Monsieur Didier, comment expliquez-vous la brutalité des attaques récentes contre la Grèce et certains autres pays de la zone euro, comme l’Espagne et le Portugal?
«A vrai dire, c’est très difficile à expliquer. Il y a, d’une part, des raisons de fond qui concernent la sortie de politiques budgétaires insoutenables. D’autre part, avant le passage à l’euro, lorsque des monnaies différentes coexistaient dans la zone, ce type d’évènements se traduisait par de graves crises de change. Aujourd’hui, il n’est plus possible de spéculer sur des monnaies. Les spéculations se portent donc sur les différentiels de taux d’intérêt. Ces attaques spéculatives se sont également traduites par une appréciation des obligations allemandes et françaises. Ceux qui ont gagné de l’argent sur la Grèce ont pensé qu’ils pouvaient gagner une deuxième fois avec des mouvements d’une ampleur encore plus grande
Que pensez-vous du plan de soutien de 750 milliards de dollars mis sur pied par l’Europe et le FMI?
«Nous ne connaissons pas encore tout dans le détail. On peut dire néanmoins que les pays européens, le FMI (Fonds Monétaire International) et la BCE (Banque Centrale Européenne) ont envoyé un signal de crédit illimité aux pays en difficulté. Ce qui veut dire a priori qu’il n’y aura pas de défaut de paiement. Cela dit, si les déficits ne sont pas réduits avec des programmes crédibles, nous rebuterons plus tard sur la question de la dette. Pour l’instant, le problème a été reporté. Il sera tout de même difficile d’éviter un défaut de paiement, une restructuration des dettes, ou une réduction des déficits. Sans doute faudra-t-il songer à un mélange des trois. Nous pouvons nous prêter de l’argent entre pays européens, mais nous sommes tous en déficit. Nous mutualisons les risques, mais le risque fondamental demeure. Il faut donc surveiller les annonces de réduction effective des déficits.
Suite aux évènements récents, la BCE a aussi annoncé son intention d’acheter directement des emprunts d’Etat, ce qu’elle s’était toujours refusée à faire. Ne s’agit-il pas d’une entorse au traité de Maastricht et d’une remise en cause de son indépendance?
«Les établissements financiers, qui détiennent une partie des obligations d’Etat, étaient sous la menaced’une nouvelle crise, avec les conséquences que cela impliquait en termes de crédit et de grippage de l’économie. Je ne suis toutefois pas favorable à cette décision. Il s’agit un peu de l’arme de dernier recours. D’un autre côté, désormais, il n’y a plus de plan B. Tant qu’il existait un plan B, les marchés spéculaient pour qu’il soit déclenché. Au moins, maintenant, les marchés ne peuvent plus rien réclamer.
Etes-vous surpris par les retombées boursières de ces évènements?
«Les observateurs ont longtemps cru que la Bourse tiendrait bon et sortirait à peu près indemne de cette situation. Mais ce fut très vite la panique. La volatilité a tendance à raccourcir l’horizon. Dans un tel contexte, les investisseurs se délestent aussi des placements à risque. Par ailleurs, les opérateurs, qui étaient sur un nuage dans leurs anticipations de hausse des profits, ont rectifié leur scénario. Aujourd’hui, les perspectives de croissance sont plus faibles et la Bourse cherche un nouvel équilibre.
Etes-vous inquiet à plus long terme pour le marché de la dette publique?
«Il y a une telle épargne dans le monde, y compris en Chine, qu’elle doit se placer. Et les grands Etatsn’ont pas de difficultés à emprunter. Les caisses de retraite, les fonds de pension doivent investir en emprunts d’Etat. Ils n’ont guère le choix.
Les derniers évènements remettent-ils en cause votre scénario économique pour les mois et les années qui viennent?
«Ce qui s’est passé est très défavorable à la croissance. Le consommateur de base voit bien, du coin de sa fenêtre, que tout ceci va dégrader les perspectives économiques. Nous avions prévu que le rebond de 2010 ne tiendrait pas et que la croissance serait très faible en 2011. Nous maintenons notre scénario de tassement de la croissance en 2011, mais la crise actuelle ne fait qu’amplifier ce scénario. Il faut réviser à la baisse les perspectives de l’économie.
Si nous nous replaçons dans un horizon plus large, nous restons dans la phase de sortie d’une récession exceptionnelle suite au retournement de conjoncture qui s’est amorcé en 2007. Ce retournement est parti de l’économie avant de se propager à la finance comme une traînée de poudre. Rappelons-nous tout de même que les gens ne savaient plus s’ils pouvaient laisser leur argent à la banque. Cela dit, à l’époque, de nombreux économistes, notamment ceux du FMI, ont propagé l’idée que nous allions plonger dans une Grande Dépression, similaire à celle de 1929. Je pensais au contraire que nous aurions une récession sévère, mais courte, justement parce qu’elle avait été brutale.
Selon vous, il ne s’agit donc pas d’une crise de même nature que celle des années 1930…
«La crise des années 1930 s’est installée progressivement, sur deux ou trois ans. Elle a été très profonde ensuite. Dans la crise actuelle, les Etats ont répondu très vite, en garantissant le système à la fois bancaire et monétaire qui était au cœur de la panique. Cela dit, après le rebond de 2009, nous allons avoir du mal à retrouver des taux de croissance très significatifs dans les pays développés, aux Etats-Unis et en Europe. La convalescence va être longue.
Combien de temps va-t-elle durer?
«Nous nous attendions à une convalescence de deux ou trois ans. Avec les évènements récents, elle va encore être prolongée. Le rebond auquel nous avons assisté est d’abord d’ordre industriel. Il résulte des exportations grâce aux pays émergents, d’une reconstitution des stocks et des plans de relance des gouvernements. Mais ces deux derniers effets sont temporaires. L’ajustement des stocks est terminé. Et nous n’en sommes plus aux plans de relance, plutôt à la réduction des déficits.
Pour que le rebond finisse par se transformer en reprise, il faudra deux relais importants, la consommation et l’investissement. Or, je ne crois pas que la consommation puisse repartir en raison du chômage et de la faiblesse des revenus. Je ne suis pas non plus très optimiste quant à l’investissement. La croissance va donc retomber dans la deuxième partie de 2010 et probablement en 2011. Elle va rester assez médiocre pendant un certain temps. Il y a aura néanmoins une reprise. Nos économies sont devenues très cycliques. Quand les entreprises auront de nouveau envie d’investir, la croissance reviendra sur un rythme de 2,5%-3% dans les pays développés. Avec le dynamisme des marchés émergents et même si le rebond est plus marqué aux Etats-Unis qu’en Europe, la croissance mondiale est actuellement déjà supérieure à celle de 2005-2007.
Croyez-vous également à un retour de la croissance en Europe?
«Oui, on peut avoir 2,5% voire 3% de croissance en 2013 ou 2014 sous l’effet de l’entraînement del’économie. Quand les surcapacités auront été épuisées, les entreprises devront réinvestir.
Quelle est, selon vous, l’origine profonde de la crise dans laquelle nous nous trouvons?
«C’est très simple. A mon avis, le problème ne vient pas de l’Europe, ni même des Etats-Unis. Il vient essentiellement de Chine. Nous avons traversé une période de taux d’intérêt à long terme extrêmement bas, en 2004, 2005, 2006, alors que la croissance mondiale était forte. Même Alan Greenspan (l’ancien président de la Réserve fédérale américaine, ndlr.) qui parlait de conundrum (énigme, ndlr.) ne comprenait pas ce qui se passait. En fait, les excédents chinois considérables, dus au niveau très bas du yuan, revenaient s’investir sur les marchés de capitaux mondiaux et notamment sur les obligations libellées en dollars.
Or, quand les taux sont bas, la valeur des actifs monte. On peut s’endetter pour acheter de l’immobilier. C’est comme ça que sont nés les subprimes américains. Il ne s’agit pas de la folie des banquiers, mais de conditions macro-économiques qui donnent envie aux gens de s’endetter massivement. Par ailleurs, comme les banques ne pouvaient pas gagner de l’argent sur le crédit, en raison de taux très bas, elles ont cherché à gagner de l’argent de façon plus risquée, avec les dérivés de crédit, les produits structurés et la titrisation. Au fond, les gouvernements se satisfaisaient de cette situation qui se traduisait par de la croissance, une baisse du chômage, une hausse de la valeur des actifs. Peu avant la crise, le FMI considérait qu’il n’y avait pas de raison que cela s’arrête.
N’est-on pas aujourd’hui toujours dans la même situation, avec un yuan faible et des taux très bas?
«Les causes profondes de la crise sont toujours là. Il faut donc remettre les monnaies, et notamment leyuan, dans un environnement plus normal. Le contexte est néanmoins différent. Il n’est plus question pour les banques de se relancer dans les risques du passé, qu’on les réglemente ou pas. Il n’y a donc aucune chance de retrouver une crise de nature identique, même s’il y aura d’autres crises. Je pense qu’il y a eu des rebonds de marché excessifs, par rapport à la réalité économique.
Que pensez-vous de la situation dans les pays émergents et notamment en Chine?
«La spéculation immobilière y est parfois plus forte qu’avant la crise. La croissance est redevenue trop forte dans certains pays émergents. Pas tellement en Amérique latine, mais en Inde où nous avons une inflation à pratiquement deux chiffres. En Chine, elle ne fait que monter. Des surcapacités sont en train de se créer. Sommes-nous en train d’assister à un basculement majeur de l’économie mondiale vers les pays émergents? «Il s’agit en effet d’un basculement majeur. L’Europe avance à la vitesse d’une automobile, les Etats-Unis à celle d’un avion et la Chine à la vitesse d’une fusée. En tendance, il s’agit d’un rapport de 1 à 2 et 4. Sur plusieurs années, cela représente des écarts considérables. Le problème de la Chine n’est pas qu’elle a une croissance forte. Cela, tout le monde doit s’en réjouir. Le problème, c’est qu’elle a une croissance forte parce qu’elle manipule sa monnaie. Cette croissance est donc prise sur le reste du monde et notamment sur nos pays. C’est un vrai problème de déséquilibre mondial.
Il faut donc convaincre les Chinois de réévaluer leur monnaie…
«Je crois qu’ils vont se convaincre eux-mêmes, en raison du risque d’inflation et de cette croissance trop forte. Dans notre stratégie d’allocation d’actifs, nous recommandons d’ailleurs de jouer la hausse des monnaies émergentes.
Dans quelles classes d’actifs faut-il aujourd’hui investir?
«Outre les marchés émergents, je pense que nous sommes dans une phase de retour sur l’immobilier. Ce type d’actifs traverse bien les crises et offre une indexation. On manquera de bureaux en 2011 ou en 2012, car beaucoup de programmes se sont arrêtés avec la crise. Le scénario de convalescence de l’économie n’est pas non plus forcément défavorable aux actions.
Le problème des déficits publics est-il de nature à casser la reprise?
«Le taux d’intérêt des banques centrales est quasi nul et les déficits publics sont considérables. Aucune de ces deux variables ne peut rester là où elle est. Il faut que les banques centrales reviennent à des taux soutenables, c’est-à-dire à 3%-4% d’ici deux ou trois ans. Quant aux budgets, ils ne peuvent pas non plus demeurer à 8% ou 10% du PIB. Sinon, la dette publique s’envolerait. Le rebond et le retour des recettes fiscales vont contribuer à les réduire, d’environ un quart ou un tiers. Mais cela ne suffira pas. Il faut donc commencer à réduire les déficits maintenant et de façon progressive. Toutes les lois de finance à venir doivent aller dans ce sens. La réduction des déficits publics menace-t-elle la reprise? Non, si c’est planifié et anticipé par les acteurs, car il y aura une crédibilité retrouvée dans les deniers publics.
Les populations sont-elles prêtes à se serrer la ceinture?
«La création de richesse nationale a diminué. Il faut faire des sacrifices.
Un retour de l’inflation ne serait-il pas utile pour aider à éponger toute cette dette?
«Je ne crois pas du tout à l’inflation dans les pays développés. Car il y a beaucoup de chômage, une demande encore faible et une très forte concurrence de l’Asie, qui ne permettra pas aux entreprises d’augmenter leur prix significativement. Je ne pense pas non plus que les salariés puissent obtenir des hausses de salaires dans le contexte actuel. Malheureusement pour eux. Or, l’inflation est un mécanisme où les prix et les salaires s’emballent.
L’inflation ne peut-elle pas venir des pays émergents?
«On peut craindre une nouvelle flambée des cours des matières premières et du pétrole. Il ne s’agit pas d’inflation dans ce cas, mais d’un prélèvement sur le pouvoir d’achat et donc sur la croissance.
Un excès de réglementation des banques est-il également de nature à saper la reprise?
«Je suis un peu inquiet sur le risque d’un excès de réglementation, qui ne serait pas utile et qui pourrait devenir dangereux pour la reprise. Je pense à deux choses. D’abord à Bâle III (nouveaux accords de réglementation bancaire, ndlr.) et à la tentation d’imposer aux banques davantage de fonds propres que nécessaire. Cela pourrait contraindre le crédit. Il faut également prendre garde aux règles prudentielles de Solvency II (équivalent de Bâle II, ndlr.) pour les compagnies d’assurances, qui les obligeraient à ne plus détenir d’actions ou très peu, avec le risque que cela implique en termes de financement de l’économie. Il y a également le volet de la taxation des banques. Mais je ne crois pas qu’on ira très loin sur cette question.
Comment voyez-vous évoluer les grandes monnaies, et notamment la parité euro-dollar?
«Il y aurait beaucoup de raisons de penser que le dollar peut rechuter, et notamment le déficit extérieur américain qui s’accroît de nouveau. Mon pronostic est néanmoins que le billet vert va bénéficier d’un creusement de l’écart entre les taux longs américains et européens.»