois de l’échéance, où en sont les compagnies luxembourgeoises?

«Nous concentrons nos efforts sur le troisième pilier qui concerne les reportings, note Perry Resl, fondé de pouvoir chez Lalux Assurances. Un programme Solvabilité II a été mis en place: le pilier 1 a été bien préparé, notamment via les participations aux QIS (quantitative impact studies), études lancées ces dernières années par l’EIOPA (European Insurance and Occupational Pensions Authority) au niveau européen. Pour le deuxième pilier, les développements sont en cours et avancent bien, mais au niveau du troisième pilier, nous devons fournir de nombreux QRT (quantitative reporting templates), ce qui représente un volume important d’informations à fournir dans des délais serrés.»

Risk manager chez Bâloise Assurances Luxembourg, Olivier Georis explique lui aussi qu’actuellement les forces sont assez bien concentrées sur les piliers 2 et 3. Mais le flou subsiste dans une certaine mesure. «Au niveau du pilier 3, l’EIOPA a tardé à publier les spécifications techniques finales pour les QRT, observe-t-il. Ce n’était donc pas évident pour les compagnies de devoir se préparer en sachant que le dossier devrait encore connaître des évolutions.»

Risque de surcharge

La situation semble un peu surréaliste: les compagnies doivent donc encore pratiquer la navigation à vue alors qu’on a l’impression qu’on parle de Solvabilité II depuis une dizaine d’années. À qui la faute? «Il y a effectivement très longtemps qu’on parle de cette nouvelle réglementation, confirme Geoffroy Gailly, partner, advisory insurance chez KPMG. Mais il y a eu beaucoup d’atermoiements et de reports; au point qu’on a fini par convaincre les responsables de compagnies d’assurances que le sujet n’aboutirait jamais. Mais aujourd’hui la deadline est fixée et on voit que ce n’est pas si simple. La complexité du troisième pilier a sans doute été sous-estimée.»

Les assureurs se préparent donc à devoir assurer une somme importante de travail réglementaire supplémentaire qui pourrait avoir des conséquences sur leur performance globale. Un sentiment d’autant plus aiguisé au Luxembourg que même les plus grandes compagnies de la Place ne sont jamais des géantes à l’échelle internationale. Elles risquent de souffrir plus que d’autres des exigences européennes. La mise en place de la nouvelle directive exige en effet que chaque compagnie s’offre les services d’un actuaire, d’un contrôleur interne, d’un risk manager et d’un auditeur interne. Pour certaines petites sociétés, le personnel pourrait donc purement et simplement être multiplié par deux. «Le risque vient surtout du fait que les compagnies vont devoir se doter de supports qui n’apportent pas directement de business supplémentaire», observe Olivier Georis.

Dans une certaine mesure, certaines fonctions pourront être externalisées. C’est notamment le cas pour la fonction actuarielle dédiée aux calculs du premier pilier, basé sur des données quantitatives. Mais là non plus, le transfert vers des entités extérieures ne sera pas aussi simple. «La principale difficulté, explique Geoffroy Gailly, est qu’il y a peu d’entreprises au Luxembourg qui détiennent l’agrément PSA pour l’actuariat. Or, ce statut est un passage obligé pour pouvoir offrir ce type de services.» Le responsable de KPMG note encore, dans la foulée, que l’obtention de ce statut n’est pas si simple. Parce qu’il s’agit d’une procédure coûteuse, lourde d’un point de vue de la supervision, qui exige de nombreuses compétences… sans avoir la certitude de trouver des clients suffisamment grands pour pouvoir s’offrir ces services.

La solution pourrait alors passer par l’informatisation de certaines tâches afin de soulager les équipes et éviter, comme le souligne Olivier Georis, «que les actuaires deviennent juste des fournisseurs de rapports dans le cadre de Solvabilité II et n’aient plus de temps à consacrer à leur premier métier d’actuaire». Mais à ce niveau non plus la situation ne semble pas encore avoir atteint la maturité souhaitée. «À terme, si nous voulons automatiser le processus de la manière la plus large possible, il faudra investir dans des outils, constate Perry Resl. Il faudra notamment se doter d’une base de données qui puisse absorber tous les résultats et d’un outil de reporting qui ira chercher les résultats et produira les différents rapports. Certains outils existent, mais ça se limite souvent à une brique dans le système. Il n’y a pas encore d’outil intégré.» Mais le responsable de Lalux concède que ce n’est pas simple dans la mesure où les derniers éléments du troisième pilier viennent seulement d’être publiés.

Deux années de rodage

Apportant un regard extérieur sur la situation des compagnies, Geoffroy Gailly lance une nouvelle piste pour les délester partiellement de ces nouvelles exigences. Selon lui, de nombreux asset managers, fournisseurs des compagnies d’assurances en matière de fonds d’investissement, ont pris conscience du potentiel que peut représenter pour eux leur capacité à fournir des informations aux entreprises. «Les asset managers sont capables de décharger les compagnies d’une partie du travail en amont en leur fournissant de l’information dans un format compatible. Ils sont en train de se rendre compte que ça pourrait même devenir un avantage concurrentiel.»

Des pistes existent donc pour soulager le secteur, mais les solutions restent partielles et, dans ce contexte, il ne faut pas s’attendre à ce que l’ensemble du monde des assurances se déclare totalement prêt à assumer les nouvelles exigences de Solvabilité II dès le 1er janvier prochain. Tout le monde s’attend à une période de rodage qui pourrait durer deux ou trois ans avant d’atteindre la vitesse de croisière. Mais ça vaudra autant pour les sociétés, qui devront fournir les preuves de leur solidité, que pour les autorités de contrôle.

Changement de modèle?

La question ultime est donc de savoir si, une fois Solvabilité II solidement installée au niveau des compagnies d’assurances, les risques seront réduits à une portion raisonnable. Car c’est bien le but: que les capitaux propres soient adaptés aux risques encourus. Un des grands changements par rapport à Solvabilité I est donc que les évaluations qui se faisaient avant sur une valeur comptable se feront désormais en tenant compte de la valeur de marché. Conséquence, la volatilité des marchés risque de modifier sensiblement les données d’une année à l’autre. «Sous Solvabilité II, on pourrait obtenir des ratios très volatils année après année, sans pour autant changer le business model, mais simplement sur base des effets de marché», explique Olivier Georis. Et dès qu’une société glissera sous la barre des 100%, elle devra prendre des mesures: lever du capital ou sortir de certains risques. En tenant compte que certains actifs coûtent plus cher à maintenir que d’autres.

«Les règles définies dans le premier pilier amènent naturellement les compagnies à s’interroger sur la pertinence d’un certain nombre d’actifs qu’elles ont en portefeuille, pointe Geoffroy Gailly. C’est, selon moi, un des grands enjeux de Solvabilité II.» Le consultant de KPMG précise qu’actuellement, déjà, on voit des directions de compagnies d’assurances prendre la décision de désinvestir de certains types d’actifs plus risqués, donc plus chers. Des tendances partiellement confirmées au niveau des assureurs. «Historiquement, les assureurs sont de grands investisseurs en actions, commente Olivier Georis. Or, aujourd’hui, nous cherchons d’abord à savoir le coût en capital que l’opération risque de générer. On voit donc arriver certains réflexes sur des sujets aussi importants que les investissements financiers et qui sont directement liés aux exigences de la directive Solvabilité II.»

À terme, il y a donc un risque de voir les assureurs déserter l’économie réelle qu’ils ont jusque-là abondamment soutenue pour investir dans des secteurs moins risqués. «Pour autant qu’il en existe encore, lance Geoffroy Gailly. Qui aurait conseillé, il y a 10 ans, de ne pas investir dans des obligations souveraines? C’était l’investissement par excellence. Mais on vient de voir, avec la crise grecque, qu’il n’y a plus d’investissements non risqués.»

Selon lui, même s’il estime que, dans l’ensemble, les mesures adoptées dans la cadre de la directive Solvabilité II sont nécessaires, elles ne permettront pas d’éviter les risques collatéraux. Ainsi, un autre danger de Solvabilité II serait de guider les stratégies d’investissement de tous les assureurs dans la même direction afin d’éviter les zones à risques. «Sur base de ce qui a été observé lors de la dernière crise, les responsables européens ont voulu ramener tous les moutons dans l’enclos pour éviter qu’ils aillent se promener sur des actifs un peu trop risqués. Mais quid si, demain, une nouvelle crise vient impacter les actifs réputés sûrs vers lesquels les compagnies se sont rassemblées pour répondre à ce que Solvabilité II leur imposait?» Une situation potentiellement plus catastrophique encore, estime le consultant. «Dans le passé, certaines compagnies ont beaucoup souffert, mais d’autres s’en sont encore plutôt bien tirées. Dans ce modèle-ci, elles risquent de souffrir toutes de la même façon.» ◄

Directive
Trois niveaux d’exigence
Pour se mettre en règle par rapport à Solvabilité II, les assureurs doivent pouvoir analyser le risque au niveau de leurs fonds propres, de leur politique de gouvernance et fournir les rapports détaillés aux autorités de contrôle, voire au grand public.

Vaste projet européen de réforme du secteur de l’assurance pour garantir aux consommateurs des sociétés plus solides, Solvabilité II a été votée le 22 avril 2009. D’abord prévue pour le 1er janvier 2014, l’entrée en vigueur de la directive a finalement été reportée au 1er janvier 2016. Et cette fois la date est définitive. Selon les dispositions de la directive, la réforme s’appuie sur trois piliers. Selon les définitions du Commissariat aux assurances, le 1er pilier concerne «les exigences quantitatives en matière de détermination des provisions techniques, du capital de solvabilité requis et de l’adéquation des fonds propres». Si le premier pilier est quantitatif, le second est qualitatif. Il concerne «les exigences qualitatives en matière de gouvernance et de suivi des risques en interne par les entreprises et leur surveillance par les autorités de contrôle». Le troisième pilier, celui du reporting, doit permettre de définir les informations auxquelles le grand public aura accès et celles réservées aux autorités de contrôle. Ces informations concernent la solvabilité des compagnies et prennent la forme de nombreux rapports que les responsables devront fournir aux autorités de contrôle. Certains à un rythme annuel, d’autres à un rythme trimestriel. Ce qui représente un travail considérable auquel les compagnies se préparent depuis plusieurs années.

Législation
Le vote se fait attendre
La transposition de la directive Solvabilité II dans la législation luxembourgeoise se fait attendre. En juillet, le Conseil d’État a une nouvelle fois renvoyé le texte au Parlement pour de nouveaux ajustements.

Après avoir formulé une série de remarques, dès novembre 2012, sur le projet de loi destiné à transposer les nouvelles règles de solvabilité dans le secteur de l’assurance, le Conseil d’État a rendu un nouvel avis très mitigé sur le projet en date du 10 juillet dernier. Un avis qui vient bien tard alors que le projet de loi devrait être voté avant la fin de l’année civile. Solvabilité II entre en effet en vigueur à l’échelon européen le 1er janvier 2016.

Dans la version qui lui avait été soumise, et qui aurait dû idéalement être votée dès le mois de mars, le gouvernement proposait 175 nouveaux amendements. Mais visiblement, la nouvelle version n’a pas suffi. Dans son avis, le Conseil d’État a notamment pointé les manques dans la gouvernance du Commissariat aux assurances. Il s’étonne notamment de voir le comité de direction fonctionner avec seulement deux personnes, depuis le départ de Victor Rod, à la fin de l’année 2014, alors que le quota est de trois personnes. Cet avis mitigé des Sages a donc obligé un nouveau parcours pour le projet de loi. Il a été à nouveau retravaillé au sein de la commission des finances et du budget le 22 septembre dernier et de nouveaux amendements devraient être proposés. Ceci dit, même si le projet de loi final devait être voté après l’échéance du 1er janvier, l’entrée en application de Solvabilité II ne serait pas postposée pour autant.