Peu savent que derrière les portes dorées plantées dans la partie piétonne de l’avenue de la Porte Neuve, en centre-ville, se cache un rouage essentiel de la place financière. Légèrement recluse dans la galerie marchande, la Bourse de Luxembourg vit dans le quasi-anonymat et pourtant environ 45.000 valeurs internationales y sont inscrites, faisant de l’institution l’une des plus importantes en termes de cotation obligataire. La Bourse de Luxembourg représente environ 43 % de ce marché.
La taille de l’établissement (137 employés) et son indépendance paraissent anachroniques à l’heure où les Bourses européennes se rassemblent pour former des mastodontes de l’échange de produits financiers. En 2000, Euronext a fusionné avec les Bourses d’Amsterdam, de Bruxelles et de Paris, avant d’intégrer Lisbonne et le marché des dérivés LIFFE et d’opérer une nouvelle fusion avec la Bourse de New York. Pour sa part, Deutsche Börse a procédé à l’acquisition de plates-formes telles que Eurex (pour les futures) et Clearstream (chambre de compensation).
D’aucuns ont alors prévenu le comité de direction de la Bourse luxembourgeoise : « Attention le train va partir, ne le ratez pas », rapporte Michel Maquil, son président sortant. « Mais aucune opportunité ne s’est offerte à nous », dit-il. Les actionnaires de la Bourse ont décidé de conserver son indépendance, garante de flexibilité et de réactivité.
D’ailleurs celui qui bénéficie de 37 années d’expérience dans la maison indique que cette liberté lui a historiquement permis de répondre promptement aux changements. Pour illustrer son propos, il rappelle la cotation de la première euro-obligation (soit un titre de dette émis dans une monnaie différente que celle de l’émetteur). C’était en 1963 et elle était émise par la société autoroutière italienne Autostrade.
Une réactivité historique
La Bourse de Luxembourg était alors l’une des seules à jouir du statut de société anonyme. Les autres étaient des coopératives dont les parties prenantes ne s’intéressaient qu’aux produits sur lesquels elles travaillaient. Or, lorsque le gouvernement Kennedy a unilatéralement décidé – déjà – de fortement taxer les investissements américains à l’étranger, et donc de limiter les financements par des capitaux américains, pour réduire le déficit de la balance des paiements, les nombreux eurodollars (les actifs détenus en monnaie US par les Soviétiques dans les banques européennes et les capitaux issus du plan Marshall) ont dû trouver un débouché.
Ils l’ont trouvé au Grand-Duché où la Bourse de Luxembourg a coté la première émission obligataire internationale, en dollars US (une monnaie étrangère donc), lancée à l’initiative du banquier d’affaires Sigmund George Warburg alors mandaté par Autostrade. La cotation a eu un effet boule de neige. Elle en a d’abord entraîné d’autres. Puis, suite à leur prolifération, des banques ont reçu les titres en dépôt, ont commencé à les échanger et toute une activité s’est développée conjointement. « C’est la base du développement de la place financière », résume « l’ancien » de la Bourse de Luxembourg. Clearstream, anciennement Cedel, est d’ailleurs née de la cotation des obligations internationales au Grand-Duché, rappelle-t-il. Alors que faut-il attendre du futur président du comité de direction ? Le profil recherché par le comité de nomination représentatif du conseil d’administration, instance de décision souveraine, résume le placement stratégique et l’intention de continuité. Le candidat doit bien connaître la Place et avoir travaillé à l’international.
Or, un consensus s’est rapidement dégagé autour de la personne de Robert Scharfe. Le Luxembourgeois était jusque-là responsable corporate & investment banking et membre du comité de direction de BGL BNP Paribas. Il connaît bien la Bourse de Luxembourg puisqu’il siégeait au conseil d’administration depuis 2001, en tant que représentant de la BGL (avant son rachat par Fortis) d’abord, puis de l’État luxembourgeois.
Faut-il y justement voir une volonté de l’État, actionnaire principal, en direct et via la Banque et Caisse d’Épargne de l’État, de garder la main sur « sa » Bourse, indépendante et au service de la Place tout entière ? En tout cas, il n’a pas intérêt à voir la société gérant la plate-forme d’échange de valeurs partir dans l’escarcelle d’une entité étrangère… Même si 19,27 %, correspondant à 90 % des parts détenues par la Banque internationale à Luxembourg (BIL), devraient s’envoler vers le Qatar du fait du rachat par la famille royale de l’Émirat.
Et le conseil d’administration est unanime sur la question, « à tel point qu’il ne se la pose même pas », précise son président, Frank Wagener. Lui-même indique qu’il se place, depuis son arrivée en avril 2011, à la tête de l’instance décisionnelle suprême, dans la continuité et l’ouverture. « Continuité pour préserver son indépendance, pour ne pas qu’elle se fasse manger tout cru par une autre Bourse ou un autre animal similaire. » Ouverture ensuite, pour garantir une certaine flexibilité « qui a fait ses preuves ». Les administrateurs surveillent les niches où il est possible de s’engouffrer, « au Grand-Duché ou ailleurs ».
Focus sur les fonds
Il est question de trouver des partenariats afin de se spécialiser ou de mutualiser des coûts, ou de faire des économies d’échelle. Des contacts sont déjà pris à Luxembourg et à Londres pour ce faire, notamment pour « des solutions logistiques dans le domaine des fonds ».
Ce secteur d’activité revêt d’ailleurs une importance stratégique majeure au cœur du dispositif national de distribution transfrontalière de fonds. Cela passe notamment par la filiale Finesti dont l’une des activités consiste à collecter, traiter et diffuser les informations relatives aux fonds d’investissement luxembourgeois, y inclus les quelque 6.000 fonds cotés à la Bourse de Luxembourg. Christian Descoups, secrétaire général de l’institution, rappelle à ce titre l’un des derniers chantiers : le passage à l’heure d’Ucits IV et du Kiid (Key investor information document), pour faciliter la communication d’information entre les investisseurs, les autorités et le promoteur du fonds.
Car la Bourse ne répond pas seulement à la recherche de profits de ses actionnaires. Elle « travaille aussi au développement et à l’adaptation de la place financière », selon les termes de son président. « Nous sommes avant tout une infrastructure de marché », complète Michel Maquil. Il existe une réelle interdépendance entre la plate-forme de négociation de titres et les autres acteurs de la Place. De la réussite des uns dépend celle de l’autre, et réciproquement, générant ainsi une véritable solidarité.
La Bourse de Luxembourg est à ce propos l’unique infrastructure locale détenue exclusivement par des actionnaires luxembourgeois (BCEE 22,74 %, BIL 21,41 %, État 12,39 %, ainsi que Foyer et la Banque de Luxembourg via la joint venture Tradhold 10,54 %), à la différence de Clearstream dorénavant détenue par Deutsche Börse, ou de Cetrel, appartenant partiellement à la Bourse suisse et sa holding Six.
Aucune révolution n’est donc à prévoir suite aux changements de gouvernance à la tête de la Bourse. Tout au plus quelques adaptations, à la marge, qui lui permettront peut-être de conquérir de nouveaux marchés, comme cela s’est produit avec les euro-obligations.
« Les fondations sont là et nous pouvons toujours construire dessus », indique Michel Maquil avant de laisser sa place à Robert Scharfe, dont la prise de fonction effective est prévue pour le 18 avril. Il évoque à ce titre d’éventuelles pistes vers des marchés d’actifs, moins liquides et un peu délaissés par les grandes Bourses et les plateformes d’échange. « Là se trouvent peut-être des opportunités de cotation de nouveaux titres. »
La Bourse de Luxembourg s’est par exemple lancé sur le créneau des certificats représentatifs d’actions (plus communément appelés par le sigle anglais GDR pour Global Depositary Receipts). En 2010, des indices pour des GDR indiens et taïwanais y ont été lancés. Et du volume commence à être généré dans ce compartiment de valeurs. D’autres perches seront certainement tendues. Il faudra alors les saisir. Michel Maquil ne rappelle-t-il pas qu’il faut savoir « naviguer à vue » ?