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 (Photo: Charles Caratini)

J ouer, un mécanisme d’apprentissage utilisé par les petits d’homme? Un peu étroit, comme définition. Car le jeu, qu’on l’admette ou non – passé la prime enfance –, stimule le cerveau humain à tout âge et en tout lieu.

Pourtant, qui n’a jamais entendu: «Moi, je ne joue jamais, surtout pas au travail. Je n’ai pas le temps»? Derrière l’assertion, des pratiques ludiques sont pourtant bel et bien installées dans le quotidien, notamment sur les réseaux sociaux. «Votre profil est rempli à 90%, ajoutez votre photo pour atteindre 100%»: cette phrase type n’est autre qu’un ressort de jeu, qui incite l’utilisateur à continuer sa progression, pour atteindre un objectif. Tout comme le sont les invitations à aimer, à partager, à retweeter, de manière à inciter les utilisateurs à être plus actifs, plus présents… Autant de recettes addictives, garantes de fidélisation.

Il n’est pas étonnant, dès lors, que les professionnels se penchent sur ces pratiques, stimulées par l’essor des nouvelles technologies, pour voir dans quelle mesure elles peuvent aider le business. Le jeu, un nouvel outil de management? «La gamification est déjà très utilisée par les entreprises dans les pays anglo-saxons, mais encore très peu en Europe», signale Jennifer Cunningham, head of human resources & general administration chez Mizuho Trust & Banking (Luxembourg) et administratrice du POG.

L’association des responsables de ressources humaines, vivement intéressée par le concept, s’est alliée avec le CRP Henri Tudor et le Technoport pour organiser un événement le 24 octobre, afin de recueillir l’avis des spécialistes du terrain et savoir si la gamification pourrait répondre à des besoins au Luxembourg. Son titre: «Comment gagner en motivation et performance par le plaisir du jeu».

«La motivation et la performance sont deux grands challenges des RH aujourd’hui: comment motiver une personne qui travaille depuis 20 ans dans l’entreprise? Comment récompenser la performance, alors que la crise a conduit à distiller de façon bien différente les avantages et les bonus?», interroge Mme Cunningham. La gamification pourrait ainsi être un outil de management efficace et qui ne représente pas un coût financier trop lourd pour l’entreprise.

Le principal avantage de la gamification n’est toutefois pas financier, loin de là. Son objet principal est «d’augmenter l’acceptabilité et l’usage d’applications ou de processus en s’appuyant sur la prédisposition humaine au jeu». Rien de tel pour assimiler des informations ou stimuler sa capacité à résoudre des problèmes que d’y prendre plaisir!

Écouter le marché

«On peut imaginer l’intégration de nouveaux collaborateurs grâce à un jeu de pistes dans l’entreprise; la déclinaison de concepts du jeu à un processus de vente; la mise en place d’un challenge où l’employé qui partage le maximum de bonnes pratiques avec ses collègues gagne des points; la participation des salariés aux processus de recrutement: celui qui, grâce à son réseau, a fait remonter un bon CV perçoit un pourcentage sur le budget consacré au recrutement…», liste Mme Cunningham, sans volonté d’être exhaustive.

«Ce qui nous intéresse, avec l’événement du 24 octobre, c’est justement de connaître les attentes du marché luxembourgeois: la gamification peut-elle répondre aux besoins de nos entreprises locales, et comment? La journée se déroulera de façon ludique, avec une partie théorique et des ateliers où les responsables RH imagineront comment le jeu pourrait être utilisé dans leur organisation», précise Sandrine Reiter, product manager, Innovation Management au CRP Henri Tudor.

Si les mécanismes ludiques empruntés aux jeux vidéo (trophées et badges, niveaux, barre de progression, tableaux de meilleurs scores, cadeaux et monnaie virtuels) peuvent donner aux collaborateurs cette fameuse reconnaissance à laquelle tous aspirent, ne risquent-ils pas de favoriser l’appât du gain et l’individualisme? En d’autres termes, quels dangers font-ils courir aux projets collaboratifs et à l’esprit d’équipe? «Tout dépend de ce que l’on met en place. S’il l’on crée une plateforme avec le réseau social de l’entreprise, on peut accroître la motivation des équipes, en créant des tournois internes. Les participants obtiennent alors un classement, avec des points attribués selon leur manière de travailler avec les autres», suggère le Max Reiter.

La gamification peut également participer dela culture d’entreprise: challenger des équipes nécessite une bonne cohésion au sein des groupes, favorise la reconnaissance et l’estime entre collègues, mais surtout permet d’impliquer plus encore les salariés dans la résolution des problématiques de l’entreprise, pouvant conduire à un meilleur fonctionnement.

Si les plus enclins à être touchés par le rôle du jeu sont les services commerciaux et marketing, tous les départements d’une entreprise peuvent, a priori, trouver profit dans la mise en place de processus ludiques. Mais tous ont leur propre langage. «Les mécanismes doivent être adaptés aux différents services, souligne la product manager. On ne s’adresse pas de la même façon aux personnes de l’IT, du marketing ou encore d’un service juridique!»

De même, la gamification ne convient pas à tous les profils d’entreprise. Les équipes naturellement créatives et innovantes n’ont sans doute pas besoin de tels outils de management. «Ces collaborateurs risqueraient alors de se sentir contrôlés et même d’avoir l’impression que l’on se moque d’eux», avertit-elle.

Rester discret

«L’aspect ludique ne doit pas être revendiqué comme tel, prévient Jennifer Cunnigham. On ne va pas dire à ses collaborateurs: ‘maintenant, on va jouer!’ Je me vois d’ailleurs mal plaider ce concept auprès d’un CEO! Il est un outil supplémentaire pour le responsable RH, qui vient enrichir un processus existant, pour le rendre plus performant et accessible à tous.»

Les dangers d’une mauvaise utilisation du concept existent bel et bien et de nombreux éléments doivent être étudiés au préalable: le temps que sera amené à y consacrer le «joueur», l’engagement nécessaire, le but à atteindre, les différentes étapes pour y parvenir, les récompenses – pour qui, pour quoi? –, le cadre du jeu, etc.

Sandrine Reiter met en garde: il ne faut surtout pas mettre la charrue avant les bœufs ou croire aux miracles. «Attention à l’effet ‘Lipstick on a pig’! Les mécanismes de jeu n’ont pas d’effets réparateurs. Si c’est le processus qui est mauvais au départ, on ne va pas le rendre bon en plaquant un jeu dessus!» Tout comme il est illusoire de vouloir rendre ludique n’importe quel processus interne. Car la gamification n’est pas universelle.«Elle peut aussi ne pas être la solution.»

L’événement du 24 octobre permettra au public professionnel de découvrir de nouvelles possibilités de management et de participer à l’élaboration de concepts ludiques made in Luxembourg, pourquoi pas. Il leur permettra également d’avoir un maximum de clés d’information. «Le jeu n’est pas une fin en soi, souligne Sandrine Reiter. Il ne faut pas tout y mettre, tout en attendre. Inutile de sortir l’artillerie lourde! De grandes entreprises ont investi des sommes considérables dans des ‘serious games’, développés sur mesure. Mais si le processus qui est derrière n’est pas correctement pensé, cela ne sert à rien.»

Pour les organisateurs de l’événement, information, promotion et avertissement vont de pair. La gamification présente de belles perspectives, à condition de bien la penser et de savoir que des mécanismes tout simples peuvent offrir déjà de beaux résultats. L’erreur fatale serait de reproduire certaines aventures malencontreuses survenues lors de l’explosion du e-learning: des plateformes surdimensionnées, sophistiquées et complexes… sur lesquelles personne n’a envie de s’entraîner.

Exemples

Tout est ludique

Les principes de la gamification ont déjà fait leurs preuves, dans des domaines très divers.

Sécurité routière

La «speed camera lottery» flashe aussi bien les mauvais que les «bons» conducteurs. Ces derniers sont périodiquement tirés au sort pour gagner une cagnotte… issue des amendes payées par les automobilistes en excès de vitesse. Cette version «gamifiée» de la sécurité routière a été expérimentée avec succès à Stockholm et l’administration réfléchit à une extension au niveau national.

Gestes citoyens

L’organisation américaine Recycle Bank a gamifié le recyclage et l’économie d’énergie. Le principe: un système de points pour récompenser les gestes «verts» au quotidien. Ces points peuvent être échangés contre des coupons d’achat ou des réductions chez les commerçants partenaires. Selon les concepteurs, les personnes engagées dans ce «jeu» recycleraient deux fois plus que la moyenne.

Serious games

Les «jeux sérieux» sont des logiciels généralement utilisés par des grandes firmes.

L’Oréal a ainsi lancé «Reveal», un jeu de recrutement en ligne: les joueurs (candidats à un stage) circulent virtuellement dans l’entreprise et gagnent des points selon leur rapidité à résoudre des jeux et à recruter des invités via les réseaux sociaux. BNP Paribas utilise pour sa part «Ace Manager».

D’autres serious games, développés par des éditeurs tiers, ont le vent en poupe: «PEPCo MISIVIAS» (évaluation de compétences), le site Macyberautoentreprise, qui propose un jeu en 3D qui permet de tester ses compétences d’auto-entrepreneur, «Simuland», qui amène le joueur-chef d’entreprise à prendre des décisions stratégiques, «Cyber-Budget», pour la gestion des finances publiques, «Salesforce», le leader du CRM…