C’est loin d’être la première coproduction de prestige du Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg, mais c’est quand même un grand coup: voir Juliette Binoche jouer Antigone en anglais, dans une mise en scène du génial Ivo van Hove, le tout produit avec le Barbican Theatre de Londres… ce n’est pas tout à fait rien.
C’est une production qui montre clairement le rôle que joue parfaitement Frank Feitler à la tête de l’institution luxembourgeoise: «La concrétisation de ce projet est l’histoire de quelques belles rencontres», indique-t-il. Juliette Binoche était venue pour la première fois pour un duo de danse avec Akram Khan en 2008, puis en 2012 pour Mademoiselle Julie. «Nous avions longuement discuté sur la manière de faire du théâtre en Allemagne, en France et en Angleterre. Juliette m’a fait part de son désir de collaborer sur une pièce de théâtre en anglais et m’a demandé si je pouvais m’imaginer lui trouver une pièce et un metteur en scène et m’engager sur une telle production.»
Après avoir déjà collaboré avec le Barbican à Londres et ayant encore à l’esprit le magnifique travail d’Ivo van Hove, Frank Feitler lance le projet. Plusieurs autres coproducteurs entrent dans la danse, qui assureront une belle tournée au spectacle (Théâtre de la Ville à Paris, festivals d’Édimbourg et de Recklinghausen). Ce sera Antigone de Sophocle, dans une nouvelle traduction anglaise de la poétesse Anne Carson: « Un texte magnifique, pur, simple», selon Juliette Binoche.
La comédienne voulait «essayer un autre truc dangereux» et se trouve à porter un des personnages les plus forts de l’histoire littéraire. «J’avais vu cette pièce quand j’avais 18 ans. Je ne me souviens pas de qui la mettait en scène ou de qui la jouait, mais je me souviens de la force des mots, du sens profond et révélateur de ce texte.»
«Être digne d’être un être humain»
Antigone, c’est la femme qui résiste à l’ordre établi parce qu’elle persiste à vouloir enterrer son frère, ce que Créon lui refuse. C’est celle qui crache un «non» ferme et résolu face aux lois de son pays. Pas pour le plaisir de dire non, mais pour «être digne d’être un être humain», ressent la comédienne. «Enterrer ses morts, c’est le principe de base de l’humanité. Quoi qu’ils aient fait, ils doivent pouvoir être enterrés.» Fruit du péché (puisqu’elle est née de l’inceste entre Œdipe et Jocaste), Antigone «se sacrifie pour une cause qui est plus forte qu’elle». Mais la pièce évite «toute approche moralisatrice. Elle nous dit ce que c'est d’être humain».
Pour Juliette Binoche, travailler un mythe grec demande «de descendre en soi-même». Elle considère la tragédie comme «une manière de creuser les chemins qu’on a délaissés enfant pour nous mettre face à nous-mêmes et nous préparer au pire».
«Mettre en scène une tragédie grecque est un énorme défi. On risque de verser soit dans le drame domestique contemporain, soit dans une série d’images plus ou moins abstraites», commente le metteur en scène qui dirige depuis 2001 le Toneelgroep Amsterdam, une des compagnies théâtrales européennes les plus inventives.
Il n’a pas voulu faire de lien démonstratif et évident avec l’état du monde actuel, même s’il a été très marqué par les images des corps des morts de l’avion de la Malaysia Airlines, même si la résistance aux dictats religieux est évidemment une question actuelle. «Le théâtre n’est pas là pour faire des commentaires directs sur l’actualité.»
Ce qui a intéressé Ivo van Hove, c’est la question du pouvoir et de son humanité: «La principale question sous-jacente est ‘quelle société voulons-nous? Ou comment conjuguer un pouvoir humain, qui laisse place à l’émotion, et un pouvoir rationnel, froid qui ne connaît pas d’exception.»
Une pièce incroyablement forte, évidemment universelle, comme tous les mythes, à voir à Luxembourg, à Londres, à Paris, à Anvers ou même à New York.
Création au Grand Théâtre de Luxembourg: mercredi 25, vendredi 27 & samedi 28 février.
Distribution: Juliette Binoche (Antigone), Obi Abili Guard (chœur), Kirsty Bushell (Ismene), Samuel Edward-Cook (Haimon), Finbar Lynch (Teiresias et chœur), Patrick O’Kane (Créon) et Kathryn Pogson (Eurydice et chœur)